Le temps des copies, ou pourquoi la mode puise son inspiration actuelle dans ses archives
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Faire et refaire. Enterrer puis ressusciter. Les rééditions à l’identique d’anciennes pièces ont aujourd’hui le vent en poupe. Une obsession du passé qui dit beaucoup de la mode d’aujourd’hui.
«Remember the future»: tel était le titre du défilé masculin de Louis Vuitton lors de la Fashion Week à Paris il y a quelques semaines. Pharrell Williams, directeur artistique, associé pour l’occasion à Nigo, étaient pourtant plus tournés vers hier que vers demain.
Le podium circulaire, dans une tente installée dans la Cour Carrée du Louvre, était interrompu tous les quelques mètres par de grandes vitrines blanches en verre opaque. Après le défilé, ce verre est devenu transparent comme par magie, laissant les spectateurs découvrir «The Archives, a visual journey of Pharrell and Nigo’s Journey».
Une sélection de pièces vintage du Billionaire Boys Club (la marque de streetwear que les gourous du style ont cofondée en 2003), ainsi que des accessoires de la période N*E*R*D de Pharrell, des sacs signés Marc Jacobs et Karl Lagerfeld pour Vuitton, une «varsity jacket» de Stüssy provenant directement de la collection personnelle de Pharrell, une doudoune que ce dernier a créée pour Moncler et une malle en bois Louis Vuitton de 1892, qui les aurait inspirés.
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En tout, les spectateurs ont pu admirer 130 pièces, toutes vendues aux enchères la même semaine par Joopiter, la salle de ventes en ligne de… Pharrell. Un vide-dressing qui n’a pas coûté grand-chose au gaillard, donc. Pourquoi Pharrell et Nigo semblent-ils avoir érigé un musée à leur gloire? Certainement pas pour se concentrer sur la mode — aucune idée n’était neuve dans cette nouvelle collection —, mais sur des produits du passé qui furent longtemps tendance, mais ne le sont plus. Alors certes, le secteur change, évolue et s’inspire parfois du passé.
Mais là, on parle carrément de copies conformes de pièces anciennes.
Début janvier, Vuitton avait déjà présenté un autre projet d’archives: un remake à grande échelle de sa collaboration avec l’artiste Takashi Murakami, datant à l’origine de 2005. La collection — 200 références commercialisées en différents «drops» — a été complétée par quelques nouveaux accessoires pour l’occasion, mais reste essentiellement constituée de rééditions. Cette audace mérite-t-elle autant d’enthousiasme qu’en 2005? Alors que Chanel est «en chantier» en attendant l’arrivée de son nouveau directeur artistique Matthieu Blazy au printemps et que Gucci bat de l’aile comme un papillon blessé, Vuitton règne sans partage sur la mode de luxe.
Tous les yeux sont donc rivés sur ses choix. Et il y a bien sûr une vraie stratégie derrière tout cela.
Copies conformes
En fait, de nombreux jeunes consommateurs de produits de luxe n’étaient pas encore nés il y a vingt ans. Et les amateurs de mode sont de grands nostalgiques, férus de pièces d’archives.
Vuitton n’est d’ailleurs pas le seul à jouer cette carte-là. Chez Dior, Maria Grazia Chiuri et Kim Jones ont ressorti le Saddle Bag des archives. Ce sac à main, lancé en 1999 sous la direction créative de John Galliano, a notamment été porté par Carrie Bradshaw dans Sex and the City, tandis que Paris Hilton a été photographiée le portant à son bras.
Mais tous les it bags finissent par s’essouffler et, au bout de cinq ans, le Saddle Bag a lui aussi été remplacé. Une gloire disparue, un symbole daté du passage à l’an 2000… jusqu’à l’année 2014, où Beyoncé a posé avec un exemplaire vintage, ce qui a entraîné un regain de popularité pour le sac… et des tarifs record sur le marché de la seconde main.
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Quatre ans plus tard, Dior réintégrait le sac dans ses collections, en lançant une vaste campagne sur les réseaux sociaux, avec une centaine d’influenceurs, tous parés du précieux sésame. Toujours en 2018, Kim Jones a introduit le sac pour la première fois dans des collections masculines. Et la seconde vie du Saddle Dior se poursuit désormais dans d’innombrables variations: maxi, mini, en denim, monogrammé, ou avec un imprimé inédit introduit par Galliano.
Aujourd’hui, les «vieux» sacs font fureur, à l’instar du Kelly (surnommé le Sac à Dépêches vers 1930) et le Birkin (1984) d’Hermès, l’essence même de la marque de luxe. Il faut aussi citer les pièces immortelles comme le Levi’s 501, les polos Lacoste et Ralph Lauren, le sweat-shirt gris clair Champion ou la veste cirée Barbour.
Et des baskets comme la Converse All Stars, la Stan Smith, la Samba d’Adidas, ou la Nike Air Max. Petite nuance, tout de même: tous ces modèles n’ont jamais cessé d’être fabriqués. Le retour des pièces dont la production avait cessé est un phénomène bien plus récent. Ainsi, Prada a carrément lancé «Re-Edition», une ligne qui réédite des sacs à main et des chaussures datant du début du siècle. Dans la collection printemps-été 2025 de la maison italienne, pas moins de quatre chaussures d’anciennes collections ont été remises au goût du jour en tant que copies exactes.
Walter Van Beirendonck a également accompagné l’une de ses récentes collections d’une série d’accessoires résumant sa carrière.
Pourtant, il ne se laisse pas aller à la nostalgie: sa collection pour l’automne prochain s’intitule «NEW». Dolce & Gabbana a consacré tout un défilé masculin de l’été 2023 aux rééditions, après des années à suivre les tendances des influenceurs et des TikTokeurs, avec des vêtements toujours plus criards, généralement «fun» mais très éloignés de leur ADN.
La collection de rééditions n’est pas un retour en arrière: la marque a plutôt arrêté le temps pour mieux se ressourcer. Pour les générations qui ne connaissent que la version kitsch de Dolce & Gabbana, c’est l’occasion de montrer ce que les créateurs italiens représentaient autrefois. Parlons aussi du retour à la une de Courrèges, qui repose en fait entièrement sur les rééditions des vestes de la marque dans les années 60.
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Ou encore la tentative de relance de Jean Paul Gaultier, il y a plusieurs années, avec une collection couture pour laquelle un designer différent est invité chaque saison, mais aussi la réédition de classiques du catalogue.
Même topo côté design
Dans le secteur du mobilier, les rééditions sont encore plus fréquentes. Cassina a commencé dès 1973 à reproduire des créations de Le Corbusier, Jeanneret et Charlotte Perriand, Gerrit Rietveld ou Frank Lloyd Wright, et ajoute encore régulièrement des «maestri» à son catalogue. Vitra continue également de proposer des pièces Mid-century signées Charles et Ray Eames, George Nelson et Verner Panton.
Outre ces icônes, l’industrie de l’ameublement consulte constamment les archives. Pour dénicher les joyaux oubliés de designers cultes, ou parce qu’il y a soudain une demande pour un canapé qui, pour des raisons obscures, revient inopinément sur toutes les lèvres. Exemple parmi d’autres: le canapé Soriana d’Afra et Tobia Scarpa, datant de 1969.
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Les rééditions d’anciens modèles ne dénotent pas dans les intérieurs, qui renferment souvent des mélanges de styles et d’époques. Les versions contemporaines des classiques sont bien accueillies, sauf par les snobs du design. Elles ne sont jamais tout à fait identiques à l’original, car les méthodes de fabrication et les matériaux ont changé. Parfois en raison de l’évolution de la législation — personne ne veut d’une chaise fabriquée avec de l’amiante — mais le résultat est toujours assez proche.
Tout le monde n’a pas le budget pour une chaise vintage en acrylique transparent de Shiro Kuramata, et certains préfèrent simplement des meubles neufs pour leur intérieur, sans marques laissées par le temps.
Depuis une vingtaine d’années, la mode et le design sont plus que jamais liés. Presque toutes les marques de luxe possèdent leur ligne de mobilier ou organisent des projets prestigieux dans le cadre de la semaine du design de Milan. Pourtant, les maisons de couture ont pris du temps avant de se mettre, elles aussi, à reproduire des pièces d’archives. Sauf en guise d’anecdote. Comme lorsque Donatella Versace, juste avant la pandémie, a fait défiler Jennifer Lopez dans une copie de la robe avec laquelle elle avait «fait exploser Internet» lors des Grammy Awards en 2000.
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Ou encore lorsque Demna a recréé à l’identique une robe de mariée de Cristobal Balenciaga de 1969 pour son premier défilé de couture chez Balenciaga en 2021. Le défilé s’est déroulé dans une reproduction des anciens salons de couture de la maison, artificiellement vieillis pour donner l’impression que personne n’y avait mis les pieds depuis cinquante ans. Demna pensait peut-être à Martin Margiela, maison pour laquelle le directeur artistique formé à Anvers a longtemps travaillé. Margiela a introduit l’idée de «Replica» en 1994, des «vêtements et accessoires triés sur le volet, méticuleusement reproduits dans le monde entier, tout en conservant leur caractère et leur charme», selon la campagne officielle de la maison.
Et la réplique plaît toujours: le mois dernier, à l’occasion du salon Pitti de Florence, le plus grand évènement mondial de la mode masculine, MM6 a présenté une collection inspirée, entre autres, de la garde-robe de Miles Davis, dont une copie du sac où le jazzman rangeait son saxophone.
À bout de souffle
Cette obsession pour le passé signifie-t-elle que la mode arrive en fin de course? Que la machine à idées est en panne? Que tout a déjà été fait et qu’il ne reste plus qu’à regarder en arrière? Oui et non. Le monde a changé.
La génération actuelle de consommateurs en sait beaucoup plus sur la mode que les précédentes, et elle semble également plus intéressée par l’histoire du secteur.
En ligne, on trouve des forums de discussion et des bases de données à l’infini. Et hors ligne, les expositions sur la mode sont légion. Les marques elles-mêmes ne se sont jamais autant intéressées à leur propre histoire qu’aujourd’hui. Il y a une dizaine d’années, à quelques exceptions près, elles ne conservaient presque rien.
Désormais, celles qui en ont les moyens dépensent des fortunes lors de ventes aux enchères pour tenter de reconstituer leurs propres archives…
Dans le même temps, les consommateurs envisagent la mode différemment. Nous portons beaucoup plus de vêtements d’occasion, et certaines friperies sont aussi chics que des boutiques de luxe. Les célébrités portent elles-mêmes des robes anciennes et/ou uniques sur les tapis rouges. Même les termes changent: on ne parle plus de seconde main ou de vintage, mais d’«archives».
Les vieux vêtements sont devenus respectables. Nous mélangeons le passé et le présent dans nos garde-robes. Cela en y laissant de la place pour des tenues plus familières ou nouvelles qui ne nécessitent pas de parcourir une centaine de friperies pour les dégotter. Plus besoin non plus de dépenser une fortune pour une archive: on trouve sa réédition à bon prix et à la bonne taille… même si certains diront qu’il lui manque son «âme».
Il faut ajouter que la mode de luxe traverse une période étrange.
Le jeu des chaises musicales est si intense — chaque semaine, un créateur différent accepte un nouveau poste — que de nombreux labels sont en train de perdre leur identité. Finalement, que signifie encore Gucci ou Burberry? En outre, il y a tant de collections qui sortent et tant de dépendance à l’égard des merchandisers que de nombreuses collections sont devenues très similaires, que tout se mélange et que plus rien ne sort vraiment du lot. Pas besoin de chercher plus loin pour comprendre le succès des rééditions, finalement. C’est une façon cohérente de renouer avec l’essence — et le sens — d’une marque.
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