Retour sur la carrière mythique de Patricia Field, créatrice de costumes (Sex and the City, Emily in Paris)
Patricia Field, 81 ans, est une légende new-yorkaise. Cette fille d’immigrants grecs, diplômée en philo et en sciences-po vient de publier sa biographie. Elle y raconte comment Sex and the City, dont elle a signé les costumes, a bouleversé sa vie.
«Créer des costumes, c’est plus que de faire enfiler des vêtements à un mannequin taille 34. En face de vous, vous avez l’acteur avec son corps et son envie de se sentir bien. Et puis, il y a le personnage dont le rôle n’est pas de vendre du logo. Pour que ça fonctionne, il ne faut pas hésiter parfois à faire des fautes de goût, à aller juste un peu trop loin. Comme cela nous arrive de le faire dans la vraie vie.»
Il serait donc là le secret de Patricia Field? Nous sommes en mai 2008, à Londres, lorsqu’elle nous fait cette confidence, au lendemain de la première du film Sex and the City, inspiré par la série culte qui célèbre cette année ses 25 ans. Vêtue d’une robe courte, imprimé léopard, santiags aux pieds et cheveux pourpres, la styliste star aime à nous rappeler alors que les Dior, Vuitton et autres Prada ont longtemps refusé d’habiller ses actrices.
J’ai toujours porté de beaux vêtements, Maman en faisait une affaire personnelle. Elle s’habillait de façon classique. Mais pour ma sœur et moi elle voulait le meilleur. C’était sa manière de montrer qu’elle avait réussi à bâtir un petit empire.
Patricia Field
Costume designer
«La mode a pris au fil des saisons de plus en plus d’importance, au point de faire son entrée dans les dialogues, gouaille-t-elle d’une voix mâtinée d’un accent new-yorkais que l’on se plaît à retrouver dans le docu Happy Clothes de Michael Selditch, dévoilé le 15 juin dernier. Celle à qui l’on doit aussi les tenues d’Andy et Miranda dans Le Diable s’habille en Prada et les outfits improbables d’Emily in Paris, semble encore aujourd’hui s’étonner de son succès…
Lorsque l’aventure SATC démarre en 1998, cette fille d’immigrants grecs est connue comme le loup blanc dans Big Apple mais peu au-delà de Manhattan. Elle y tient salon depuis des années dans une boutique «fourre-z’y-tout» – aujourd’hui on dirait concept store – où s’entrechoquent jeunes talents et grands noms, et assez de perruques et paillettes pour attirer la communauté queer en mal de safe spaces.
C’est là que cette magicienne du style ose ses premiers clashs – une dose de vintage, une trouvaille à 5 dollars, le tout enveloppé d’une pièce sublime impayable – qui deviendront sa signature. Cet amour du vêtement remontant à l’enfance sous-tend le concentré d’anecdotes truculentes qui émaille la bio Pat in the City qui se dévore comme un roman. Concentré express.
Chapitre 1: Les coulisses de la mode
Née dans le Queens en 1942 d’une mère grecque et d’un père arménien, Patricia Field grandit au milieu des vêtements. Ses parents ont lancé un nettoyage à sec près de Park Avenue. C’est là qu’elle rentre après l’école. Marika, sa mère, la laisse toucher les étoffes, lui apprend ce qui fait la qualité d’un tissu…
«J’ai toujours porté de beaux vêtements, pointe-t-elle. Maman en faisait une affaire personnelle. Elle s’habillait de façon classique. Mais pour ma sœur et moi elle voulait le meilleur. C’était sa manière de montrer qu’elle avait réussi à bâtir un petit empire.»
A l’adolescence, Patricia, qui n’a jamais joué à la poupée, se cherche un style à elle. Aux jupes plissées et twin-sets en cachemire que sa mère lui choisit, elle préfère les pantalons d’homme, les bottes et un trench Burberry dégoté sur Madison Avenue qui lui donne l’allure d’un espion de la résistance.
Au lycée, Pat collectionne les bonnes notes. Dans son book de fin de rhéto, elle gagne le titre attribué par ses camarades de «most likely to succeed» – celle qui a le plus de chances de réussir dans la vie.
Marika, qui n’a pas eu la chance de faire des études, pousse sa fille vers l’université. Elle s’inscrit en sciences-po et philo à la NYU. Son diplôme en poche, elle retourne alors à ses premières amours: la mode et la vente.
Elle se fait les dents chez un discounter du Bronx puis dans une chaîne de boutiques bon marché. Son job? «Trouver des vêtements à la mode que les jeunes femmes pas trop friquées auraient envie d’acheter.» C’est alors qu’elle rencontre le premier grand amour de sa vie.
Chapitre 2: Une boutique sinon rien
Lorsqu’elle croise la route de Jo Ann, celle-ci vient de planter son fiancé quasiment devant l’autel. Pat jusqu’ici ne s’est jamais collé d’étiquettes. Des hommes et des femmes ont fait battre son cœur. Mais là, c’est différent. L’électron libre qui aujourd’hui se définit comme «lesbienne et monogame en série» emménage dans un appartement avec celle qui deviendra aussi sa partenaire en affaires, juste au-dessus de sa première boutique.
Elle a 24 ans lorsqu’elle ouvre Pants Pub en 1966 en plein milieu de Greenwich Village. A l’époque, ce sont surtout des étudiants qui fréquentent le quartier et qui shoppent dans le magasin. Les deux femmes adoptent un caniche et mènent une vie plutôt rangée, entourées d’autres couples gay. Tout s’emballe lorsque, le succès aidant, les deux complices décident de bouger pour un espace plus grand en 1971.
Jo Ann suggère à sa compagne d’appeler l’endroit Patricia Field et d’utiliser sa signature comme logo. Pat s’envole pour Paris et ramène de sa première Fashion Week un long manteau-cape en laine kaki au tomber incroyable. «Une merveille conçue par un tout jeune créateur japonais qui toute sa vie maîtrisera comme personne l’art du mouvement, il s’appelait Issey Miyake», pointe-t-elle. Claude Montana et Thierry Mugler se retrouvent aussi sur ses portants.
Une clientèle plus sophistiquée emprunte alors les escaliers qui mènent à la boutique en contrebas. «Patti Smith est arrivée un jour, les vêtements chiffonnés des pieds à la tête, se souvient-elle. Elle a laissé tomber son sublime vison vert olive sur le sol. Et m’a acheté un chemisier en mousseline… comme costume de scène.» La rockeuse devient alors une habituée, tout comme la chanteuse Debbie Harry et l’acteur Matt Dillon qui, assure-t-elle, en adepte du «go commando», essayait ses jeans sans sous-vêtements.
Chapitre 3: Keith, Jean-Michel, Roy et les autres
Le succès est au rendez-vous mais Pat s’ennuie. Jo Ann et elle n’ont plus les mêmes envies. Leurs routes se séparent. Le disco fait pulser New York. Si le Studio 54 devient «the place to be», c’est dans la boutique d’East Village que les cool kids viennent parfaire leurs looks déjantés. Ils se jettent sur les leggings en Spandex qu’elle jure avoir «inventé» bien avant qu’Olivia Newton-John n’en fasse un must en 1981 sur le clip Physical.
La jeunesse queer qui vit encore souvent cachée y trouve refuge, et souvent du travail. Pat lance même son propre label House of Field. Un nom clin d’œil aux «maisons» de la scène ballroom où s’affrontent alors les drag queens sous le regard du journaliste de Vogue André Léon Talley.
La styliste chine ses trésors dans les «junk shows» de Las Vegas, sorte de friperies géantes où s’entassent les fins de série. Keith Haring lui fait ses vitrines. Et écoule chez elle ses tee-shirts Free South Africa.
Jean-Michel Basquiat s’installe sur le sol du magasin pour customiser au marqueur des combinaisons de travail blanches jetables vendues sur place… 25 dollars. La petite bande qui officiera dans la boutique pendant 50 ans se souvient des visites, bien des années plus tard, de la rappeuse Cardi B, alors stripteaseuse, qui payait ses achats en billets de 1 dollar. Et d’avoir fait attendre Madonna, arrivée devant la porte d’entrée une heure avant l’ouverture.
Pour comprendre comme Pat fonctionne, il faut aller dans sa réserve aux trésors, Certains arrivent en droite ligne des défilés et d’autres ont plus de 30 ans d’âge. Son génie, c’est de savoir mêler tout ça tout en écoutant les acteurs.»
Kim Cattrall
Actrice
Le cœur pourtant n’est pas toujours à la fête: le sida fait des ravages dans la communauté gay. Et Patricia perd alors de nombreux amis, comme le créateur Roy Halston et Tim, le manager de sa boutique. Celui qu’elle surnomme Little Michael et qui lui fit découvrir Paris est emporté en un mois par la maladie à l’âge de 22 ans.
Chapitre 4: La révolution SATC
Même si elle s’amuse toujours autant avec ses «enfants» comme elle appelle les jeunes artistes, stylistes et vendeurs qui travaillent pour elle, Pat est prête pour de nouvelles aventures. Lorsqu’elle accepte de bosser en 1995 sur les costumes du film Miami Rhapsody, une comédie romantique tombée dans l’oubli, elle est loin d’imaginer à quel point sa vie va basculer. Sarah Jessica Parker est au casting et les deux femmes s’entendent tout de suite à merveille.
Quand démarre le tournage de Sex and the City, celle qui sera à jamais associée au personnage de Carrie Bradshaw recommande Pat à Darren Star, le créateur de la série. Le pilote a déjà été tourné avec une autre costumière et le résultat n’a pas convaincu l’équipe. «Les looks étaient trop datés années 90 et trop réalistes», analyse Patricia Field.
Peu importe pour elle que les personnages ne puissent pas s’offrir les tenues qu’ils portent − un reproche qu’on lui fera souvent − ou qu’ils soient même parfois à la limite du ridicule. C’est justement ce qui les rendra mémorables.
La première saison, Pat doit faire preuve de débrouille − on est loin alors du budget de 10 millions de dollars alloué pour le deuxième film − pour habiller ses actrices car les marques se montrent frileuses à l’idée d’apparaître dans une série où l’on parle si frontalement de sexe.
Le mythique tutu que l’on aperçoit dans le générique, elle le trouve dans une benne «tout à 5 dollars» d’un discounter. Dès la saison 2, les rapports s’inversent. Pat se voit envoyer des portants entiers par les grandes griffes qui rêvent soudain d’apparaître même quelques secondes à l’écran.
«Pour comprendre comme Pat fonctionne, il faut aller dans sa réserve aux trésors, rappelle Kim Cattrall, qui incarne Samantha à l’écran. Certains arrivent en droite ligne des défilés et d’autres ont plus de 30 ans d’âge. Son génie, c’est de savoir mêler tout ça tout en écoutant les acteurs.»
Dans le contrat de Kim et celui de ses co-stars figure le droit de garder tous les costumes. Une aubaine. Il faut du stock pour composer une cinquantaine de looks par épisode et jusqu’à 80 rien que pour Carrie dans les films. Une visibilité qui se change en or.
Grâce à elle, les stilettos Manolo Blahnik et les sacs Baguette de Fendi deviennent des hits. Les fans s’arrachent aussi les répliques du collier breloque «Carrie» qu’elle vend encore aujourd’hui dans la Patricia Field ARTFashion Gallery ouverte en 2016. «C’est ça qui paye le loyer», plaisante-t-elle.
Lire aussi : le retour de la série Sex ant the City et de ses héroïnes, aujourd’hui quinquagénères
Chapitre 5: Prada et Cie
A peine terminé le tournage de la dernière saison de SATC en 2004, Pat enchaîne les succès sur d’autres séries et films où la mode joue un rôle central. La garde-robe geek-chic d’America Ferrera dans Ugly Betty, c’est elle. Elle toujours qui déniche les colliers insensés de Miriam Shor dans Younger.
Meryl Streep et Pat ne seront pas trop de deux pour imposer le casque de cheveux blancs de Miranda Priestly inspiré par la coupe de la Française Christine Lagarde, alors présidente du FMI, à la production du Diable s’habille en Prada pour lequel elle sera nominée aux Oscars.
«Pour nous, pas de doute, ce serait fabuleux avec toutes les tenues que j’avais en tête mais les producteurs étaient des hommes, accrochés à l’idée que cela ferait vieux.» Infatigable, elle répond présente lorsque Darren Star – encore lui – l’embarque comme consultante sur Emily in Paris.
Un tournage compliqué par la pandémie et l’éloignement qu’elle quittera à la fin de la deuxième saison. «J’avais le mal du pays, concédera-t-elle. Peut-être aussi ne connaissais-je pas assez la ville et la mode parisienne d’aujourd’hui.»
Une réponse en demi-teinte aux critiques parfois virulentes des tenues de Lily Collins qualifiées de «clichés» par ses détracteurs. «Le chic français est mort», dira-t-elle, horrifiée de voir que les Parisiens ont adopté ce qu’elle appelle «une garde-robe de dépressif inspirée par les Américains.» A 81 ans, Pat n’est pourtant pas près de prendre sa retraite.
Entre l’écriture de ses mémoires et le tournage du documentaire qui lui est consacré, elle descend tous les jours dans sa galerie, toujours prête à offrir une chance à de jeunes talents. Il se murmure même qu’elle fera un come-back dans la saison 2 d’And just like that, le reboot de SATC sur lequel officie son amie Molly Rogers.
Un caméo comme celui de Kim Cattrall qui lui a demandé de l’habiller pour son bref retour sur le set du show. Un look déjà légendaire, assurément.
En bref
- Naissance le 12 février 1942 dans le Queens d’un père arménien et d’une mère grecque. Sa famille a monté un business de nettoyage à sec où elle apprend dès l’enfance à manipuler les vêtements.
- Elle s’inscrit à l’Université de New York (NYU) où elle étudie les sciences politiques et la philo.
- En 1966, elle ouvre une boutique, Pants Pub, dans Greenwich Village. Le magasin déménagera et changera de nom en 1971 pour s’appeler Patricia Field. Il ne fermera que 50 ans plus tard. Elle ouvre aussi l’ARTFashion Gallery.
- En 1998, la série Sex and the City débute à l’écran. Pat Field en signe les costumes, mêlant pièces vintage, trouvailles à 5 dollars et accessoires hors de prix.
- En 2007, nomination aux Oscars, catégorie meilleurs costumes, pour Le diable s’habille en Prada.
- En 2019, elle devient consultante pour la série Emily in Paris.
Pat in the City: My Life of Fashion, Style and Breaking All the Rules, par Patricia Field, Harper Collins (disponible en anglais uniquement)
Happy Clothes: A Film About Patricia Field, documentaire de Michael Selditch.
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