Tony Delcampe, chef d’atelier de La Cambre Mode(s): « Nos étudiants ne sont pas des «fantasmeurs» de mode »

Tony Delcampe, chef d'atelier de La Cambre mode(s) © Laetitia Bica
Anne-Françoise Moyson

Depuis 24 ans, Tony Delcampe (55 ans) est le chef d’atelier de cette école singulière. Il la connaît par cœur, puisqu’il y débuta d’abord comme étudiant à la toute fin des années 80. Depuis, avec une créativité et une pugnacité qui forcent le respect, il innove pédagogiquement pour former des créateurs et des créatrices qui pensent le vêtement. Et qui vivent le show de fin d’année de ce 2 juin comme une apothéose.

Le défilé

Comment montrer la mode? C’est toujours une interrogation. En mouvement sur des corps, c’est là qu’un vêtement prend toute sa valeur. Sinon c’est une pièce sculpturale muséale. Le show pour nous est un aboutissement et une fête qui clôture une année souvent très intense et chargée en émotion pour les étudiants et les professeurs.

Non-fantasme

Nos étudiants ne sont pas des «fantasmeurs» de mode. Plus j’avance dans mon parcours de responsable de l’école, plus j’insiste sur le faire et sur le non-fantasme. Ce qui nous intéresse, c’est de développer un langage plastique avant tout, soit trouver de nouvelles façons de penser, de conceptualiser, de réaliser un vêtement. Dans notre pédagogie, les trois premières années permettent d’explorer le vocabulaire technique, pour que les étudiants aient un savoir-faire. Ensuite, on insiste sur la plasticité et le langage signature du créateur. Et cela passe par une gymnastique intellectuelle très complète mais pas uniquement puisqu’il faut faire fonctionner les mains en même temps que le cerveau.

‘C’est hallucinant de vivre dans une société où on dit que l’enseignement et la culture coûtent trop cher.’

Talent

Les jeunes ont du talent. Je trouve cependant qu’il y a chez eux parfois peu d’autonomie dans la réflexion intellectuelle. Souvent, ils sont dans l’assertion en pensant qu’ils connaissent déjà beaucoup de choses parce qu’en effet ils sont abreuvés d’infos et d’images… Ici, on essaie de canaliser: on veut qu’ils sélectionnent, comprennent et défendent des images mais qu’ils en fassent aussi autre chose, qu’ils se les approprient. Et notre rôle est de leur faire comprendre que pour en extraire la matière, il faut beaucoup de travail. Du travail sur soi, de l’autonomie et de la maturité.

Famille

La Cambre mode(s) est une famille. C’est une particularité et une qualité. Nous avons un processus de sélection, sur le talent uniquement. On fait entrer au maximum une vingtaine d’étudiants dans le département, l’enseignement est presque particulier. On noue des liens très forts avec nos élèves. Les profs ne jouent pas les papas et mamans mais on est dans une proximité avec eux. C’est pour cette raison que des créateurs comme Anthony Vaccarello, directeur artistique de Saint Laurent, Matthieu Blazy chez Bottega Veneta, Nicolas Di Felice chez Courrèges, Julien Dossena chez Paco Rabanne, Marine Serre et Ester Manas, pour les plus connus, restent proches de nous. On entretient ce lien du mieux qu’on peut, on les invite, ils reviennent, nous invitent à leurs shows. Ils sont fiers d’appartenir à notre école et on est fiers d’eux.

Une révélation

L’amour de la mode vient parfois petit à petit. Ma famille n’était pas du tout concernée par l’art. Petit, je me suis passionné pour la cuisine, c’est très vite devenu une esthétique. J’étais assez doué, il arrivait fréquemment que des voisins, des amis de la famille me demandent de cuisiner leurs repas un peu officiels. Vers 17 ans, j’ai commencé à me documenter sur la mode, c’était la période du Plan Textile – le gouvernement belge s’était rendu compte que l’industrie vestimentaire disparaissait et avait décidé de le refinancer, avec notamment la création du concours de La Canette d’or et le magazine Mode c’est belge. La Cambre n’existait alors pas et je n’avais jamais tenu un crayon en main de ma vie, je me suis donc inscrit à l’Académie des beaux-arts de Tournai en textile design. Un monde s’est ouvert à moi. Ce fut une révélation. J’ai fait du cannibalisme: je me suis nourri culturellement, j’ai avalé tout ce qu’il était possible d’avaler.

Soutien

Le corps est un merveilleux outil. Je suis un boulimique du travail et je me suis beaucoup investi dans l’école jusqu’à ce qu’il m’arrive un accident vasculaire cérébral l’année dernière. Il m’a servi d’avertissement. Cela fait 24 ans que je m’épuise à trouver des moyens financiers pour organiser le défilé et un jury à la hauteur et pour mettre ainsi notre atelier en lumière internationalement. Je n’avais jamais pensé à demander de l’aide mais pour la première fois, j’ai osé ; désormais la maison Saint Laurent et Anthony Vaccarello sont devenus les soutiens solides de La Cambre mode(s).

Aimer

L’enseignement n’est pas un budget trop grand dépensé. Que du contraire. C’est hallucinant de vivre dans une société où on dit que l’enseignement et la culture coûtent trop cher… Qu’est ce qui fait alors le sel de la vie? Doit-on juste être des machines qui produisent? Doit-on uniquement vivre pour travailler et consommer? Je veux croire qu’on doit vivre pour penser, aimer, se passionner.

Lire aussi: Décès de Franc’Pairon: hommage à la fondatrice de La Cambre Mode(s)

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content