Rencontre en tête-à-tête avec Nadège Vanhée-Cybulski, en backstage du défilé Hermès
Depuis 2014, Nadège Vanhée-Cybulski est directrice artistique du prêt-à-porter Femme chez Hermès. S’inscrivant dans la lignée, au coeur d’un héritage précis et précieux, la créatrice française, formée à l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers, privilégie l’élégance néoclassique. À notre gré.
Le rendez-vous avait été fixé à Paris, rue du Faubourg Saint-Honoré, au numéro 24, il avait fallu montrer patte blanche à la porte, une entrée cochère avec buste noble d’équidé, la preuve infaillible que nous sommes bien chez un sellier qui excelle en la matière depuis 1837. Pour l’heure, tous s’activent à planter un décor in situ, avec vitrines maison en verre étiré où nichent, somptueuses, les compositions du fleuriste Thierry Boutemy. Le défilé de la pré-collection Femme automne-hiver 19-20 va avoir lieu dans trois petites heures à peine, il y règne une concentration, pas d’éclat mais une intensité palpable, celle des coulisses d’avant-événement, chacun faisant ce qu’il a à faire – tendre une toile sur un mur, vérifier l’éclairage, accorder les violons, maquiller un mannequin, répondre à une interview.
Il est difficile d’expliquer comment les idées naissent: c’est une intuition, ou quelque chose que j’ai vu, ou dont j’ai parlé.
On avait craint que ce ne soit pas le bon moment pour prendre le temps d’évoquer avec Nadège Vanhée-Cybulski son parcours, depuis l’enfance à aujourd’hui, plus de quatre ans après son entrée chez Hermès, où elle succéda à Christophe Lemaire (2010-2014), Jean Paul Gaultier (2004-2010) et Martin Margiela (1997-2003), on avait imaginé qu’elle serait dévorée par le stress ou les derniers détails à régler, on s’était fourvoyée. Elle est arrivée radieuse, sans fard, dans une longue tunique blanche en laine, signée de sa main pour Hermès, réchauffée par un manteau parfaitement raccord avec la flamboyance de sa chevelure. Elle a ri, ne s’interdisant pas de consacrer ce temps d’avant le show à dérouler le fil de sa vie – elle trouve à cette conversation la vertu de lui occuper l’esprit. Elle est diplômée de l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers, il lui en reste bien entendu quelque chose – « une détermination » – de même des souvenirs de ce plat pays qui se distinguait par sa magnanimité et son sens inestimable de la liberté. De là lui vient, en partie, sa façon de travailler le vêtement, qu’elle aime sans date de péremption, riche d’une narration qu’il n’est pas toujours nécessaire d’expliquer et ancré dans le réel. Parfois les mots lui arrivent en anglais, c’est la langue de son intimité, celle qu’elle parle en famille, avec son mari galeriste, celle aussi qu’elle lit, tel ce recueil d’interviews qui la suit pour l’instant, Women at work, by the Paris Review où Simone de Beauvoir et Joan Didion confiaient combien il est dur pour elles d’écrire de la fiction, que rien ne vaut le vécu et la réalité, elle a fait siennes ces intranquilles réflexions. Pour son printemps- été 19, elle s’est accordé le droit de se recentrer, de privilégier l’élégance néoclassique, la pérennité sensiblement éloignée du vêtement fantasme et elle y a ajouté de la confiance en soi, un peu d’assertion et du désir, en particulier.
Petite fille, rêviez-vous d’embrasser ce métier?
Petite, pas du tout. Par contre, il m’est dorénavant impossible de me projeter dans une autre vie, je l’aime et ne peux m’imaginer dans une autre profession, un autre univers. En réalité, cela s’est déclaré quand j’étais une jeune femme, c’était le fruit d’un cheminement. Quand j’étais adolescente – cette période où vous cherchez à définir votre style et votre identité -, j’étais plutôt portée sur tout ce qui était indie rock, je me cherchais donc par la musique et ses tribus. J’étais très chanceuse de vivre dans le nord de la France et d’aller souvent en Belgique, il y avait beaucoup d’endroits où on pouvait en écouter.
Pourquoi avez-vous choisi d’étudier la mode à Anvers?
J’ai grandi à Lille, la Belgique m’est familière et Anvers me paraissait pleine de mystères, avec son histoire, sa grande force financière, culturelle, artistique, c’était parfait, après avoir vécu à Londres et à Paris, j’aimais cette échelle un peu plus concise mais plus accessible. Mais surtout, pour moi, l’Académie royale des beaux-arts était la meilleure école. J’avais vu et je connaissais le travail de Martin (NDLR: Margiela)… Avec une amie, j’ai assisté au défilé des graduates, ce fut une épiphanie. Je n’avais aucune connaissance de la langue, j’ignorais tout de la difficulté mais je me suis reconnue dans cette école. Je savais qu’elle allait ouvrir mon esprit, ma sensibilité, ma créativité. Les deux jours d’examen d’entrée furent très intenses.
Etudiante, votre premier geste est une jupe expérimentale, plissée, presque sculptée…
C’était mon baptême du feu, cette jupe. Je n’avais pas du tout de connaissances en modélisme mais à l’Académie, on vous jette à l’eau. J’avais choisi la jupe, un vêtement primitif que même les hommes ont porté pour l’abandonner ensuite. C’était vraiment un totem que j’aime reprendre dans mon vestiaire.
Dans celui-ci, on trouve aussi ce vêtement essentiel, la chemise, que vous collectionnez…
Oui, j’aime les trouver et j’aime les faire faire. J’ai beaucoup d’affection pour les chemises, elles peuvent être très modestes, très sophistiquées, c’est l’exercice le plus difficile parce que vous avez un arcane très précis, une certaine coupe, un certain col. Il ne faut pas trop s’en éloigner parce que ce ne serait plus reconnaissable mais en même temps trouver la bonne proposition, ne pas la corrompre mais l’emmener vers d’autres horizons, j’aime cette restriction.
Après l’Académie, vous faites vos gammes chez le maroquinier Delvaux durant un stage de six mois. Que retenez-vous de cette expérience bruxelloise?
J’aimais beaucoup la façon dont les bureaux y étaient organisés, les artisans étaient au coeur du bâtiment de l’Arsenal, on pouvait les regarder travailler du studio, se rendre dans le stock de cuirs. Très vite – est-ce un hasard ou un destin? -, j’ai pu voir de très près une maison qui possède un héritage et un savoir-faire. J’ai eu une chance extraordinaire, dès le deuxième jour, on est partis à Lyon visiter l’atelier d’Hermès, je me souviens encore de tous ces carrés qui volaient partout…
Vous vous inscrivez ensuite à l’Institut Français de la Mode, à Paris. Qu’avez-vous découvert de vous lors de ce cursus de « création de mode »?
Cette dernière année fut très importante pour moi. J’étais alors un peu sauvage – un designer a son vocabulaire, sa façon de penser et cela peut être très violent d’entrer dans une compagnie, d’entendre des chiffres, de voir des tableaux complexes, d’écouter quelqu’un vous parler d’une identité de marque alors que vous sortez d’une école de mode et que vous êtes encore dans une oasis créative. J’ai apprécié de vivre ces modules très serrés où il fallait vraiment livrer un projet dans un temps imparti et travailler avec des modélistes, des graphistes, des directeurs de collection, c’était cela qui était intéressant, l’ouverture et la collaboration, c’était concret… Dès lors, quand je suis arrivée chez Martin Margiela, j’ai reconnu le tout – comme ces forêts de symboles qu’évoque Charles Baudelaire dans Correspondances, cette forêt étrange qu’est une compagnie de mode, j’ai pu immédiatement la saisir et l’appréhender.
Je désirais travailler le vêtement utilitaire et le vêtement couture, qui tous deux sont chers à la maison Hermès, riches de techniques, de savoir-faire et de stylisation, ça, c’était pour mon côté geek du vêtement!
Quand vous évoquez vos années Margiela, vous êtes soudain lumineuse…
C’était un merveilleux passage, c’est dommage de dire passage… J’ai eu beaucoup de plaisir, d’émotion et de chance d’avoir pu travailler avec une maison pour laquelle j’avais une affinité et avec un créateur pour lequel j’avais une énorme admiration. Ce n’était pas une maison comme les autres.
Votre carrière vous mène ensuite chez Céline puis The Row, y voyez-vous un fil rouge?
Je pense qu’il s’agissait surtout d’un recentrage sur un vestiaire féminin, j’ai alors complété mon vocabulaire personnel. Chez Céline, il fallait non pas recréer la marque mais imaginer une maison. Alors que chez Martin, j’étais entrée au service de quelqu’un qui avait bien établi la sienne et savait exactement ce qu’il ne voulait pas et ce qu’il voulait, avec Phoebe Philo, il fallait inventer son abécédaire, ses codes, ses proportions, ses couleurs, tout était à faire. Ensuite, chez The Row, ce fut aussi un terrain fertile: cela m’excitait de prouver à tout le monde qu’on pouvait révéler une mode américaine d’une grande sophistication. L’intention était aussi fort belle, Ashley et Mary-Kate Olsen étaient très à cheval sur le fait qu’il fallait tout produire aux Etats-Unis, j’aimais cette authenticité. Et puis voilà, je suis arrivée chez Hermès, sans le savoir, il y avait déjà plein de petits points qui me connectaient à cette maison.
Justement, dans quel état d’esprit étiez-vous lorsque, en 2014, Hermès vous invite à prendre la direction artistique du prêt-à-porter Femme?
J’étais très surprise, je ne m’y attendais pas du tout. J’étais au Japon, en pleine nature, très loin de la mode, avec ma petite veste coupe-vent en Gore-Tex et des chaussures de hiking. Nous avions alors voulu découvrir l’île par le sud, la nature y est grande, les gens, chaleureux et très expressifs, ils y ont conservé des coutumes et tout un artisanat rare autour du tissage et de la teinture. Je ne suis pas du tout une experte de ce pays mais j’aime cette balance entre le minimalisme et le purisme – être fidèle à la source et en même temps totalement virtuose et la transformer.
En acceptant la proposition, que pensiez-vous apporter à Hermès?
Je ne me suis pas posé cette question. D’ailleurs, cela s’est fait tellement rapidement, tout était comme j’aime, dans une sorte non pas de précipitation mais il y avait ce sentiment d’aventure. J’ai eu très peu de temps entre le « oui » et mon entrée chez Hermès, je n’ai pas eu ce moment d’incubation. Ce qui me paraissait primordial, vraiment, en arrivant, c’était de faire ressurgir les racines et en même temps d’adopter une approche résolument contemporaine.
Parmi ces racines et parmi les collections de vos prédécesseurs, quelles sont celles qui vous émeuvent le plus?
Je suis plus emportée par les collections de Catherine de Károlyi, de Lola Prusac et de Claude Brouet.
Cette dernière a d’ailleurs assisté à votre tout premier défilé pour la maison. L’avez-vous vécu comme un adoubement?
Comme une bénédiction, je me sentais très touchée, et humble. Toutes ces femmes ont laissé un testament résolument attirant, quand je regarde leurs vêtements, je les trouve exceptionnels. Elles avaient une franchise et une justesse par rapport à leur époque, c’est cela qui importe chez Hermès, cette observation d’une époque contemporaine et dans le même temps ce que l’on peut y apporter avec ses racines et son savoir-faire.
Pour ce printemps-été 19, en une collection baptisée Sailor Sellier, vous donnez à voir une maturité et une légèreté concomitantes, avez-vous ressenti cela?
J’ai plutôt ressenti un recentrage. Après avoir exploré pendant quatre ans et demi plusieurs pistes, j’avais envie de me focaliser sur une approche puriste et sur une femme qui puisse vraiment dépasser son horizon. Je désirais travailler le vêtement utilitaire et le vêtement couture, qui tous deux sont chers à la maison, riches de techniques, de savoir-faire et de stylisation, ça, c’était pour mon côté geek du vêtement! Dès le départ, il y avait cette envie de transcender l’héritage équestre et d’y mêler ce « sailor » – beaucoup de choses rapprochent les mondes du cheval et de la mer -, ce marin, cet explorateur qui fait partie de ma fascination.
Racontez-nous votre cheminement créatif.
C’est très prosaïque, parce que c’est quotidien, je pense à ce que je peux faire maintenant, dans six et dans trois mois, les idées sont parfois très embryonnaires, d’autres complètement abouties… Il est difficile d’expliquer comment elles naissent: c’est une intuition, ou quelque chose que j’ai vu, ou dont j’ai parlé. Ensuite, physiquement, je veux nourrir mon équipe et être nourrie également. Quand on débute une collection, j’apporte une narration imagée, iconographique, j’ai déjà bien avancé sur les tissus, les matières, les couleurs et je commence à partager – c’est là que réside une phase importante, celle où il s’agit de verbaliser, d’extérioriser et d’avoir un retour sur ce que je projette. Ce processus créatif est donc continu… Si je dis « prosaïque », c’est parce que ce n’est pas un rituel, je ne dois pas me mettre dans un certain état d’esprit. Et c’est pour cela, comme je vous l’ai confié, que je ne pourrais pas faire un autre métier.
Vos collections entretiennent-elles entre elles un rapport secret?
Oui, bien sûr, « lineage », dit-on en anglais. Je reviens sans cesse sur des couleurs comme le bleu-noir, le rouge Hermès, le bleu trempé, certaines matières aussi, telles que le cachemire double face qui est exceptionnel en ce qu’il permet des recherches de volume, de toucher et de couleurs. La nouveauté est partie intégrante de notre métier de designer de mode mais il importe également de se reconnaître dans une certaine coupe ou même une philosophie de travail.
A propos de coupe, vous chérissez le biais, pourquoi?
Le biais, c’est vraiment la liberté, pas la vôtre mais celle de la matière: vous lui infusez une forme, une coupe, un patron et c’est elle qui décide dans quel sens elle va bouger et cela donne toujours un résultat surprenant, vous avez toujours une surprise. Comme quand vous rencontrez une personne.
Qu’avez-vous appris durant ces presque cinq années chez Hermès?
J’ai appris à être patiente, cela tombe bien, c’est la maison du temps. Certaines idées doivent parfois rester en incubation pour pouvoir éclore quand la matière est prête, quand la forme est prête, quand les gens sont prêts, ce n’est pas seulement physique, c’est aussi psychique.
1978. Naît à Lille, France. p>
1999. Entre à l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers. p>
2004. Etudie à l’Institut Français de la Mode à Paris. p>
2005. Est engagée chez Maison Martin Margiela. p>
2008. Entre chez Céline. p>
2011. Rejoint Ashley et Mary-Kate Olsen chez The Row. p>
2014. Est nommée directrice artistique du prêt-à-porter Femme chez Hermès. p>
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