« One size fits all. »: la vision d’avenir du duo Ester Manas
Les collections d’Ester Manas sont imaginées pour convenir à toutes les tailles. S’inscrivant dans la mouvance actuelle du body positivisme, la jeune marque bruxelloise poursuit son chemin et se porte plutôt bien, malgré la crise sanitaire.
« One size fits all. » Voilà le leitmotiv d’Ester Manas et Balthazar Delepierre. Pour les deux jeunes créateurs, âgés de 27 ans, une seule taille peut en effet suffire. C’est pourquoi ils ont décidé, il y a quelques années, de créer un vestiaire qui convienne à toutes, grandes ou petites, fortes ou minces. En pratique: de la taille 34 à la taille 50. Ils ont pour cela mis au point des vêtements qui peuvent s’agrandir au besoin, un tissu additionnel apparaissant comme par magie. Rubans, plis, volants, élastiques et boutons assument le tour de passe-passe. A l’image d’une table extensible qui peut s’allonger lorsque l’on attend des invités.
Pour calibrer ces pièces, labellisées « Ester Manas », Ester et Balthazar travaillent au départ de leur propre corps, multipliant les essayages. « Je suis petite et ronde, Balthazar est grand et mince. Si un vêtement nous va à tous les deux, c’est que c’est bon », explique Ester. Son comparse ajoute: « Nous nous faisons également conseiller par tout un tas de femmes différentes. » Leur atelier bruxellois regorge d’ailleurs de mannequins de toutes tailles, faits maison. Et le résultat se veut à l’avant-garde d’un mouvement qui, peu à peu, prend de la place dans le secteur de la mode, celui de l’inclusivité des collections. Ces dernières années, on a vu se multiplier les initiatives avec notamment la médiatique marque de lingerie Savage X Fenty, signée Rihanna. Nike a également placé un mannequin voluptueux dans chacune de ses enseignes à travers le monde. Et Versace a accueilli une top plus size dans son dernier défilé.
Mais au-delà de cette réflexion sur le corps, le jeune couple met aussi un point d’honneur à travailler avec des matériaux de récupération, des bobines invendues qu’il déniche principalement en France. La production est également locale, dans un atelier d’insertion sociale de notre capitale – « Cet atelier grandit avec nous, ce qui est évidemment pratique », se réjouissent-ils.
« Ça va être beau? »
Les deux créateurs se sont rencontrés sur les bancs de La Cambre. Lui, étudiait la typographie, elle, avait commencé en communication graphique avant de passer à la mode, un an plus tard. « Je me suis inscrite presque par hasard, raconte cette dernière. Après ma prépa en France, j’ai contacté un très grand nombre d’écoles. J’ai reçu plusieurs propositions et La Cambre me semblait être la plus intéressante. D’une part pour son large éventail de formations, d’autre part car il s’agit d’une école publique et donc bon marché. Quand j’y ai commencé mes études, le département de mode m’a semblé fantastique. L’année suivante, j’ai donc passé l’examen d’entrée avec l’idée que si j’échouais, je continuerais simplement en graphisme. »
Au cours de son année en communication graphique, la Française est amenée a développer un magazine. « Le mien s’appelait Big car je me demandais pourquoi il n’y avait aucune place dans la mode pour les personnes plus fortes et rondes, poursuit-elle. Je fais moi-même du 44 et je ne trouve jamais de vêtements sympas. Puis, dès que vous regardez les marques de luxe, tout s’arrête au 40. » Lorsqu’elle bifurque vers la mode, et pendant ses quatre premières années, Ester constate aussi que le sujet du « plus size » n’est jamais abordé, par manque de temps surtout.
Je me demandais pourquoi il n’y avait aucune place dans la mode pour les personnes plus fortes et rondes. Je fais du 44 et je ne trouve jamais de vêtements sympas.
L’étudiante arrive finalement en dernière année pleine de questionnements par rapport à son avenir. « J’avais envoyé ma collection de quatrième au Festival International de Mode à Hyères, mais je n’avais pas été sélectionnée. C’était un coup dur. J’ai fait une pause et puis j’ai décidé: « Maintenant je fais ce que je veux » », se rappelle-t-elle. Pour sa collection de fin d’études, Big Again, elle imagine dès lors un ensemble de vêtements qui conviennent à toutes les morphologies, se laissant conseiller par un groupe de douze femmes, aux allures variées. « Au départ, les profs n’étaient pas très rassurés, poursuit-elle. Ce que je souhaitais faire n’avait encore quasi jamais été fait, et surtout pas à La Cambre. La question qui revenait toujours était: ça va être beau? »
Ce cursus à La Cambre, Ester le vivra avec Balthazar qui, tout au long de ces projets scolaires, sera déjà à ses côtés. « A vrai dire, c’était un rien plus calme dans la section typographie, rigole-t-il. J’avais du temps pour l’aider. » « C’est mon nom qui est écrit sur le diplôme et c’est également le nom de notre marque mais dans la pratique, nous avons tout fait ensemble », ajoute Ester. Le défilé qui mettra un point final à cet apprentissage sera finalement un triomphe. « J’avais déjà participé à des tas de défilés à La Cambre. J’avais même foulé le podium comme mannequin avant que je ne commence à y étudier mais je n’avais jamais vu un public aussi exubérant, s’exalte Balthazar. Il s’est vraiment passé quelque chose ce jour-là. Les réactions ont été si incroyables que nous avons continué les compétitions. »
Convaincre la clientèle
Après ses études à La Cambre, Balthazar monte son bureau de graphisme à Bruxelles. Quant à Ester, elle effectue des stages chez Balenciaga et Paco Rabanne. Elle travaille également six mois pour Acne Studios à Paris. Créer sa propre marque n’était pas une priorité – « Nous pensions que cela ne resterait qu’une rêverie », dit-elle. Toutefois, leurs idées semblent susciter l’intérêt. En 2019, ils sont sélectionnés successivement pour les H&M Design Awards et le Festival International de Mode à Hyères. « Nous nous sommes alors rendu compte que notre concept était peut-être plus solide que nous le pensions », avouent-ils. Le duo remporte finalement le prix des Galeries Lafayette à Hyères et la chaîne française de grands magasins lui commande une ligne capsule. « Cela nous a servi de point d’appui. Notre idée totalement artisanale pouvait avoir un but commercial, poursuit Balthazar. Petit à petit, il est devenu évident que nous pouvions envisager de créer notre propre marque. Tout le monde était enthousiaste. Nous étions encouragés. Et voilà comment tout a démarré, à très petite échelle. »
L’année dernière, la griffe a été nommée pour le LVMH Prize, soit la plus grande récompense de mode pour les jeunes créateurs. Elle n’a pas été plus loin que cette shortlist de vingt créateurs – ce qui est objectivement déjà très bien -, mais les comparses n’en attendaient pas plus. « Nous étions les plus jeunes candidats, avec le moins d’expérience. A la conférence de presse, à Paris, notre stand se trouvait entre Peter Do et Casablanca qui sont des marques bien plus grosses que nous. Nous étions impressionnés. C’était à la fois incroyable et déstabilisant », se remémore Ester.
Depuis, la pandémie est toutefois venue jouer les trouble-fêtes, comme partout ailleurs. Subitement tout s’est arrêté. Bon nombre de contrats potentiels sont tombés à l’eau. « En temps normal, nous aurions probablement pu tirer davantage de cette nomination », regrettent-ils. L’année dernière, le LVMH Prize n’a finalement pas été attribué. Les dix finalistes ont donc chacun reçu une partie de la récompense. Toutefois, il y a aussi eu de bonnes nouvelles, comme un contrat avec Tomorrow, un « fashion accélérateur » autoproclamé qui s’occupe de la vente, la production et du marketing de stylistes et de marques tels que A-Cold-Wall, Ader Error, Charles Jeffrey Loverboy, Hed Mayner, Linda Farrow et N21. Tomorrow est désormais chargé de la vente de leurs collections tout en leur fournissant de précieux conseils.
Cette collaboration leur enlève un sacré poids des épaules: « Nous avons suivi une formation créative, mais en pratique, nous sommes également directeur financier et manager de production, observe Ester. Nous devons tout apprendre sur le tas. Lorsque nous faisions encore tout nous-mêmes, nous ne pouvions consacrer que 20% de notre temps à la création, et encore, je suis généreuse. Maintenant, nous avons une base solide et un peu plus d’espace pour respirer. Nous sommes absolument convaincus que le client final est prêt pour notre produit. Evidemment, vous devez d’abord convaincre les acheteurs. Vous devez expliquer que vous êtes une marque bruxelloise, que vous fabriquez des vêtements dans une seule taille, à partir de tissus de récupération, et que tout est produit dans un atelier social. Souvent, ils se demandent si l’atelier est à la hauteur, et la qualité assez bonne. »
Face à la crise
Depuis ses débuts, le tandem a beaucoup appris. Par exemple, que son concept « one size fits all » ne marche pas pour tout. « Si on voit que quelque chose ne fonctionne pas, on ne le fait pas. Nous ne sommes pas des magiciens. Nous sommes réalistes. On se concentre davantage sur ce qui fonctionne », insiste Balthazar. « Cette saison, j’avais très envie de faire un legging, poursuit Ester. Et pourtant, vous n’en trouverez pas dans la collection. Ni cette saison, ni les suivantes, pour la simple et bonne raison que cette pièce ne va pas à tout le monde. Je voulais absolument trouver une solution, mais cela s’est avéré impossible. Celui qui en veut un doit se tourner vers une marque de sport. Les gens ne viennent pas non plus vers nous pour un tee-shirt blanc. Le risque est qu’en voulant habiller tout le monde, on finisse par ne plus habiller personne. Depuis peu, nous proposons donc nos pantalons en deux tailles, jusqu’au 44 et à partir du 44. Parfois, il faut pouvoir admettre que l’on ne peut pas tout faire en taille unique. »
Deuxième bonne nouvelle: depuis la saison dernière, Ester Manas est inscrite au calendrier officiel de la Fédération de la haute couture et de la mode, l’institution qui se charge, entre autres, de l’organisation de la Semaine de la mode, à Paris. « Cela nous donne plus de légitimité », indique Balthazar. La dernière Fashion Week, en octobre 2020, s’est majoritairement déroulée en ligne. Le jeune couple s’était toutefois rendu à Paris en dernière minute. « Nous avons longuement douté. Au départ, nous avions décidé de rester à Bruxelles mais nous avons pu avoir une salle au dernier moment et nous sommes donc partis », raconte Balthazar. Avec eux, ils avaient emporté un film de science-fiction hypnotique, ainsi qu’une partie de leur collection dont, entre autres, leur ligne de sacs à main toute fraîche dans laquelle leur logo romantique — deux mains qui forment un coeur — joue un rôle majeur.
La période actuelle reste néanmoins étrange pour de jeunes labels comme Ester Manas. La marque a vu le jour au meilleur moment possible, alors qu’une demande de diversité dans la mode se faisait toujours plus pressante, mais également au pire moment, car avec la pandémie et le coup d’arrêt brusque qu’elle implique, seules les grandes griffes de luxe éprouvées tiennent vraiment le coup. Cela dit, les affaires des deux Bruxellois vont quand même plutôt bien: leur chiffre d’affaires ne cesse d’augmenter, ils ont peu de concurrence dans leur créneau et ils sont devenus les plus gros clients de l’atelier Place Bara, à deux pas de la gare de Bruxelles Midi. « Nous y passons tous les jours. » Par-dessus le marché, la jeune chanteuse française Yseult porte régulièrement leurs vêtements.
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Toutefois, Balthazar continue de travailler comme graphiste et Ester confectionne des costumes pour la compagnie de danse Rosas, même si cette activité est en partie à l’arrêt pour le moment. Ils ne se rendront pas à Paris dans les prochaines semaines. La situation sanitaire ne le permet pas. Contrairement au mois d’octobre, où une petite douzaine de marques organisaient encore des défilés devant un public, cette Fashion Week sera 100% numérique. « On ne va pas tenter le diable », rigole Balthazar. Mais il y aura bien entendu une nouvelle vidéo: « La dernière a fait 10.000 vues en un jour. Ça vaut la peine d’y mettre du temps et de l’énergie… »
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