Qui pour succéder à Bernard Arnault à la tête de l’empire du luxe LVMH?
Bernard Arnault est à la tête du plus grand groupe de luxe au monde, avec des marques telles que Louis Vuitton, Dior et Tiffany. Mais qui prendra un jour sa relève et risque-t-il d’y avoir des tensions parmi les descendants?
Une fois par semaine, parfois plus souvent, l’homme d’affaires français Bernard Arnault visite son empire. On retrouve alors sa silhouette longiligne, armée d’«un sourire charmant, mais de dents d’acier» – dixit The Economist en 1989 –, au rayon chaussures du Bon Marché, dans les escaliers monumentaux du grand magasin La Samaritaine, qui a récemment rouvert ses portes, dans les salons historiques de Dior, ou encore parmi les valises en alu signées Rimowa. Les sacs à main sont-ils bien éclairés? La moquette est-elle parfaitement aspirée? Rien n’est plus efficace que d’inspecter soi-même son territoire.
Les Arnault gardent leurs chamailleries – s’il y en a – privées. La réputation de la famille n’est entachée d’aucun scandale de sexe, de drogue et de rock’n’roll.
Bernard Arnault, 76 ans, dirige le groupe de luxe LVMH. Il est l’homme le plus riche de France et, au gré des cours boursiers et des frasques d’Elon Musk, parfois le plus fortuné du monde. En toute logique, il possède la plus grosse fortune de la mode. Selon le classement de Forbes publié début mars, la famille Arnault vaut 212,8 milliards de dollars. Les autres privilégiés inscrits sur la liste des milliardaires du magazine économique américain ne sont clairement pas des miséreux, mais ils font pâle figure: Amancio Ortega d’Inditex (Zara, etc.) possédait 59,6 milliards de dollars l’année dernière, le compte en banque de Phil Knight (Nike) s’élevait à 47,3 milliards de dollars, François Pinault (Kering) possédait 40,4 milliards, et Alain et Gérard Wertheimer (Chanel), 31,2 milliards.
Une lutte darwinienne?
LVMH, fondé en 1987 sous le nom de Moët Hennessy Louis Vuitton (dans cet ordre), est un colosse, si pas le colosse parmi les colosses: un conglomérat de 75 «maisons» actives dans le secteur du lifestyle de luxe. Le groupe exploite des hôtels et l’Orient-Express (lire par ailleurs), des boutiques duty-free et des restaurants, ainsi qu’une série de marques légendaires: Louis Vuitton, Dior, Loewe, Celine, Givenchy, Kenzo, TAG Heuer, Bulgari, Guerlain, etc. Environ la moitié de son chiffre d’affaires est généré par sa division vins et spiritueux, qui comprend des noms comme Château d’Yquem, Cloudy Bay et une multitude de champagnes, tels que Dom Pérignon et Ruinart. Le groupe est également à l’origine du fonds d’investissement L Catterton, dont le portefeuille comprend Birkenstock, Etro, Ganni et, depuis peu, A.P.C. La navire du luxe emploie près de 200 000 personnes et a réalisé un chiffre d’affaires de 79,2 milliards d’euros l’an dernier.
Mais le géant de l’excellence est aussi une entreprise familiale. Et on peut donc supposer que la couronne reviendra à moyen terme à l’un des cinq enfants de Bernard Arnault. Cela signifie-t-il, comme l’a suggéré le journal The Guardian au début de l’année, qu’une bataille de succession entre frères et sœurs fait déjà rage? Une lutte qui s’annonce d’ailleurs «darwinienne», comme l’a qualifiée Luca Solca, un analyste souvent cité, dans The Economist… Nombreux sont les observateurs à se demander si une guerre entre héritiers se prépare… Mais les Arnault gardent leurs chamailleries – s’il y en a – privées. La réputation de la famille n’est entachée d’aucun scandale de sexe, de drogue et de rock’n’roll, si ce n’est à cause de nombreux personnages secondaires – tous ces créateurs de mode déjantés.
Le loup du cachemire
Bernard Arnault fait ses premiers pas dans les affaires dans l’entreprise de construction de son père, dans le nord de la France, vers 1971. Après avoir repris la direction de l’entreprise familiale, il passe rapidement des chantiers à l’immobilier. En 1984, après un passage à New York, il reprend la société textile Boussac, alors en faillite. Celle-ci est propriétaire d’ateliers textiles et de la plus grande usine de couches de France, mais aussi du grand magasin parisien Le Bon Marché et de la maison de couture Christian Dior. L’opération est remarquable puisque, à l’époque, Boussac pèse vingt fois plus lourd que la boîte de Bernard Arnault. L’homme d’affaires conserve Dior et Le Bon Marché, et ferme ou vend les départements moins attrayants, en dépit de tous les accords, semble-t-il. Des milliers de personnes perdent alors leur emploi.
Il y a quelques mois, LVMH a relevé l’âge maximum de la retraite pour les CEO à 80 ans. Mais les pions de l’échiquier familial, au nombre de cinq – une fille et quatre fils –, sont déjà en mouvement.
En 1989, Bernard Arnault, avec l’appui de Guinness, devient l’actionnaire majoritaire du groupe LVMH créé deux ans plus tôt suite à la fusion entre Moët Hennessy et Louis Vuitton, fondée en 1854. La reprise est à nouveau assez complexe – pour ne pas dire hostile – mais le résultat est qu’Arnault obtient le pouvoir pour lequel les deux fondateurs du groupe, Alain Chevalier et Henry Racamier, se battaient. Il ressort de cette opération avec une réputation d’homme d’affaires impitoyable et rusé, de «loup du cachemire».
Avec LVMH, Bernard Arnault s’empare de la maison de maroquinerie Louis Vuitton, mais également du département parfumerie de Dior. Sous sa direction, le groupe s’agrandit d’année en année. Givenchy et ses parfums plus que rentables appartenaient déjà au groupe avant l’arrivée d’Arnault. Entre 1993 et 1996, Berluti, Kenzo, le parfumeur Guerlain, Céline et l’Espagnol Loewe rejoignent le paquebot. En 1997, Louis Vuitton passe du statut de label d’accessoires et de bagages à celui de marque de mode complète, avec l’aide du créateur américain Marc Jacobs, dont la société devient le principal actionnaire de LVMH. Au même moment, LVMH rachète la chaîne de parfumerie Sephora. Depuis le tournant du siècle, le géant du luxe a acquis Pucci, Fendi, La Samaritaine, Moynat, Bulgari, Loro Piana, Rimowa et la société de cosmétiques Officine Universelle Bully.
Un univers impitoyable
La dernière acquisition en date est aussi la plus importante: le joaillier américain Tiffany, racheté pour 14,7 milliards d’euros en février 2020. LVMH possède également les hôtels de luxe des chaînes Cheval Blanc et Belmond, les journaux Les Echos et Le Parisien, la station de radio Radio Classique et le magazine Connaissance des arts.
L’entreprise a également essuyé quelques échecs: le rachat de Christian Lacroix, marque fondée en 1989 et vendue sans gloire en 2005 ; le label de Rihanna, Fenty, fondé en 2019 et en pause depuis 2021 ; ou encore les tentatives spectaculaires, mais infructueuses, de prendre le contrôle de Gucci Group et d’Hermès, respectivement en 1999 et en 2001. Gucci est passé au rival Pinault-Printemps-Redoute – aujourd’hui Kering, le plus grand concurrent de LVMH, derrière des marques comme Saint Laurent, Bottega Veneta et Balenciaga en plus de Gucci. Hermès est resté dans la famille.
Les déconvenues de la saga Arnault ne l’emportent toutefois pas sur les succès. Celui qui réussit à amasser l’une des plus grosses fortunes au monde est forcément un loup. Mais en plus d’être impitoyable, Bernard Arnault est aussi un provocateur. En 2012, pour des raisons financières, il demande la nationalité belge, ce qui lui vaut d’être accusé par ses opposants de vouloir obtenir l’asile fiscal. Le journal Libération l’affiche alors en première page, avec le titre «Casse-toi riche con!» Peu après l’élection de Donald Trump, il pose avec l’un de ses fils aux côtés du controversé président américain, à l’occasion de l’ouverture d’un atelier Vuitton aux Etats-Unis. Plus récemment, sa réputation a été entachée par la polémique autour de son jet privé. Un moyen de transport qui ne correspond plus à l’image d’une entreprise qui se dit préoccupée par la durabilité et qui investit également beaucoup d’argent et d’énergie dans l’écologisation de ses activités. Le Français l’a appris à ses dépens lorsqu’un internaute s’est mis à analyser ses vols en ligne. En conférence de presse, Bernard Arnault a alors déclaré vouloir louer un avion pour chacun de ses déplacements, pour éviter de se faire stalker.
La fille en bonne place
Et après? Il y a quelques mois, LVMH a relevé l’âge maximum de la retraite pour les CEO à 80 ans. Il faudra donc probablement attendre un certain temps avant que Bernard Arnault ne quitte son poste. Mais d’ici là, les pions de l’échiquier familial, au nombre de cinq – une fille et quatre fils –, sont déjà en mouvement.
Delphine Arnault, 47 ans, a pris la direction de Dior le 1er février, quittant son poste de deputy general manager chez Louis Vuitton, où elle travaillait depuis 2013. Un changement crucial sur le plan symbolique. Dior est, en termes de chiffre d’affaires, beaucoup plus petit que le malletier, mais la maison est considérée comme la cheville ouvrière de LVMH: elle a été la fondation de ce qui est devenu un empire, et a donc une grande valeur sentimentale.
En 2017, elle a aussi lancé le Prix LVMH, qui est désormais le prix le plus important du monde de la mode et une excellente plate-forme pour établir un premier contact informel avec les talents émergents. Elle siège au conseil d’administration depuis 2003 – elle était alors la première femme – et au comité exécutif du groupe. Son compagnon, Xavier Niel, est un milliardaire français du secteur des télécommunications qui est également copropriétaire du journal Le Monde et qui détiendrait les droits de Comme d’habitude, le tube de Claude François rendu éternel grâce à la version de Frank Sinatra, My Way.
Les frangins en position
Son frère Antoine, 45 ans, a lui aussi été promu en janvier: il dirige désormais Christian Dior SE, la holding qui chapeaute LVMH, et est vice-président du conseil d’administration. Pendant des années, le quadra a été considéré comme un jeune débauché, qui passait son temps derrière des tables de poker ou entre des mannequins – il est marié à la top russe Natalia Vodanova. Le couple a fait une apparition au cocktail du Prix LVMH pendant la Fashion Week de Paris il y a quelques semaines, et Antoine a également été aperçu à un événement pour marquer le 30e anniversaire de la marque de chaussures Louboutin, qui est détenue par Exor, un véhicule d’investissement des Agnelli d’Italie. Peut-être, qui sait, était-il en train de faire de la prospection… Physiquement, il ressemble de plus en plus à son père. Malgré sa réputation, Antoine a travaillé dur et acquis de l’expérience au cours de la dernière décennie, notamment à la tête de Berluti et de Loro Piana et en tant que directeur de la communication chez Louis Vuitton. Il y a donc encore de l’espoir pour lui. «Pour mon père, il n’y a que Polytechnique qui compte, expliquait-il dans un article du Monde. Moi j’ai très vite compris que je n’étais pas fait pour ça. Je lui disais «tu ne dois pas essayer de me sculpter à ton image». Il a mis beaucoup de temps à considérer qu’être plus tourné vers les relations humaines pouvait avoir une utilité.»
Avec Pharrell Williams au poste de directeur artistique de la mode Homme, Louis Vuitton n’est plus un label de mode, mais un label culturel.
Delphine et Antoine sont les enfants de Bernard Arnault et de sa première compagne. Avec son épouse actuelle, Hélène, pianiste de concert canadienne, il a trois fils qui, l’un après l’autre, ont fait leurs premiers pas dans l’entreprise ces dernières années.
Alexandre, 30 ans, a d’abord acquis de l’expérience chez Rimowa et est aujourd’hui executive vice president for product and communications chez le joaillier Tiffany. C’est donc lui qui a obtenu que Beyoncé et Jay-Z posent pour une campagne de la marque près d’un tableau de Basquiat. Il a également fait appel aux stars de la K-pop Rosé (Blackpink) et Jimin (BTS) en tant qu’ambassadeurs. Son compte Instagram est suivi par les professionnels de la mode à l’affût du moindre scoop.
Il reste alors les deux plus jeunes, Frédéric, 28 ans, CEO de l’horloger TAG Heuer, pianiste et champion de tennis comme son père, et Jean, 24 ans, qui supervise le marketing et le développement des produits pour la section horlogerie de Louis Vuitton. En attendant la suite, sans doute…
Reste à savoir qui s’emparera de la couronne et du sceptre. Mais les défis – et les opportunités – sont légion car le secteur du luxe, écrivait récemment Le Monde, dépasse l’industrie automobile en France. LVMH continue de grandir et de chercher de nouvelles proies. Dans la mode, mais aussi dans l’horeca, par exemple. Que peut-on attendre pour Dior? L’arrivée d’un nouveau CEO va généralement de pair avec celle d’un nouveau chef de la création: que va faire Delphine maintenant qu’elle est aux commandes de la griffe? Et qu’est-ce que l’avenir réserve à Louis Vuitton qui est devenu, l’année dernière, la première marque de luxe à réaliser un chiffre d’affaires de plus de 20 milliards d’euros, soit environ un tiers du chiffre d’affaires total de LVMH. Lorsque la maison a annoncé, en février dernier, la nomination de Pharrell Williams au poste de directeur artistique pour la mode masculine, elle a affirmé qu’elle regardait désormais «au-delà de la mode». Louis Vuitton n’est plus un label de mode, mais un label culturel qui organise des collaborations à grande échelle avec l’artiste Yayoi Kusama et crée des campagnes mettant en scène les éternels rivaux Lionel Messi et Cristiano Ronaldo. Elle possède un musée d’art de classe mondiale à Paris, ainsi qu’un autre consacré à sa propre histoire, au rez-de-chaussée de son siège près du Pont-Neuf. On y trouve une vaste boutique de souvenirs, un café et une chocolaterie où l’on peut acheter des chocolats monogrammés… Les lieux ont été baptisés LV DREAM, un endroit dont les simples mortels ne peuvent que rêver.
Sur le plan patrimonial, les choses sont en tous cas en ordre selon le journal Le Monde. 75% de LVMH a déjà été transmis en nue-propriété aux cinq enfants, ainsi qu’à leurs deux cousins, les enfants de sa sœur décédée Dominique, progressivement sur quinze ans. A la Noël 2017, Bernard Arnault leur a ainsi donné à chacun plus de 73 millions d’euros en actions. Il garde 25% du groupe et l’usufruit de la totalité. Sa priorité: la pérennité et l’unité du groupe familial. Il n’entend pas diviser la direction de son empire entre ses enfants, comme le fit Charlemagne entre ses trois fils. «Cela n’aurait pas de sens, tant le groupe est un agencement de sociétés, souligne l’un des barons de LVMH dans le quotidien français. Le chic de Dior compense le clinquant de Vuitton ; Dom Pérignon est le champagne des riches, Ruinart celui des snobs, Mercier celui des supermarchés. C’est un puzzle entièrement conçu sur des complémentarités.»
Ça reste dans la famille : trois empires de la mode en héritage
La maison Chanel existe depuis 1910, mais elle a été rachetée en 1954 par une autre société, Les Parfums Chanel, fondée par Pierre Wertheimer en 1924, propriétaire du groupe Bourjois. A l’origine, Coco Chanel possédait 10% de l’entreprise de parfums, mais elle a tenté de prendre le contrôle de l’ensemble de la société pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que ses propriétaires juifs s’étaient réfugiés aux Etats-Unis. Cette tentative s’est soldée par un échec. Les très discrets petits-fils du fondateur, Gérard et Alain Wertheimer, âgés de 71 et 73 ans, restent les principaux actionnaires. Ce dernier a été remplacé l’année dernière au poste de global CEO par Leena Nair, d’origine indienne, venant d’Unilever.
La maison Hermès a été fondée en 1831 par Thierry Hermès, originaire de Krefeld. La société est toujours contrôlée par trois familles, toutes issues du fondateur: les Guerrand, les Dumas et les Puech. Dans la pratique, les Dumas sont à la tête de l’entreprise depuis plus de 50 ans. Axel Dumas, 52 ans, membre de la sixième génération, est CEO depuis 2013 ; Pierre-Alexis Dumas est directeur artistique.
L’entreprise familiale italienne Prada, fondée en 1913 par le grand-père de Miuccia Prada, prépare depuis un certain temps la succession de Miuccia et de son mari Patrizio Bertelli, co-CEO de l’entreprise (ils sont ensemble depuis 1977). Un nouveau dirigeant, Andrea Guerra, venu de LVMH, a été nommé à la fin du mois de janvier. Patrizio Bertelli, 76 ans, est désormais président du conseil d’administration, et Miuccia Prada se concentre sur ses fonctions créatives chez Prada (avec Raf Simons) et Miu Miu. Andrea Guerra doit aider à la préparation du fils du couple, Lorenzo Bertelli. Ce dernier travaille pour l’entreprise familiale depuis 2017 et est actuellement directeur du marketing et head of corporate responsibility.
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