Sonja Noël chez Stijl, gardienne du temple de la mode belge

Il y a 40 ans, Sonja Noël ouvrait la boutique Stijl à Bruxelles. L’exposition 40+ years STIJL consacrée à son travail pointu de curatrice se tiendra au Musée Mode & Dentelle à Bruxelles, dès le 18 avril prochain.
C’est rare et inédit, une boutique de mode et sa fondatrice visionnaire qui entrent au musée. Mais c’est évident, quand il s’agit de Stijl et de Sonja Noël. Sans elles, la mode belge ne serait pas la même. Depuis 1984, elles font battre le cœur de Bruxelles. Et son rayonnement est international. Depuis quarante ans, elles donnent le ton, portent haut la création noir-jaune-rouge et soutiennent les créateurs et créatrices dès leurs prémices.
Elles ont ainsi «participé à écrire l’histoire de la mode de la capitale, de la région et de ce pays», analyse Caroline Esgain, conservatrice du Musée Mode & Dentelle, fière de pouvoir donner à voir «la richesse exceptionnelle» de ce parcours singulier. A travers plus de 60 silhouettes et accessoires, délibérément sans chronologie, 40+ years STIJL met en lumière l’œuvre des unes et des autres, sous le regard d’Aya Noël, commissaire de l’exposition. Elle est bien placée pour en parler puisqu’elle est journaliste de mode, chercheuse et curatrice. Mais elle est aussi tombée dedans quand elle était petite, – les chiens ne font pas des chats-, elle est la fille de la maison.
Plongée dans l’héritage
Pour préparer cette mise en lumière muséale, elle a plongé dans l’héritage de sa mère, et de son père qui œuvre dans l’ombre. «Un sacré défi, reconnaît-elle. Car comment donner du sens à des anecdotes familiales et à des archives personnelles?» Elle a trouvé la réponse, en relisant chaque chapitre de cette success-story à l’aune de l’histoire de la mode belge qui est aussi «l’histoire d’expériences artistiques universelles, mais à deux pas de chez soi».
Pour l’heure, la nuit est tombée sur la rue Dansaert, ce cœur battant de Bruxelles, le Centre, avec un c majuscule. Au numéro 74, la grille de fer a étiré ses croisillons sur la vitrine de Stijl. A l’intérieur, il y a encore de la lumière. Au fond de la boutique, une ombre passe. C’est Sonja Noël qui fait le tour du propriétaire en parfaite gardienne du temple. On la devine vêtue de noir. On parie sans crainte de perdre son pari que cet uniforme au cordeau est signé Ann Demeulemeester. Elle le confirmera, elle a toujours aimé la poésie et la rigueur de la créatrice anversoise.
© Etienne Tordoir/Catwalkpictures
Bois blanc et béton gris
Au tout premier plan, derrière la grande baie vitrée, sur une estrade, comme un petit théâtre de la mode : trois mannequins de cire habillés en Marie Adam-Leenaerdt, trois silhouettes ultraminimales, radicales. Et pour magnifier le tout, une installation faite d’une paire d’escarpins, de mules en cuir, sur un tapis d’Orient, deux chaises bourgeoises. Tout cela fait très début XXe siècle, le contraste est voulu. Le plancher de bois blanc voisine avec le béton gris tempête et le mur de briques ébène avec les portants métalliques. Une verrière de jardin d’hiver permet au ciel de tout éclabousser quand il fait jour.
‘Je rencontrais des jeunes gens talentueux, j’étais convaincue de leur talent mais le monde l’ignorait et je devais le montrer au public.’
Sonja Noël
Il arrive parfois, heureux hasard, que ses gammes chromatiques se trouvent comme répliquées sur les imprimés des vêtements de Dries Van Noten, choisis et scénographiés avec soin par Sonja Noël. Le lieu a beau être en mode nocturne — «Sorry, we are closed» —, on le sent vivre. Il a tant vu, tant entendu, tant vécu depuis tant de décennies. Et c’est ce «tant» qu’il s’agit ici de mettre en mots pour tenter de résumer les 40 ans de Stijl. L’histoire d’une boutique, l’histoire d’une vie. La tâche n’est pas simple.
Regarder en avant
Sonja Noël le confesse d’entrée de jeu: «C’est trop pour moi. A chaque fois que je veux commencer à en parler, j’ai comme un black-out…» Mais elle sait qu’il faut y aller. Alors bravement, elle reprend sa respiration, se pose sur un tabouret. Et s’arrime à la table blanche qu’Ann Demeulemeester a conçue pour Bulo il y a longtemps déjà et qui a trouvé place au centre de la boutique. Et pour nous, elle ose repenser au passé. Avec, en préambule, cette explication qui se suffit à elle-même: «Je n’ai jamais regardé en arrière. Parce qu’on regarde toujours en avant dans la mode.»
Toute histoire a un début. Celle-ci commence officiellement le 27 septembre 1984, date de l’inauguration de Stijl, un nom qui vaut manifeste. Pour fêter ça, Sonja Noël, épaulée par une joyeuse bande d’amis et d’artistes, organise un défilé dans la rue Dansaert. On y voit une troupe de mannequins non professionnels, streetcastés avec flair arpenter le bitume tandis que des policiers bon enfant arrêtent la circulation. Dans la vitrine, on trouve une sélection de jeunes créateurs suisses et français, les coups de cœur de la propriétaire de 23 ans qui a pour tout bagage une formation en histoire de l’art à la VUB.
Un incubateur de talent
Elle a découvert ces pépites au salon du prêt-à-porter à Paris, qu’elle avait visité peu avant, pour la première fois. «Je ne savais rien, confesse-t-elle, j’étais très naïve, je n’avais jamais été dans un salon à part le salon de l’alimentation et la foire du livre! Je me souviens que j’étais très impressionnée par un acheteur en Jean Paul Gaultier qui portait un fez et faisait sa sélection avec de grands gestes. Je l’ai observé… et puis j’ai fait la mienne.»
Très vite, Stijl joue un rôle de laboratoire, de référence, de pôle d’attraction et d’incubateur. Car Sonja Noël a une vision, telle une curatrice. Elle y partage son appétence pour l’avant-gardisme et son goût certain pour le minimalisme. «Pas de flashy, pas de bling-bling, pas de grands logos qui se reconnaissent de loin.» La mode qu’elle propose n’a rien de superficiel, elle la veut forte, radicale et portable, c’est son exigence.
Sonja Noël en bref
- 1984 Stijl ouvre ses portes rue Antoine Dansaert, au numéro 26.
- 1986 Les Six d’Anvers présentent leur travail à Londres au British Design Show.
- 1989 Pour les 5 ans de la boutique, l’artiste Wim Delvoye met en scène cinq Manneken-Pis vêtus de vêtements Stijl
- 1994 La boutique déménage au numéro 74 de la même rue Dansaert
- 1995 Sonja Noël soutient la création de Modo Bruxellae, organisation dédiée aux jeunes talents de la capitale et ancêtre du MAD Brussels
- 2002 Elle inaugure la toute première boutique Martin Margiela en Europe, au 114 de la rue de Flandre
- 2010 Création de la boutique Haleluja, place du Nouveau Marché aux Grains, axée sur des collections durables
- 2025 L’exposition rétrospective 40+ years Stijl est inaugurée au Musée Mode & Dentelle.
«Un vêtement, cela ne doit pas être accroché au mur, insiste-t-elle. Cela doit fonctionner sur le corps. J’aime que l’on se sente bien dedans, que l’on se sente mis en valeur. Toute ma vie, j’ai eu cette discussion: la mode est-elle de l’art? Je dirais oui, dans le processus, c’est exactement le même que celui d’un artiste qui fait de l’art conceptuel. Après, il y a des règles qu’il faut respecter, parce que cela doit fonctionner sur le corps, dans la vie quotidienne. Cela doit non seulement l’embellir mais aussi lui donner une force et une expression. Sinon, c’est raté.»
Une amitié pudique
En pionnière, elle mixe les noms, les générations, les labels débutants qu’elle pressent prometteurs et les créateurs reconnus qui ne cessent de ciseler leur signature. La liste est belle et longue. De A Propos (de Ernst Walder) à Y/Project, on y trouve une cinquantaine de noms, toutes générations de designers belges confondues. Ils voisinent avec quelques signatures internationales, telles que Rick Owens, Helmut Lang ou Romeo Gigli… Faut-il préciser que Sonja Noël les connaît tous et toutes par leur prénom, que le respect et la fidélité sont ici à l’honneur?
La longue et pudique amitié avec la créatrice-artiste Marine Yee en est un élégant symbole. Chacune se souvient parfaitement de cette première rencontre qui les lie pour toujours. C’était en 1984, lors du concours La Canette d’or. Sonja Noël était tombée en amour devant la collection de Marine Yee. Elle avait su sans hésiter qu’elle voulait la voir trôner dans sa boutique et sur ses clientes. «C’était unique. On aurait dit que Marina détournait les patronages, avec des jupes extra-longues à la taille accentuée, des manteaux amples avec de grandes épaules et des pinces à l’extérieur… Je la trouvais incroyable, elle était fascinante!»
La vitrine des Six d’Anvers
A l’époque, la Belgique est un terreau pour la mode. Sonja Noël rencontre les Six d’Anvers, qu’on n’appelle pas encore comme ça et qui sont juste un peu plus âgés qu’elle. C’est Marina qui lui a présenté ses copains de classe de l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers. Ils l’invitent à venir à Londres en 1986, au British Design Show, elle sera là pour assister à leurs débuts devenus depuis légendaires. Et dès l’entame, elle les soutient en leur offrant une vitrine.
«Je voyais cela comme une mission, confie-t-elle aujourd’hui, quarante ans plus tard. Je rencontrais des jeunes gens talentueux, j’étais convaincue de leur talent. Mais le monde l’ignorait et je devais le montrer au public. C’était une vraie mission à accomplir, que personne d’autre n’accomplissait.» Stijl devient un lieu de pèlerinage, n’ayons pas peur des mots.
‘Je n’ai jamais regardé en arrière. Parce qu’on regarde toujours en avant dans la mode.’
Sonja Noël
Les étudiants de nos écoles de mode poussent la porte de la boutique, avides d’apprendre. Il n’est pas rare que Sonja Noël siège dans leur jury de fin d’études, il n’est pas rare non plus qu’un compagnonnage fidèle s’instaure. Prenez Tim Van Steenbergen qu’elle avait félicité pour sa collection diplômante. «Elle était tellement gracieuse et audacieus. C’était du jamais-vu, dans les matières, les formes, les constructions. Et même dans la façon de la présenter».
Une bonne fée
Prenez Olivier Theyskens, qui venait y acheter des pièces Femme, «avec son visage d’ange, il pouvait tout porter… J’ai aimé son premier défilé, c’était pratiquement de la haute couture, dans des tissus trouvés dans le grenier de sa grand-mère, dans un style qui me plaisait beaucoup, avec toutes ces agrafes qui dessinaient le corps».
Prenez Raf Simons qu’en bonne fée, elle avait fait entrer au défilé d’Helmut Lang et de Jean Paul Gaultier alors qu’il n’était qu’un jeune inconnu, formé au design industriel, rêvant de mode et dénué de tout carton d’invitation. Plus tard, elle craquera pour sa première collection datée de 1995 – qui pouvait alors deviner qu’un jour, il serait le directeur artistique de Dior, de Clavin Klein, de Prada, notamment?
Elle avait d’emblée reconnu sa singularité, son style particulier, «ce côté un peu rough et raffiné en même temps». Raf Simons n’a rien oublié non plus: il prête les mannequins vintage conçus pour son show Mapplethorpe, collection printemps-été 17, pour exposer les silhouettes de Stijl au Musée Mode & Dentelle.
Une mémoire sans faille
Sonja Noël n’en finit plus de raconter ce passé qui trouve écho dans le présent. Elle se souvient de tout. Du petit studio de Dries Van Noten à Anvers, qui venait de lancer sa marque et se faisait un devoir d’expliquer sa collection. Ce qui ne leur interdisait en rien de parler d’autre chose, de mode certes mais surtout de la vie comme elle va. De ce matin de décembre 1988 où elle avait fait le voyage à Paris avec son nouveau-né dans les bras pour découvrir la première collection de Martin Margiela.
De ce stoemp saucisse qu’ils ont mangé ensemble à La Cigogne, ce devait être en 2001. En entrepreneuse entêtée, elle avait eu l’idée d’ouvrir une boutique dédiée spécialement à Martin Margiela. Ils s’étaient rencontrés deux fois, pour aménager ensemble le magasin. Il avait pris des photos du lieu, il les avait fait développer en grand format et il avait dessiné dessus au feutre blanc, pour esquisser sa vision. «J’avais trouvé ça génial».
Six jours sur sept
En quarante ans, six jours sur sept, Sonja Noël n’a eu de cesse de faire vivre ce quartier Dansaert qui porte désormais sa griffe. Elle y a ouvert d’autres boutiques, de Stijl Homme à Stijl Underwear, en passant par Haleluja et Margiela, notamment. Et soutenu la création de Modo Bruxellae, qui portait bien son nom, entendait faire décoller la création bruxelloise et sera l’ancêtre du MAD Brussels.
Sonja inventera d’autres manières de mettre le made in Belgium en lumière, elle organisera des évènements que les mordus de mode ne peuvent oublier. Et donnera naissance à trois enfants. Elle servira de boussole à des générations de jeunes gens qui viscéralement ne peuvent s’exprimer que par le vêtement. Elle habillera des mères, des filles, des pères, des fils… Tout n’est pas encore écrit.
A quelques encablures de l’inauguration de 40+ years STIJL, elle doit parfois se pincer : 40 ans déjà? Alors avec un léger sourire pudique, elle murmure: «C’est une belle vie, je veux exprimer cela. Une vie honnête aussi et authentique. Où le commerçant habite au-dessus de sa boutique. On n’a jamais regretté notre choix. Sinon on aurait une villa à Tervuren.»
40+ years STIJL, au Musée Mode & Dentelle, du 18 avril au 11 janvier 2026. Fashionandlacemuseum.brussels
Ils parlent d’elle
A.F. Vandevorst:
«Sonja a toujours été très honnête et directe, elle ne dira jamais rien pour plaire à qui que ce soit.»
Raf Simons:
«Sonja a soutenu notre label depuis le début et je lui en suis reconnaissant. Elle était, et elle est toujours, une championne des créateurs indépendants. Elle est donc indispensable dans le paysage de la mode belge.»Raf Simons
Jean-Paul Lespagnard:
«Etre vendu chez Stijl et être ainsi validé par Sonja, c’est faire partie des créateurs belges importants. Elle a besoin de comprendre ton univers mais une fois qu’elle te sélectionne, elle te défend bec et ongles. Elle m’a toujours dit que je pouvais prendre des thèmes ou des inspirations affreuses mais que je créais de la beauté. Je trouve ça génial.»
Toos Franken:
«Sonja est une pionnière absolue et sa boutique est l’une des plus inspirantes du monde, sans aucune exagération. Elle incarne pour moi ce que devrait être un propriétaire de boutique haut de gamme: elle a une vision pointue et singulière, une volonté intrépide de prendre des risques éclairés et un profond respect pour les créateurs et leur histoire.»
Tim Van Steenbergen:
«Quand Sonja vient découvrir les collections au showroom, elle écoute d’abord votre processus de travail et votre cheminement. C’est unique, surtout ces derniers temps. Aujourd’hui, les acheteurs posent d’abord et uniquement des questions sur les chiffres, et c’est la base de leur achat. Sonja a été présente pour moi dès la première saison. Mais ce n’est pas parce qu’elle est loyale envers un créateur qu’elle ne nous met pas au défi. Elle a toujours été un baromètre.»
Christian Wijnants:
«Je connais Stijl depuis mon enfance, j’y accompagnais ma maman qui adorait la mode. J’y ai découvert Dries Van Noten, Martin Margiela, Ann Demeulemeester, car dans les années 1990, il n’y avait pas Internet, j’entendais parler de la mode belge, mais c’était difficile d’avoir des informations. Chez Stijl, je pouvais toucher les pièces. On peut dire que Sonja est à la base de ma passion, sa vision et sa boutique m’ont ouvert les yeux!»
Marie Adam-Leenaerdt:
«Quand j’étais petite et que je passais devant la boutique, je me disais: «Un jour, j’aimerais y être vendue.» C’était presque un but à atteindre. Sonja a été la première à commander ma collection. Et c’était comme un gros tampon de validation: ma marque existe car elle est vendue, et pas n’importe où ni par n’importe qui! Sonja n’a jamais peur de prendre des risques, elle choisit les pièces plus conceptuelles, elle les comprend. Elle connaît sa clientèle, ses sélections sont les plus riches, les plus cohérentes et celles qui illustrent le mieux ce que raconte la collection.»
Marina Yee:
«Notre première rencontre fut belle, j’avais gagné La Canette d’or et après le défilé, Sonja est venue me frapper sur l’épaule et me dire qu’elle voulait acheter toute la collection. Je ne parvenais pas à y croire… Elle a un flair infaillible. Quand la mode belge a démarré avec les Six d’Anvers, nous n’étions absolument pas connus et elle, instinctivement, elle a senti notre potentiel. Elle a tant fait, pour la première génération de créateurs et puis les suivantes. Elle est sous-estimée dans le sens où la gloire va aux designers mais elle a fait un vrai travail de pionnière. C’est la seule boutique où tout cela a commencé et où tout est concentré. Nous devrions lui ériger une statue.»
Marina Yee
Ann Demeulemeester:
«Ma longue relation avec Stijl et Sonja Noël se résume en deux mots: fidélité et respect. Avec majuscules!»
Lire aussi : au Louvre à Paris, la mode entre enfin au musée
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici