A l’invitation de Louis Vuitton, l’artiste Jeanne Detallante est partie à Milan, se perdre dans ses rues, ses fastes, ses secrets. Elle en a ramené un carnet de voyage illustré, un Travel Book intime d’une beauté sensible. Depuis toujours, la mode, l’Italie, l’art, le design et les profils Renaissance peuplent son univers insolite.
A l’ombre de l’Atomium, dans sa petite maison bruxelloise, Jeanne Detallante a fait de son rez-de-chaussée un atelier d’artiste à partager en duo, avec vue sur la rue et les peupliers pour elle, sur le jardin pour son mari Jamie Rocklage. Il a pensé et réalisé les étagères dont elle rêvait – elles sont volontairement arrondies, pas d’angles droits tranchants, ça lui ressemble. Son monde est ici condensé, pas emprisonné cependant, onirique forcément. Entre les lignes et les traits s’y trouvent juxtaposés des bribes de son enfance dans la banlieue parisienne, aux côtés d’un père designer sculpteur et d’une mère artiste, des souvenirs de sa vie new-yorkaise, des dessins de ses deux petits, des esquisses à elle pour Prada et Miu Miu, des illustrations mode pour Mémoire Universelle, Vogue, Vanity Fair ou The New Yorker, ses livres de poupées de papier à découper, ses obsessions intemporelles.
Elle a toujours dessiné et sa palette est immense, de même son appétence pour les motifs, «la répétition des motifs, la possibilité des motifs, précise-t-elle. Je crois que déjà quand j’étais petite, n’importe quoi qui portait du dessin me plaisait». Epinglées au mur, les traces de ses projets précédents, rien encore de celui qui l’occupe pour l’heure et dont on parlera seulement quand viendront les fêtes de fin d’année. Sur sa table, Milan, le Travel Book Louis Vuitton, son dernier ouvrage, elle en est fière, à raison. On y perçoit sensuellement le plaisir immense qu’elle a pris à regarder puis à dessiner la ville lombarde, capitale de la mode et du design, place forte de l’art, concentration de ce que l’Italie fait de mieux et qui provoque forcément des jalousies, parfois ancestrales. Elle l’a arpentée de long en large, choisissant de s’y perdre pour mieux se retrouver. Car Jeanne Detallante a du sang italien qui lui coule dans les veines et sa mémoire est peuplée de réminiscences de vacances enfantines dans le Piémont. Voilà pourquoi mieux que personne elle comprend ces pierres, ces visages, ces grilles, ces atmosphères, ces mystères milanais.
Elle rentre d’un séjour à Deauville, où elle a remporté le prix des Ados Les Franciscaines pour le roman graphique sur Joan Baez qu’elle a illustré pour les éditions Actes Sud. 6.000 jeunes qui vous découvrent, vous adoubent et vous couronnent, ce n’est pas rien. Juste avant, elle était à Arles pour la troisième édition du Festival du Dessin, où Louis Vuitton exposait des originaux de son Travel Book, aux côtés des deux précédents signés Ever Meulen sur Bruxelles et Marcel Dzama, sur le Maroc. Elle s’y est pliée au jeu de la conférence, qui pour elle n’en est pas un, elle est du genre à fuir les interviews – «c’est une souffrance». On a donc pris le temps de siroter un café avant d’entamer une conversation à bâtons rompus, entrecoupée par l’apparition charmante de son petit de 8 ans, Francis, qui déguste un Eskimo avec une volupté non feinte, et de son adolescente Olive, 14 ans, qui sait comme elle traduire en dessin ce qu’elle regarde intensément, à sa manière, si particulière – la preuve de son talent naissant, les chiens ne font pas des chats. Interview avec motifs.
Quelle est la bande-son de votre Travel Book?
Milano e Vincenzo, d’Alberto Fortis. Vincenzo est un Romain qui trouve Milan grise et triste, il n’en comprend pas la beauté. Le texte de la chanson est sublime. Je l’ai écoutée en boucle en travaillant. Je ne parle pas italien, sauf après quelques verres. Je peux alors chanter des chansons entières. Bref, je le comprends mais je n’ose pas me lancer… C’est la prochaine étape de ma réappropriation culturelle.
Et pourquoi avoir choisi Milan comme lieu de déambulation?
Je connaissais un peu la ville. Mais je n’y avais fait que de brefs passages lors de mes collaborations avec Prada et Miu Miu, je n’avais jamais eu le temps de la voir vraiment. Elle m’intriguait, d’autant que ma grand-mère me disait toujours: «Milan, c’est moche.» Et je me suis rendu compte qu’il y avait là tout ce que j’aime, le design et la peinture notamment. L’idée, c’était donc d’y aller, d’avoir une raison d’y aller et d’y aller toute seule, c’était important, comme une brèche mentale… Au départ, j’avais pris un plan de la ville et je pensais partir du centre vers l’extérieur en suivant des quartiers, pour rester cohérente. J’ai réussi à m’y tenir un peu seulement… Très vite, j’ai eu envie de me laisser embarquer. Parce que, à Milan, c’est ainsi: tu as tout le temps envie d’aller voir ce qui se cache derrière les portes.
En vous aventurant ainsi dans ses mystères, qu’avez-vous découvert?
En réalité, ça m’a fait un choc: j’y reconnaissais tout ce que j’avais pu entrevoir quand j’allais en vacances dans la maison de la famille de mon père, dans le Piémont, à Fiorano Canavese. J’allais passer les étés là-bas; je me souviens des petits marchés de campagne où cohabitent des objets en plastique avec de l’artisanat magnifique…
Arrivée à Milan, je me suis dit que c’était partout ainsi en fait. Et j’ai pris conscience que j’avais trimballé ces images depuis l’enfance jusqu’à maintenant dans mon travail, tout le temps. Je pense même que c’est grâce à ça que ma collaboration avec Prada est arrivée… Oui, le lien est là: je comprends visuellement Prada. Je comprends cette culture italienne très locale, ce côté rétro et hyper moderne en même temps, avec des couleurs qui ont l’air de ne pas aller ensemble et que l’on retrouve partout dans cette culture. Et je comprends Milan, sa mosaïque complexe où coexistent un extrême raffinement et une certaine vulgarité: cette ville est à la fois médiévale et industrielle, rétro et avant-gardiste, underground et officielle, profonde et superficielle.
Pour aller au bout de vos intuitions, vous dites que vous vous êtes autorisée à explorer de nouvelles techniques et à juxtaposer les formes et les styles…
Je ne voulais pas faire un bouquin avec un seul type d’illustration: 120 dessins sur une ville dans le même style, cela me paraissait trop fastidieux à faire et à regarder. D’autant que, dans mon travail, plus ça va, plus je m’éparpille… Même si j’ai toujours cette phrase dans la tête: «Il faut que tu trouves la cohérence dans l’éclectisme…» Bref, le style me permet de dire quelque chose, je choisis donc un vocabulaire pour chaque idée – feutre, fusain, crayon, gouache, tablette graphique. Et à Milan, j’ai pris des photos comme on prend des notes, pour me souvenir de mes sensations, celle d’un courant d’air ou d’une matière à côté de cette autre matière… Je me suis empêchée de réfléchir à quoi cela devait ressembler et quelle technique allait me permettre d’y arriver. J’ai ensuite rééquilibré l’ensemble: j’ai affiché tous les dessins sur le mur, partout, pour avoir une vision plus large, mais en me donnant une liberté complète sur chaque image. C’est un exercice mental que je n’avais jamais fait.
Vous qui êtes extrêmement exigeante, êtes-vous fière du résultat?
Ce livre, je le trouve très beau, les couleurs sont sublimes, les rapports entre elles aussi. Il est mon nouveau mètre-étalon! Mais si j’en suis fière, c’est surtout parce que c’est un travail collectif: beaucoup de gens ont travaillé pour m’aider à le faire comme je le voulais. Comme Prada, où j’ai réussi à être fière à chaque fois parce qu’il y a eu une intervention collective: tu donnes un dessin et toute une équipe le respecte et le fait vivre complètement différemment, avec ses idées. Le résultat final, c’est donc toi et en même temps ce n’est pas toi. Et ça, c’est toujours épatant… Cela dit, j’ai vieilli et je parviens dorénavant à être fière de ce que je fais. Peut-être est-ce parce que je suis à un moment de ma carrière où je me dis qu’il faut que je sois contente de tous mes dessins.
Dans votre parcours artistique, y-a-t-il eu un point de bascule?
New York. Jusque-là, je me pensais un peu feignasse et j’ai découvert que pas du tout! J’y avais rejoint Jamie, il était encore étudiant, dans la section Art à la Parsons School, il bossait tellement, il était tellement obsédé qu’il ne s’occupait pas vraiment de moi. Alors je me suis dit: «Autant que je bosse!» J’avais un copain, Jason, qui était entré au studio de Steven Meisel, après une après-midi où on s’était surmotivés pour nos carrières tout en buvant beaucoup trop de cocktails… Je lui dois à peu près toute ma carrière. A l’époque, c’était en 2008, j’avais dessiné une série d’illustrations hyper glam pour une mini expo. J’avais alors une petite obsession pour Camilla Parker Bowles, ce physique dans une vie bizarre, le côté pataud mais obligé d’avoir l’air d’être une femme propre sur elle alors qu’on sait qu’elle n’y croit pas… Je la dessinais avec ses chapeaux, elle avait toujours l’air un peu gourdasse, j’adorais ça. Jason avait montré mon boulot à Steven Meisel. Il devait réaliser une série de vingt pages sur Natalia Vodianova pour le Vogue Italia, il m’a proposé que je fasse des portraits d’elle sur dix pages. Il fallait que ce soit super bien et que ce soit vraiment moi.
Vous multipliez alors les collaborations dans la presse: Vanity Fair, New Yorker ou Mémoire Universelle. On vous voit désormais un peu moins dans les magazines…
Je n’ai plus le temps pour le moment. Je vis une nouvelle phase, je travaille sur des projets longs. Jusqu’à présent, j’étais dans le rush. J’aimais bien ce côté «il faut finir et puis on passe à autre chose». Mais là, j’aime désormais travailler sur des projets qui s’étalent dans le temps, parce que j’en sors, j’y retourne, ça me permet de me nourrir de ce que je fais en parallèle, de découvrir d’autres angles de vue… Ce Travel Book sur Milan m’a vraiment donné confiance à avoir une expression plus libre et avoir confiance en ce qui me plaît.
Et pour l’heure, qu’est-ce qui vous plaît?
Utiliser de l’encre. Etre plus instinctive. Me surprendre, en tout cas essayer de retrouver cette sensation. Passer du temps à regarder tout, beaucoup. Dessiner ce que je trouve beau, j’ai un panel de beauté très, très large…
Milan, Louis Vuitton Travel Book, par Jeanne Detallante, louisvuitton.com