Stella Jean, une étoile singulière de la mode

Des couleurs métissées - des étoffes aux moindres détails de sandales - pour la collection Marina Rinaldi créée par Stella Jean et entièrement fabriquée en Haïti. © SDP

Depuis 2012, elle crée une mode qui explore ses racines avec hybridation heureuse. Stella Jean, créatrice métissée d’Haïti et d’Italie, travaille à Rome, défile à Milan, fabrique à Port-au-Prince ou au Burkina Faso et prend son envol, de plus belle. Il faudra compter avec elle et ses envies multiculturelles.

Stella Jean en trois mots : énergie, émotion et multiculturalité.
Stella Jean en trois mots : énergie, émotion et multiculturalité.© ANDREA BENEDETTI

Cela se passe à Milan, au Circolo Filologico, via Clerici, un soir de septembre 2016, en pleine Fashion Week. Des jeunes filles vêtues chamarrées dansent lentement, elles portent les couleurs métissées de « Stella Jean pour Marina Rinaldi », une collection capsule de douze silhouettes estivales au parti pris ésotérique et joyeux, artisanat compris. La créatrice, 36 ans, qui s’en est donné à coeur joie, arbore un chignon serré, des lunettes à grosse monture et une veste de ce cru pour être dans le ton. Dans une langue délicieuse, un français chantant qui dit fièrement ses origines créoles, Stella Jean parle de sa mode engagée avec une aura particulière, singulière, qui donne envie de croire à un monde meilleur.

Des couleurs métissées - des étoffes aux moindres détails de sandales - pour la collection Marina Rinaldi créée par Stella Jean et entièrement fabriquée en Haïti.
Des couleurs métissées – des étoffes aux moindres détails de sandales – pour la collection Marina Rinaldi créée par Stella Jean et entièrement fabriquée en Haïti.© SDP

Deux jours plus tard, le dimanche 25 septembre, elle défilera sous son nom, dans le Salon Arengario, salle des Cariatides, offrant un show bourré d’énergie, d’émotion, de contre-colonialisme et d’heureuse multiculturalité, son ADN. Comme à chaque fois, elle le fera ouvrir solennellement avec cette acclamation de femme qui dit : « Rassembler. » Elle l’a emprunté, de même la voix, à Toto Bissainthe, « grande actrice haïtienne, c’est en réalité le son et le cri de la libération du pays. Et si je l’utilise ainsi, c’est ma façon de dire : « Attention, ouvrez grand vos yeux et vos oreilles, je vais vous raconter quelque chose. » »

Vous brandissez comme un étendard votre volonté de métissage…

Oui, dès le début, elle était déjà là, cette envie. Mais je n’ai pas commencé vraiment avec l’idée de faire de la mode, je rêvais juste de montrer que si je mettais dans un même look ma part italienne et ma partie haïtienne, cela pouvait marcher. D’autant que cela n’a pas été facile pour moi dans les années 80, naître en Italie et grandir à Rome… A l’école primaire, j’étais la seule Noire, je me sentais comme une Italienne normale, mais dans le regard des autres j’étais comme une sorte de sans-papiers. Je voulais démontrer qu’il ne faut pas avoir peur de mélanger les cultures, même si elles sont lointaines et au-delà de l’océan, elles peuvent avoir du sens, surtout si on fait en sorte qu’elles dialoguent de façon paritaire, c’est cela justement qui change le regard. On a toujours utilisé des références du sud du monde dans l’histoire, dans la mode, dans l’art, mais maintenant l’oeil « safari blanc », cela doit changer.

A quel âge avez-vous découvert Haïti ?

Silhouette de l'automne hiver 16-17 de Stella Jean.
Silhouette de l’automne hiver 16-17 de Stella Jean.© SDP

Je crois d’abord que je l’ai découvert à travers ma mère, elle est un peu la cause de tout cela, c’est une femme très froide, qui ne laisse passer aucun sentiment, elle est toujours prête à contrôler, elle nous a donné, à moi et à ma soeur, une éducation stricte, quelque chose de très différent des Caraïbes. Mais quand elle parlait de son pays, là, c’était la passion et l’amour. Je crois que c’était impossible de ne pas nous transmettre cela. On la trouvait parfois dansant seule dans le salon sur une musique haïtienne de son époque, elle dansait en riant et en pleurant et je sentais que c’était fort. Et je comprenais aussi que ce n’était pas le pays dont j’entendais parler dans les médias, un Haïti pauvre, gris, triste. Non, c’est une contrée dotée d’une énorme culture, presque sans égale dans les Caraïbes, avec des écoles artistiques comme celle de Saint Soleil. Il y a une forme de magie dans cette île que j’ai finalement découverte très petite, j’ai même voyagé seule pour retrouver la famille de ma grand-mère.

A quoi ressemblaient vos premiers pas d’autodidacte ?

L'été 2017 de Stella Jean, ci-dessus et ci-contre, sera à nouveau coloré et ouvert au métissage. Un choix engagé.
L’été 2017 de Stella Jean, ci-dessus et ci-contre, sera à nouveau coloré et ouvert au métissage. Un choix engagé.© SDP

Je venais de terminer le lycée classique en Italie, je croyais avoir du talent pour faire de la mode et j’avais décidé de participer à un concours organisé par Alta Roma en collaboration avec Vogue Italie, Who Is On Next, mais je n’ai pas été acceptée, je l’ai tenté trois fois et trois fois, j’ai été refusée. Puis on m’a conseillé d’essayer de proposer quelque chose d’unique, j’ai pensé que peut-être je serais recalée une quatrième fois mais au moins ce serait effectivement pour quelque chose d’unique. J’avais d’abord présenté des vêtements peints à la main, j’avais travaillé avec cette artiste qui vient de partir, Nadia Valli, elle est morte en septembre dernier, elle avait 86 ans… J’avais seulement essayé de dessiner de belles choses, mais ce « seulement » ne suffisait pas, cela ne marchait pas pour moi. Alors, j’ai arrêté avec toute cette peinture, j’ai pris des tissus que je croyais africains à cette époque-là, des wax hollandais, et des chemises italiennes à rayures trouvées dans l’armoire de mon père et je les ai assemblés, parce que je suis le résultat de cela – un mélange de racines maternelles africaines, avec Haïti qui est tout de même la première République noire au monde, et de racines paternelles turinoises. J’ai essayé de raconter mon histoire, j’ai fait ce que je sentais, j’ai présenté le concours et j’ai été retenue parmi les finalistes… Depuis, je fais toujours ce que je sens.

D’autres fées se sont ensuite penchées sur votre berceau, Giorgio Armani, notamment, qui vous a proposé de défiler dans son Teatro en septembre 2013.

L'été 2017 de Stella Jean, ci-dessus et ci-contre, sera à nouveau coloré et ouvert au métissage. Un choix engagé.
L’été 2017 de Stella Jean, ci-dessus et ci-contre, sera à nouveau coloré et ouvert au métissage. Un choix engagé.© SDP

Dès la fin du show, il est venu en coulisses – c’est la seule fois où il est entré dans le backstage d’un jeune designer qu’il suit parce qu’il ne veut pas l’écraser de son aura. Mais il a décidé de venir et il m’a dit : « Continue comme ça, garde ton ADN, parce que c’est cela qui fera toujours la différence. »

Rihanna a aussi fait office de bonne fée…

Et Beyoncé, cela aide beaucoup. Je ne savais rien, je me suis réveillée un matin, on m’avait envoyé un message, Rihanna à la Maison-Blanche avec mes vêtements, je vois la photo, je crois que c’est un sosie. Incroyable, mais non, c’était elle.

Comment se sent-on quand on est une « jeune créatrice » et que Marina Rinaldi vous propose une collaboration ?

On se sent bien, c’est une belle responsabilité. La première chose que j’ai demandée à l’équipe de Marina Rinaldi, c’est de pouvoir fabriquer tous les accessoires de cette capsule en Haïti, et cela a été accepté tout de suite. J’ai prévenu que ce ne serait pas facile, car ce sont des petits artisans qui bossent dans leur village et ne sont pas coutumiers d’une telle organisation, moi, je suis habituée à travailler avec eux, mais j’ai une autre réalité, ma marque n’est pas grande. Au début, la griffe a rencontré d’énormes difficultés, quand elle a vu qu’elle n’arrivait pas à trouver de solutions, l’équipe au complet a pris l’avion pour Haïti, pour rencontrer tous les artisans, cela m’a vraiment beaucoup touchée.

Vous ne concevez la mode qu’éthique ?

Silhouette de l'automne hiver 16-17 de Stella Jean.
Silhouette de l’automne hiver 16-17 de Stella Jean.© SDP

Oui, mais le terme ne me convient pas trop car il véhicule l’idée que l’on va aider le tiers-monde, sauver Haïti ou l’Afrique, or ce n’est pas du tout cela, non, nous travaillons ensemble, nous créons ensemble. Je me rends d’abord là-bas, je connais les capacités des artisans, ces femmes et ces hommes, je sais leur habilité, leur talent avec le raphia, le papier mâché et le fer forgé en Haïti, à Jacmel, Port-au-Prince et Croix-des-Bouquets. Et nous réalisons ensemble la collection.

Votre mode véhicule un message, est-ce vital pour vous ?

Oui, il doit y avoir un message. Le monde n’a pas besoin de moi pour produire de nouveaux vêtements, les grandes chaînes en fabriquent chaque semaine, on est dans un état de boulimie incroyable, il faut s’arrêter un instant et utiliser ce moyen tellement fort – c’est vraiment une arme puissante – pour faire quelque chose d’autre. La mode, cela ne peut pas être seulement pour te rendre plus grande ou plus fine ou pour dessiner des beaux habits. Je ne crois pas à la mode à seule finalité esthétique, il me faut une réflexion sur l’identité et sur le monde.

Votre collection capsule pour Marina Rinaldi a-t-elle influencé la vôtre et inversement ?

Des couleurs métissées - des étoffes aux moindres détails de sandales - pour la collection Marina Rinaldi créée par Stella Jean et entièrement fabriquée en Haïti.
Des couleurs métissées – des étoffes aux moindres détails de sandales – pour la collection Marina Rinaldi créée par Stella Jean et entièrement fabriquée en Haïti.© SDP

Non, chaque histoire est particulière. Mais pour autant je n’ai pas travaillé de manière différente, sauf que j’ai collaboré avec un team très préparé qui m’a beaucoup facilité les choses, ils m’ont beaucoup aidée. Je voulais de la légèreté dans cette collection, il en faut ! On voit souvent ces produits éthiques d’une tristesse unique.

C’est trop simple, comme si dans ces pays, on n’était pas capable de travailler de façon sophistiquée, cela ne change rien que les ateliers soient pauvres et confinés dans de petits espaces, ils ont une tradition, ils ont une histoire, ils sont tout à fait capables. En Haïti, ce sont les femmes qui cousent, les hommes travaillent le fer forgé et les deux, le papier mâché. Mon fil rouge, c’est toujours l’idée de multiculturalité appliquée à la mode.

Quel est votre processus créatif ? Commencez-vous par dessiner ?

Je ne sais pas dessiner, je suis autodidacte, d’ailleurs tout le monde ne trouve pas cela génial… Je passe donc d’abord par des idées, des impressions, des sentiments, des voyages, le reflet de mon histoire personnelle. Pour ma collaboration avec Marina Rinaldi, je me suis inspirée du Jardin des Tarots à Garavicchio de Pescia Fiorentina, Capalbio, en Toscane, pas loin de Florence.

C’est la plus grande oeuvre que Niki de Saint Phalle ait réalisée en Italie, entre 1979 et 1993. Cela lui a pris tellement de temps et coûté tellement d’argent qu’à un moment, elle a dû habiter dans le parc. Ses sculptures monumentales m’ont émue, c’est si beau, il faut absolument visiter ce jardin. Dès que vous y pénétrez, vous comprenez immédiatement que les couleurs et les formes, elle les a utilisées un peu comme une thérapie. Ce n’est pas toujours le bonheur que l’on trouve dans les couleurs, c’est peut-être parfois aussi la volonté de sortir d’une douleur et d’une souffrance. Dans ses couleurs, il y a tout, le blanc et le noir, la joie et le malheur, elles transmettent la vie réelle.

L'été 2017 de Stella Jean, ci-dessus et ci-contre, sera à nouveau coloré et ouvert au métissage. Un choix engagé.
L’été 2017 de Stella Jean, ci-dessus et ci-contre, sera à nouveau coloré et ouvert au métissage. Un choix engagé.© LUDOVICA ARCERO

D’où vient la pieuvre, motif récurrent dans cette collection ?

C’est un dessin de ma fille de 10 ans – j’ai aussi un grand de 12 ans. Elle n’a pas vraiment d’idée sur la mode, elle prend cela de façon légère, je n’arrive pas à comprendre les enfants qui connaissent les noms des marques, pour moi, c’est inconcevable.

Vous veillez à produire en Italie, en Haïti, en Ethiopie…

Oui, et aussi au Mali, au Burkina Faso, au Kenya…Mais je veille à tout, c’est moi bien sûr qui mets la dernière touche à chaque silhouette, ce sont mes enfants, je ne peux pas laisser cela à quelqu’un d’autre. Il y en a trente-cinq dans ma collection printemps-été 2017, plus l’Homme, cela fait déjà deux saisons que je fais défiler l’Homme en même temps, pour éviter le gaspillage.

Bio express

1979 Naissance à Rome.

2011 Lauréate du concours Vogue Italie, Who Is On Next.

2012 Premier défilé en septembre à la Fashion Week de Milan.

2013 Giorgio Armani propose à Stella Jean de défiler dans l’enceinte de son Teatro Armani.

2014 Exposition d’une silhouette Homme printemps-été 2014 au Victoria & Albert Museum de Londres, dans Le Glamour italien de 1945-2014.

2016 Collection capsule pour Marina Rinaldi.

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