Rencontre avec le créateur de mode Haider Ackermann: « ma famille choisie est mon plus grand luxe »
Né à Bogotá, le créateur français Haider Ackermann s’est longtemps interdit de retourner en Colombie. Il attendra plus de quarante ans avant de découvrir son pays de naissance. Un come-back nécessaire et libérateur. Il revient sur ce bouleversement.
«Je suis né quelque part, laissez-moi ce repère ou je perds la mémoire.» Ces mots-là, écrits en 1987 par Maxime Le Forestier, le créateur de mode Haider Ackermann, gamin de Santa Fe de Bogotá, les a peut-être fredonnés un jour. Ce fils adoptif d’un couple d’Alsaciens a 16 ans lorsque la chanson passe sur les ondes. Lui, l’enfant nomade, élevé dans les déserts d’Afrique, a déjà des envies de mode plein la tête. Un rêve qui s’est nourri des drapés savants de tissus dont s’enveloppent les femmes qu’il croisera d’Oran à Addis-Abeda.
«J’ai passé mon enfance à n’être de nulle part quand j’y pense», lâche-t-il attablé à la terrasse d’un bar du IXe, ce quartier qui fait bruisser Paris et dans lequel il vit aujourd’hui. Pile à l’heure pour notre rendez-vous, il a garé son vélo quelques mètres plus loin. Le cheveu coupé court – oubliées les boucles romantiques des débuts –, un foulard de soie noué autour du cou, il s’installe, le sourire toujours timide aux lèvres, prêt à rembobiner l’histoire du voyage cathartique qui bouleversera sa vie.
Un héritage ancré en lui
«C’est un sentiment très étrange de «rentrer au pays» dans un endroit où tu te sens a priori complètement étranger, sourit-il. Il m’a fallu plus de quarante ans pour me décider. Une fois là-bas, je me suis senti libre comme jamais. C’est comme si tout me «remontait» naturellement. Cet héritage colombien était ancré en moi sans que je ne le sache. C’était magnifique. Pas tellement pour moi, car je suis qui je suis, mais pour mon entourage qui a attrapé au vol tous ces moments et a pu mieux comprendre qui je suis vraiment.»
Un déclic qui l’a aussi aidé à s’affirmer. Et à trouver la force de faire face aux obstacles et aux joies que les années suivantes lui réserveront. A quelques semaines de la présentation de sa toute première collection pour la marque d’outerwear Canada Goose dont il est désormais le directeur artistique, il revient pour nous sur ce qui le fait vibrer. La mode bien sûr, l’amour et l’amitié. Mais surtout l’humanité. Confidences.
Comprenez-vous mieux aujourd’hui ce qui vous a retenu si longtemps de retourner en Colombie?
Je ne peux pas parler de ce voyage sans aborder la question de l’adoption. En tant qu’enfant adopté, je me suis longtemps demandé comment je pouvais justifier l’abondance d’amour reçu de mes parents adoptifs. C’est le plus beau geste d’amour qui soit, tendre la main à un enfant, lui offrir la vie, le destin auquel il n’aurait pas eu droit sans cela.
C’est l’amour que j’éprouvais en retour pour mes parents qui m’a empêché de retourner là-bas. Et même d’apprendre à parler l’espagnol. C’était un peu ma manière à moi de les rassurer. De leur dire: bien sûr, nous ne nous ressemblons pas, mon frère et ma sœur non plus d’ailleurs – il vient de Corée, elle du Vietnam. Mais ce n’est pas grave. Et je vous appartiens.
Qu’est-ce qui vous a finalement décidé à sauter le pas?
Ce n’était pas la première fois que le pays me tendait la main. On me présentait comme une sorte de prodige et je ne me reconnaissais pas du tout dans cette image que l’on me renvoyait. Jusqu’à ce que je reçoive une lettre du président Juan Manuel Santos en 2013. Il me disait que les jeunes de Bogotá, de Medellín et de Cali, menacés par les cartels, par les combattants des FARC, avaient besoin de modèles auxquels s’identifier.
Des personnes qui avaient poursuivi leurs rêves et s’en étaient sorties malgré tout. Cet homme qui a fait de la lutte contre le trafic de drogue son combat personnel m’a forcé à changer de perspective. A me rendre compte que moi le gamin colombien adopté, j’avais aussi eu besoin d’admirer des créateurs, des personnalités, même des personnes croisées dans la rue pour me construire. J’avais une voix, une parole à livrer. Pour la première fois de ma vie je me suis senti utile.
Quelle a été votre première impression en arrivant à Bogotá?
C’est un sentiment très étrange de «rentrer au pays» dans un endroit où tu te sens a priori complètement étranger. Je m’attendais en atterrissant à Bogotá à enfin être entouré de personnes qui me ressemblent… Sauf qu’à la capitale, il y a très peu de gens de couleur. J’ai compris alors qu’en réalité je venais des montagnes. Tout doucement, en regardant autour de moi, j’ai réalisé que j’étais bien plus de là-bas que je ne l’imaginais.
‘Tout doucement, en regardant autour de moi, j’ai réalisé que j’étais bien plus de là-bas que je ne l’imaginais.’
Mon côté tactile, cette capacité que j’avais plus jeune de danser jusqu’au bout de la nuit, je sais aujourd’hui que c’est mon sang colombien qui parle. C’est comme si c’était ancré en moi sans que je ne le sache. Pour mes proches aussi – ma famille, mes amis, mes ex – qui m’accompagnaient, ça a été comme une révélation. Qui leur a permis à leur tour de mieux me comprendre.
Votre adoption, lorsque vous en parlez, est plutôt une histoire heureuse. Est-ce que le fait d’avoir beaucoup voyagé durant votre enfance vous a aidé à appréhender votre différence, à vous sentir mieux accepté dans votre altérité?
C’est plus complexe que ça, je pense. Je me sentais plutôt… pas accepté du tout, partout où j’allais. Mais comment peut-on se faire accepter lorsque l’on ne s’accepte pas soi-même? Cette quête de soi, dans mon cas, elle ne s’arrêtera sans doute jamais. Et c’est ce qui la rend intéressante. Je n’appartiens à personne, à aucun pays finalement.
C’est une forme de liberté et une énorme solitude en même temps. Je sais que mes parents ne sont pas mes parents biologiques. Mais ce sont les personnes que j’aime le plus au monde. Sans elles, je ne serais pas ici en face de vous à vous raconter cette histoire. Dans toute vie il y a une belle part de chance.
Etes-vous retourné en Colombie depuis 2013?
Deux fois déjà, toujours pour le travail. J’ai l’intention de remettre ça l’an prochain mais sans contrainte cette fois. Prendre mon sac à dos et poursuivre l’aventure que j’ai commencée la toute première fois. Je n’avais pas le droit de le faire – le gouvernement avait trop peur de FARC –, mais je suis parti alors à cheval dans la jungle. Il y avait des papillons partout, des oiseaux dans tous les sens. Je n’avais jamais été aussi aligné de toute ma vie. J’étais en paix. Libre comme jamais.
Entre 2020 et 2022, suite à un litige avec votre ancienne associée, vous n’étiez plus à la direction de la marque de mode Haider Ackermann. Vous avez même redouté de perdre à jamais le droit d’utiliser votre nom. Comment avez-vous vécu cette traversée du désert?
J’ai ressenti un choc d’une violence inouïe. Mon nom, c’est tout ce qu’il me restera un jour de mes parents. Je suis le fils de monsieur et madame Ackermann. Il était impossible pour moi qu’on m’enlève ça. Je me suis senti dépossédé. Mon identité en était comme réduite. Toute cette bagarre juridique est aujourd’hui derrière moi.
J’ai heureusement pu compter sur le soutien inconditionnel de mon entourage. J’étais comme protégé par une enveloppe d’amour incroyable qui m’a permis de rester debout. La mode, ce n’est pas un métier comme un autre: j’y ai mis toutes mes tripes, mes insécurités depuis le début. Il était impensable pour moi d’arrêter de créer.
En bref
- Naissance à Bogotá en 1971. A 9 mois, il est adopté par un couple d’Alsaciens.
- Avec sa famille, ils s’installent aux Pays-Bas en 1988 après avoir vécu dans plusieurs pays d’Afrique pour suivre le père, qui est cartographe.
- Dès 1994, il passe par l’Académie d’Anvers, collabore avec plusieurs maisons avant de lancer sa propre marque en 2001.
- Le dos nu porté par son ami Timothée Chalamet à la Mostra de Venise, en 2022, fait sensation.
- En 2023, il est le quatrième créateur à signer une collection haute couture pour Jean Paul Gaultier. La même année, il crée un packaging pour les 5 ans du label de soins Augustinus Bader.
- En 2024, il prend la direction artistique de Canada Goose.
Vous êtes fier de ce clan Ackermann que l’on découvre complice sur votre compte Instagram?
Cette famille choisie, c’est mon plus grand luxe! Ils me sont d’une fidélité absolue, je ne sais pas ce que j’ai fait pour mériter ça. On y trouve tous mes vieux amis mais aussi tous mes ex. Nous sommes toujours tous ensemble. La tribu ne fait que s’agrandir au fil du temps, s’enrichir de sensibilités qui se comprennent. Ils ont vu toutes les failles, connu avec moi tous mes bonheurs.
Même pendant votre passage à vide, vous n’avez jamais cessé de créer pour eux. Des tenues qui d’ailleurs sont souvent devenues légendaires…
Avec Cate Blanchett ou Tilda Swinton, ce qui est fantastique c’est que l’on crée cette mode vraiment ensemble. On réfléchit, on se parle, on cherche. On y passe la journée s’il le faut. Tout cela n’est possible que lorsqu’il n’y a pas de styliste ou d’entourage qui tourne autour de toi.
C’est aussi comme cela que ça s’est passé avec Timothée Chalamet et le fameux dos nu de la Mostra. Comme il jouait un cannibale dans Bones and All, je l’ai drapé d’un tissu rouge. Il a eu ce regard qu’il s’est porté à lui-même dans le miroir. Comme David Bowie avant lui, il a eu envie de jouer avec le pouvoir de séduction qu’il dégage. On s’est regardés, on s’est dit «on y va»? Rien n’était calculé. Les accidents de la vie peuvent être si beaux.
Un peu comme votre rencontre à tous les deux qui aurait pu ne jamais avoir lieu?
Tout à fait. Il était au tout début de sa carrière lorsqu’il a demandé à me voir. Il voulait que je l’habille en Berluti pour son premier red carpet pour Call me by Your Name. C’est son agent qui m’a convaincu, il avait fait le voyage depuis les States. Je me suis dit «pourquoi pas?». Et là, il ouvre la porte et je découvre ce garçon rayonnant, rempli de confiance en lui, doté d’un charme absolu. Il s’est avancé vers le portant, il savait exactement ce qu’il voulait. Ça m’a transporté.
Avoir désormais plus d’un million de followers sur Instagram, cela fait de vous un «people». Est-ce que ça vous oblige à vous engager?
J’essaye en tout cas, de manière subtile, ce qui est de plus en plus difficile sur les réseaux sociaux où tout se polarise tellement vite. Face à tous ceux qui hurlent dans tous les sens, on a presque envie de se taire. Sauf que par moment, rester aveugle face à ce qui se passe est encore plus violent. Ok, je ne sauve pas de vies, je travaille avec des chiffons.
Je ne fais pas de politique, ce qui m’intéresse c’est l’humanité. Lorsque je demande à Shervin Hajipour le droit de diffuser un extrait de Baraye, l’hymne de la résistance des femmes iraniennes, pendant le défilé couture de Jean Paul Gaultier, c’est ma manière à moi de dire «on pense à vous», de toucher, de sensibiliser les gens qui l’entendront à leur tour.
‘La mode, ce n’est pas un métier comme un autre: j’y ai mis toutes mes tripes, mes insécurités depuis le début.’
Quand je cocrée un sweat-shirt avec Timo dont la vente soutiendra des femmes démunies en Afghanistan, ce que peuvent en dire certains, je m’en fiche. Plus de 826 personnes ont eu un toit et de la nourriture tout un hiver grâce à cela. C’est tout ce qui m’importe.
Vous multipliez ces dernières années les collaborations en tout genre: en mode avec Fila d’abord, puis la haute couture chez Jean Paul Gaultier, la beauté avec Augustinus Bader et maintenant un poste de DA chez Canada Goose. Vous n’avez pas peur de vous disperser?
Au contraire, je me sens libre désormais de saisir les mains qui me sont tendues. Ce sont toutes des opportunités incroyables qui me permettent d’étendre mon répertoire. Chaque fois, je découvre un nouvel univers. C’est comme un nouveau langage que j’apprends à parler et qui jusque-là m’était totalement étranger.
Revenons un instant sur cette collection haute couture créée en janvier 2023 pour Jean Paul Gaultier. Vous en rêviez depuis longtemps?
Ecoutez, on ne peut pas avoir grandi comme moi au milieu des drapés et des voiles dont s’entourent les femmes en Ethiopie, au Tchad ou en Algérie sans penser un jour à la haute couture. C’est ce qui m’a amené à la mode.
Je n’oublierai jamais les semaines passées dans les ateliers, avec les «petites mains», toutes toujours en quête d’une forme de perfection même si celle-ci n’existe pas. Je suis incroyablement fier de cette collection, de la carte blanche que monsieur Gaultier m’a donnée. Fier aussi qu’elle se soit si bien vendue. Et qu’elle se vende encore.
En octobre, vous présenterez votre première collection comme directeur artistique de Canada Goose, une marque spécialisée dans l’outerwear. Doit-on s’attendre à un défilé de mode spectaculaire d’ici là?
Non, parce que ce n’est pas le propos. Mon but ici ce n’est pas de «faire de la mode». Mais continuer à faire les parkas qui soient les meilleures du monde. Peut-être dans des couleurs qui soient un peu plus désirables, avec le top du top des matières techniques. Chercher le meilleur, toujours, c’est ça qui est intéressant.
La marque est historiquement engagée dans la protection des ours polaires. N’est-on pas un peu dans le greenwashing lorsque l’on appartient finalement à l’industrie de la mode, l’une des plus polluantes au monde?
Il n’y a pas de réponse simple à cette question. Et vous avez raison, le milieu de la mode est finalement assez hypocrite. Je peux parler pour moi: bien sûr, sur le papier, on n’a sans doute plus besoin de créer de nouveaux vêtements. Mais la mode, c’est mon métier. Et je l’aime. L’enjeu, c’est de se demander comment créer une mode qui soit la plus durable possible. La protection de l’environnement, c’est un domaine dans lequel j’étais plutôt novice.
Je suis allé voir ce que faisaient les scientifiques et les biologiques de la Polar Bears International (PBI), l’association de conservation dédiée à la préservation des ours polaires et de la banquise que soutient Canada Goose. Et là, la menace je l’ai vue. J’en ai pleuré. Et j’ai décidé de m’éduquer. De voir tout ce que je pouvais faire même à mon niveau personnel.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.
Pour m’aider dans tout ça, j’ai choisi la meilleure militante qui soit pour porter cette parole: Jane Fonda, une femme qui a milité toute sa vie et dont la légitimité ne peut être questionnée. Notre premier projet – un sweat à nouveau – a été sold out en quelques jours.
Face aux défis de ce monde en furie, arrivez-vous encore à dormir la nuit?
Non mais ce n’est pas nouveau! L’état du monde me tient éveillé… comme la décision à prendre sur la prochaine couleur que je vais choisir pour une veste. Le fait que la personne qui partage ma vie aujourd’hui soit à New York n’arrange rien à l’affaire. La nuit, je suis dans ma bulle, dans cet appartement ascétique qui me sert de cocon. Le silence est propice à l’émergence des petites voix intérieures que j’ai du mal à faire taire. Mais j’aime mes nuits solitaires, elles sont souvent plus belles que mes jours.
Lire aussi : dans les coulisses du dernier défilé Dries Van Noten
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici