Révolution stylistique : La culture streetwear prend les rênes du luxe
En moins d’un an, un jeu de chaises musicales étourdissant a placé à la tête des plus grandes maisons de luxe des créateurs issus de la culture streetwear. Une révolution stylistique qui influence aussi la manière dont les marques choisissent de communiquer. Dans la transparence orchestrée.
Il aura suffi de quelques mois pour remanier le paysage de la mode Homme et une semaine de shows pour rendre à Paris son leadership sur les autres Fashion Weeks masculines. La conséquence d’un mercato stylistique qui n’a pas hésité à bouleverser les règles du jeu : jusque-là, un directeur artistique sur le départ quittait forcément le groupe auquel appartenait la griffe qui l’employait. Rien n’est moins vrai désormais, surtout si le créateur en question n’a pas démérité.
Fallait-il voir dans les nominations en cascade de ce début d’année une réaction au sacre, par toute l’industrie, de Demna Gvasalia et Alessandro Michele – les hommes forts de Balenciaga et Gucci, deux marques aux mains du groupe Kering -, devenus en trois ans à peine les gourous de la génération Millennials ? Tout porte à le penser. Le grand chambardement des codes du luxe étant en marche, il ne restait aux navires amiraux de Bernard Arnault, propriétaire de l’autre mastodonte du secteur qu’est le groupe LVMH, qu’à reprendre la main au rayon Homme. Car, si les chiffres en valeur absolue ne sont pas comparables à ceux de la Femme, c’est bien ici que réside le plus fort potentiel de croissance…
L’annonce, en janvier dernier, du débarquement d’Hedi Slimane chez Céline a mis le feu aux poudres. Choisi par LVMH pour » sa capacité remarquable à anticiper et exprimer, de manière unique, les mouvements et les désirs de son époque « , le créateur passé par les cases Saint Laurent et Dior Homme au début des années 2000 a reçu pour mission d’étendre le savoir-faire de la maison aux parfums et à la mode masculine dans le but avoué de doubler, à terme, un chiffre d’affaires flirtant avec le milliard d’euros. C’est à la fin de ce mois, en filigrane des prochains défilés Femme pour le printemps-été 19, à Paris, que les premières silhouettes messieurs signées Slimane pour Céline débouleront sur les catwalks. D’ici là, le nouveau directeur artistique a su rester discret, dévoilant tout au plus une série de clichés de rockstars prises au Palace, à l’occasion de ses 50 ans.
L’enfant terrible enfin recasé après deux ans de chômage technique, il n’en fallait pas plus pour enclencher la saison des » transferts » : Kim Jones, chez Louis Vuitton depuis déjà sept ans, signait en janvier dernier son défilé d’adieu – il avait semble-t-il la bougeotte. La place de directeur artistique étant vacante chez Burberry suite au départ de Christopher Bailey, le destin du Londonien paraissait tout tracé. Il se murmurait aussi, en coulisses, que Donatella Versace cherchait à se faire seconder. Les augures de showroom prédisaient le retour en Italie de Riccardo Tisci, ex-Givenchy, auprès de sa muse et amie. Rien de tout cela pourtant ne s’est avéré…
Coup de théâtre
En mars 2018, quatre nominations tomberont coup sur coup. L’arrivée de Riccardo Tisci, chez Burberry, en surprendra plus d’un. Quelques jours plus tard, à quelques heures d’intervalle, le groupe LVMH officialisera le départ de Kris Van Assche, chez Dior Homme depuis onze ans, et son remplacement par Kim Jones, laissant la porte ouverte à l’hypothèse d’un chassé-croisé interne. Le Belge rejoindra finalement Berluti, Louis Vuitton revenant à Virgil Abloh, le génie du streetwear, inconnu des radars fashion il y a cinq ans encore. Une révolution dont les effets ont commencé à se faire sentir en juin dernier, avec la présentation des collections masculines printemps-éte 19.
» Cette Fashion Week fera date dans l’histoire de la mode, assure Pascal Monfort, directeur du bureau de tendances REC. Elle a démontré que l’homme n’était plus un consommateur anecdotique mais le véritable baromètre de l’air du temps et de la puissance d’une marque. On peut y faire bouger les lignes plus radicalement et plus rapidement aujourd’hui que chez la femme. » Pour le sociologue parisien, ce n’est pas un hasard si l’on retrouve désormais à la tête des maisons qui comptent des acteurs issus du monde du sportswear. » Des marques comme Nike et Adidas sont très au fait de ce qui inspire les nouveaux adultes, de ce qui les excite et les fait réagir, poursuit-il. Kim Jones et Virgil Abloh collaborent tous les deux pour Nike, Riccardo Tisci aussi. A ce niveau de la compétition – on parle quand même des têtes d’affiche de tout un secteur -, on s’attend à ce que ces » champions » bousculent les griffes. Ils font partie de ceux dont les groupes acceptent finalement qu’ils prennent autant, si pas plus d’espace que le label pour lequel ils travaillent. S’ils ont aujourd’hui le leadership, c’est parce que les consommateurs le leur ont donné, avant l’industrie. Un groupe comme LVMH porte presque à lui seul la responsabilité de ne pas laisser le luxe s’endormir. »
Au-delà des codes du secteur, secoués par de nouvelles associations de genres, c’est toute la mythologie de la mode qui se trouve ébranlée par un storytelling de proximité qu’impose cette génération ultraconnectée de créateurs. » Ils brisent l’image du type enfermé dans sa bulle, dans son génie créatif, pointe encore Pascal Monfort. Juste avant le début du défilé de sa marque, Off-White, Virgil Abloh était dans la salle, au milieu de ses invités. Simon Porte Jacquemus, pour le premier show de sa ligne Homme, installe lui-même les serviettes qui serviront de sièges sur la plage. Ils se veulent transparents, dévoilent en primeur ce sur quoi ils bossent sur leur compte Instagram. Ils ouvrent leur marque à des confrères, multiplient les collaborations, assistent aux défilés de leurs amis… Tout cela est en réalité magistralement orchestré et pourtant tout paraît » naturel « . La mode se veut généreuse, inclusive, cela se voit aussi au travers de ces égéries qui viennent de Chine, de Corée, d’Inde ou d’ailleurs, que nous ne connaissons pas mais qui sont là. » Via une photo ou un mantra inspirationnel posté sur les réseaux sociaux, le luxe semble soudain s’offrir à portée de main, de clic, du plus grand nombre. En apparence, du moins.
Virgil Abloh, le roi des cool kids
Génie du streetwear, gourou des réseaux sociaux, self-made man, premier Afro-Américain à la tête d’une griffe de luxe… la liste de qualificatifs n’en finit plus de s’allonger depuis la nomination, le 26 mars dernier, à la direction artistique de Louis Vuitton, d’un homme inconnu du sérail fashion il y a quelques années encore. A 38 ans, le fondateur d’Off-White, marque chouchou des Millennials dès ses débuts en 2015, n’est pourtant pas sorti de nulle part, même s’il n’a pas suivi le cursus classique des stars du secteur, toutes passées par les mêmes écoles. DJ, artiste, architecte et ingénieur en génie civil, il est par ailleurs le conseiller artistique de Kanye West depuis plus de dix ans déjà. Avec ses 2,9 millions de followers sur Instagram, il ne faisait guère de doute qu’il était dans le viseur des têtes pensantes d’un secteur avide de séduire une nouvelle génération de clients. Passé maître dans l’art de la collab’ sold-out en quelques clics – en vrac citons Jimmy Choo, Levi’s, Rimowa et bientôt Ikea… -, le poulain de l’écurie Nike a donc accepté de prendre les rênes de la maison qui, assure-t-il, » inventa la logomania « .
Pour son entrée en piste, Virgil Abloh a vu les choses en grand avec un interminable podium aux couleurs de l’arc-en-ciel installé dehors, au coeur des jardins du Palais royal. De part et d’autre, des membres du personnel de la maison mais aussi des étudiants d’écoles, vêtus de tee-shirts de couleur célébrant l’événement, avaient rejoint journalistes, clients et célébrités assis ensemble au premier rang. En guise d’ouverture, pas moins de dix-sept silhouettes distillant le blanc dans toutes ses nuances et portées par des modèles noirs, claquaient comme une remise à zéro des compteurs. Offerte à chaque participant, une carte intitulée » We Are the World » mentionnait l’origine de chacun des mannequins ainsi que celle de ses parents. Il aura suffi d’un défilé pour chambouler les codes exclusifs et excluants du luxe. Le héros du jour s’effondrera, en larmes, à la fin du show, dans les bras de son » mentor » et ami Kanye. Du jamais-vu jusqu’alors.
Riccardo Tisci, le roi du teasing
La mode, comme la nature, a horreur du vide. Riccardo Tisci n’a pas son pareil pour combler les blancs, lui qui ne présentera officiellement sa première saison pour Burberry que ce 17 septembre. La griffe, qui a choisi l’option du défilé mixte et ne peut donc compter sur une visibilité médiatique d’envergure que deux fois par an, mise sur les » drops » : autrement dit des collections capsules, en édition très limitée, » larguées » – d’où leur nom – régulièrement, en marge des lignes classiques. A peine arrivé chez le roi du trench-coat, l’Italien annonçait déjà une collab’ avec la mythique créatrice Vivienne Westwood, programmée pour la fin de l’année. Il n’a pas manqué non plus d’abreuver la Toile, en mai dernier, des premières images de sa » pré-coll » printemps-été 19 et ce, avant même que les dernières silhouettes imaginées pour cet hiver par Christopher Bailey ne débarquent en magasin.
Depuis lors, il a dévoilé, sur le compte Instagram de la marque, ses échanges d’e-mails avec l’artiste Peter Saville, connu pour ses pochettes d’albums de Joy Division et son travail avec Raf Simons, au sujet de la création d’un monogramme aussi clairement identifiable – mais pas encore copié… – que le fameux tartan. Un motif de toile représentant en série les initiales imbriquées de Thomas Burberry et inspiré d’un graphisme de 1908, retrouvé dans les archives. Démarche vintage similaire pour le nouveau logo utilisant une police de caractère développée, en son temps, par le fondateur de la griffe. L’année dernière, Balenciaga avait entrepris un relooking de ses étiquettes, comme la maison Saint Laurent, qui avait même changé de nom avec l’arrivée à sa tête d’Hedi Slimane. Un passage obligé pour qui veut s’imposer ?
Kim Jones, le roi de la collab’
En changeant de maison, ce maître de l’accessoire et de la collab’ qui fait mouche – souvenez-vous du buzz interplanétaire provoqué par l’association avec Supreme – se devait de métamorphoser l’Homme Dior, trop longtemps confondu avec les silhouettes androgynes et filiformes qui hanteront sans doute très bientôt les podiums de Céline, Hedi Slimane étant connu pour imposer partout où il passe sa vision très autocentrée de la mode.
Au coeur du réseau créatif de Kim Jones, on retrouve ses amis et collaborateurs fidèles. Lucy Beeden, son bras droit de toujours, est de la partie ; et Peter Philips, aux manettes du make-up de tous ses défilés, était en backstage avec lui, un exercice d’autant plus aisé aujourd’hui que le Belge est le patron du maquillage chez Dior. Pour sa première collection, truffée de clins d’oeil à la vie privée de Christian Dior, Kim Jones ne s’est rien refusé, ouvrant la porte de la maison aux artistes et à d’autres créateurs. Ainsi, Yoon Ahn, de la marque japonaise Ambush, signe une ligne de bijoux déclinant le logo CD à travers bagues, colliers et boucles d’oreilles. Et Kaws, à qui l’on devait la sculpture monumentale entièrement recouverte de roses et de pivoines du défilé, revisite également l’abeille, l’un des symboles de la griffe. L’identité de la haute couture est ici adaptée au vestiaire masculin, donnant vie à des vêtements souples, des épaules arrondies. Les motifs floraux, les tons pastel et les matières transparentes traversent les looks proposés. De quoi séduire les jeunes gens férus de romantisme moderne, pas tenus d’afficher à tout prix une virilité primaire. En front row, on n’avait jamais vu autant de célébrités mais surtout de designers au mètre carré : Karl Lagerfeld, venu faire son shopping, mais également Kris Van Assche, qui a tenu la maison pendant plus de dix ans, Chitose Abe, créatrice de Sacai, Stefano Pilati, Haider Ackermann, et bien sûr Virgil Abloh tout juste consacré chez Louis Vuitton… Un hommage collectif du sérail au renouveau.
Simon Porte Jacquemus, le contre-pied
C’est un tout petit Poucet au regard des champions en titre toutes catégories que se disputent les griffes à milliards d’euros, mais en faisant le choix de lancer sa griffe Homme en marge même de la Fashion Week officielle – le défilé se déroulait sur le sable tiède de la calanque de Sormiou, près de Marseille -, Simon Porte Jacquemus démontre à sa manière que la mode peut se faire et se vendre autrement. Sans étude de marché, à l’instinct, avec son lot de » fashion faux pas » carrément assumés. Un casting au feeling pour une collection baptisée » gadjo » (photo), un mot gitan pour désigner un gars qui ne manque pas d’allure. Un seating » à la bonne franquette « , à même les serviettes de plage pour une garde-robe qui sent bon le Sud, tous clichés confondus, simplement inspirée par l’homme qui l’aime et qu’il avait envie d’habiller. Un style simple et direct qui devrait faire mouche, on l’espère.
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