Une mode durable? Ça n’existe pas!

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L’adjectif est tellement galvaudé dans l’industrie textile que peu de gens savent finalement à quoi il se rapporte. Consommateurs et marques doivent se retrousser les manches pour véritablement verdir le secteur.

En matière de marketing, dans le milieu de la mode, certaines phrases sont tellement utilisées par les boîtes de com’ et les marques – dès qu’elles usent de coton bio ou produisent localement – que leur signification ne nous touche presque plus. Prenez ce communiqué de Levi’s arrivé dans notre boîte mail. Le label nous y vantait les mérites du « jeans le plus durable jamais conçu », fabriqué dans un « denim recyclé de haute qualité » et en chanvre. Un pantalon qui a un « impact positif » sur l’environnement et qui « réduit les déchets », à en croire les auteurs du courrier. Mais que signifie vraiment « durable »? Ce mot est tant employé que sa définition première est plus floue que jamais.

Et même dans le sérail, certains le concèdent. « Je ne sais même plus ce que cela signifie », déclarait la créatrice Stella McCartney, lors de la présentation de sa collection printemps-été 21, dénonçant l’impact de l’industrie de la mode sur l’environnement et le respect des droits de l’homme depuis les années 90. « Vous n’aurez pas besoin de creuser beaucoup pour voir vaciller les belles résolutions des personnes annonçant faire dans la durabilité… C’est un peu épuisant de constater que ce terme est utilisé à tort et à travers, sans rien derrière. »

Vous n’aurez pas besoin de creuser beaucoup pour voir vaciller les belles résolutions des personnes annonçant faire dans la durabilité.

Stella McCartney

A la moindre avancée green, les griffes se précipitent en effet pour le crier sur tous les toits. Les fibres bio et recyclées, autrefois plutôt rares, se retrouvent aujourd’hui dans les collections des grands créateurs mais aussi chez H&M. Les textiles fabriqués à partir du plastique des océans sont prônés tant par Adidas, pour ses survêtements, que par Prada pour des sacs à dos. De grands noms comme Balenciaga et Burberry mettent en exergue le luxe de leurs produits, mais également les certifications environnementales qu’ils obtiennent. Plus important encore, cette dernière décennie, les entreprises ont commencé à quantifier l’impact de l’entièreté de leur chaîne de production et se battent pour le réduire.

Mais il y a un problème… La mode n’a rien de durable, et elle ne le devient pas, au contraire. Un rapport publié par le Global Fashion Agenda à Copenhague et le Boston Consulting Group, l’année dernière, a révélé que les progrès du secteur de l’habillement, de la réduction des émissions de carbone à la garantie d’un salaire décent pour les travailleurs, étaient 30% plus lents en 2019 qu’en 2018. En outre, ce pan industriel grandit tellement rapidement que son impact environnemental ne fait qu’empirer. Selon ce même rapport, le volume de vêtements et de chaussures produits devrait augmenter de 81% pour atteindre 102 millions de tonnes d’ici 2030. Et la fast fashion n’est pas l’unique coupable. Même le groupe propriétaire de Gucci, Kering, dont les politiques environnementales comptent parmi les plus poussées et transparentes du secteur, a des difficultés à réduire son empreinte carbone, suite à la rapidité d’expansion de ses marques.

Une mode durable? Ça n'existe pas!

Ce qui encourage les gens à ne pas voir cette réalité, c’est donc bien le discours qui entoure ces articles. « Il y a un vaste éventail de labels et de terminologies, qui alimente une dynamique dans laquelle les clients ne remettent pas en question leurs achats. C’est un peu comme un langage codé qui nous pousse à consommer en nous rassurant, sans réfléchir », constate Alex Weller, directeur du marketing Europe de Patagonia, une entreprise de vêtements outdoor qui entend « sauver notre planète », verse 1% de son chiffre d’affaires brut à des projets environnementaux… et n’utilise pas le terme « durable » pour décrire ses produits.

Des chiffres douteux

De nos jours, beaucoup d’entre nous commencent pourtant à sérieusement culpabiliser quant aux conséquences de nos garde-robes sur l’environnement et la société. Un tas d’enquêtes nous confirment sans cesse que nous préférerions acheter des produits « plus durables » et que nous sommes même disposés à payer un peu plus cher. Mais en général, nous n’avons aucune idée de ce que cela implique. Nous ne connaissons pas notre propre empreinte carbone, et encore moins celle de ce pull en cachemire de Mongolie qui nous fait de l’oeil.

« Nous sommes arrivés à un point où les citoyens reconnaissent que la durabilité est quelque chose dont ils devraient se soucier, mais ils ne sont pas suffisamment informés pour savoir ce que concept signifie vraiment »

Et ceux qui font l’effort de s’informer se retrouvent inévitablement face à des torrents de données contradictoires ou erronées. Les rapports kilométriques publiés par les plus grandes agences de consultance du monde sont remplis de statistiques douteuses sur le poids de la mode dans les émissions de carbone et la pollution de l’eau. De plus, les scientifiques continuent à débattre avec vigueur au sujet des avantages du coton recyclé ou écologique pour l’environnement. « Nous sommes arrivés à un point où les citoyens reconnaissent que la durabilité est quelque chose dont ils devraient se soucier, mais ils ne sont pas suffisamment informés pour savoir ce que concept signifie vraiment », déplore Maxine Bédat, fondatrice du New Standard Institute, un groupe de recherche qui se concentre sur le lien entre la mode et le réchauffement climatique. A l’inverse des étiquettes telles que « bio » et « élevé en plein air » de l’industrie agroalimentaire, qui font l’objet d’une régulation par les gouvernements occidentaux et pour lesquelles sont prévues des amendes, voire des peines d’emprisonnement en cas de fraude, « durable » n’est pas un label officiel. Les marques sont donc libres de l’utiliser à leur guise, ajoute-t-elle.

Une information à renforcer

Tout n’a toutefois pas toujours été si flou. A une époque, les marques fabriquaient leurs propres produits, elles utilisaient leurs usines, et certaines filaient même leurs matières premières. Mais des décennies de mondialisation et de politiques commerciales ont incité les maisons à délocaliser leur production. Elles ont ainsi perdu la gestion et la propriété de leurs chaînes d’approvisionnement. La conséquence: retracer le processus peut prendre des années. Des entreprises telles que H&M disposent de plus d’un millier d’usines dans le monde, dont beaucoup sous-traitent à d’autres sans le signaler aux marques. Et les patrons ne sont pas disposés à révéler qui sont leurs fournisseurs de textile, qui à leur tour ne veulent pas dévoiler les secrets de leur approvisionnement en fibres, de peur que d’autres soient prêts à travailler à un prix inférieur.

Une mode durable? Ça n'existe pas!

« Là où les médias ont tort, c’est qu’ils veulent la durabilité maintenant, même si c’est complètement irréaliste », dénonce Jonathan Anderson, directeur de la création de Loewe et JW Anderson (LVMH), et collaborateur de longue date d’Uniqlo. L’homme a commencé à mettre en oeuvre des « changements massifs » au sein de ces labels, il y a quatre ans et demi, en imaginant des vêtements à partir de bouteilles en plastique recyclées ou en travaillant sur des jeans qui nécessitent 80% d’eau en moins pour Uniqlo… Mais il reste relativement discret à ce sujet. « Beaucoup de gens profiteraient de cette situation, en termes de marketing, pour annoncer qu’ils proposent une collection durable, regrette-t-il. Mais ça ne l’est pas. Ils caressent juste le public dans le sens du poil. Une véritable stratégie écologique peut prendre dix ans. Et toute l’équipe doit être partante. »

Depuis 2018, avec son New Standard Institute, Maxine Bédat tente, elle, de combler ces lacunes d’informations, tant envers les marques et les journalistes que les citoyens. Son objectif est de sensibiliser la population quant aux coûts environnementaux et sociaux de la mode, et d’expliquer ce qu’il faudrait mettre en place pour que l’industrie « respecte les limites mondiales qui permettraient aux citoyens et à la planète de prospérer », dit-elle. Elle ajoute que les marques dominent le débat sur la durabilité, laissant derrière elles une abondance de fausses informations. Tant que la presse et les citoyens ne seront pas mieux informés et n’exigeront pas plus de transparence et de réglementation, les griffes pourront dire ce qu’elles veulent, et les législateurs donneront la priorité à d’autres sujets. Pour l’experte, « l’habillement aura toujours un impact sur l’environnement. Mais les marques devraient expliquer leur approche et leurs objectifs, avec honnêteté et transparence. Aucune entreprise n’est parfaite. Mais il ne faut pas utiliser l’argument de la durabilité s’il n’est pas justifié. »

Des belles initiatives

D’une certaine manière, la pandémie a été positive pour la durabilité. Selon les analystes de McKinsey, les ventes du secteur de la mode devraient chuter de 27 à 30% cette année dans le monde, et les marques ont réduit leur production.

De plus, lors des Fashion Weeks, des concepts et des méthodes qui étaient autrefois l’apanage de jeunes stylistes alternatifs – recycler les invendus… – sont maintenant adoptés par de grandes marques, à l’image de Louis Vuitton ou Maison Margiela. Et les défilés « neutres en carbone » – lorsque les maisons compensent les émissions qu’elles ne peuvent pas éviter en faisant des dons à des projets de reforestation, par exemple – se font plus nombreux. Les politiques des entreprises autour de la durabilité sont également plus claires. VF Corp – l’entreprise propriétaire de Timberland -, et Chanel, pour ne citer qu’eux, se sont fixé des objectifs ambitieux en matière de réduction et de compensation de leurs émissions de carbone…

« Quand je suis arrivé à la Sustainable Apparel Coalition, les professionnels de la mode visant la durabilité pouvaient tenir dans une seule pièce, explique son ancien directeur général Jason Kibbey. Aujourd’hui, il y en a des centaines. » Le SAC est une plate-forme où les membres de l’industrie du textile, de l’habillement et de la chaussure échangent des informations sur la durabilité. Des marques telles que Nike, H&M et Patagonia sont membres, tout comme des organisations telles que le WWF et Fairtrade. Jason Kibbey, lui, dirige désormais Higg Co, qui aide les entreprises et détaillants à quantifier l’impact environnemental des matériaux qu’ils utilisent.

Une définition à affiner

Cette évolution positive engendre cependant une augmentation de la pression régnant sur les prix des labels grand public, qui réfléchissent davantage aux résultats. « Lorsque je parle avec des marques qui proposent des produits à bas prix, elles ne se défilent pas en avançant qu’elles ne veulent pas être plus durables, déclare Brian Ehrig, spécialiste de la vente au détail et de la durabilité au sein du bureau de consultance Kearney. Elles sont plutôt réticentes à l’idée que cela va augmenter le prix de leurs produits. En ce moment, avec la récession mondiale, essayer de faire payer plus cher un vêtement semble voué à l’échec. » L’exemple de la start-up Allbirds, active dans le secteur de la chaussure, est intéressant. Ses sneakers – en laine mérinos et avec des semelles en canne à sucre – sont devenues un must-have dans la Silicon Valley. En Belgique, la marque n’est actuellement disponible qu’en ligne, bien qu’elle possède déjà ses propres magasins dans des villes telles qu’Amsterdam, Londres et Paris. En avril 2020, le label a décidé de renseigner, sur l’étiquette de ses produits, leur empreinte carbone. En moyenne, chaque article émet 7,6 kg de CO2, ce qui équivaut à peu près à parcourir une trentaine de kilomètres en voiture ou à faire tourner cinq sèche-linge. « Nous espérons qu’un jour, le carbone deviendra une unité métrique utilisée par tous et un guide pour l’industrie de la mode », revendique Tim Brown, cofondateur… et ancien capitaine de l’équipe de football néo-zélandaise.

Certes le carbone n’est pas la mesure optimale pour déterminer l’impact d’un produit, de la même manière que les calories ne résument pas à elles seules les avantages nutritionnels d’un aliment. « Mais cette valeur peut nous aider à faire des choix plus réfléchis, rétorque Tim Brown. Une partie du défi réside dans le fait que le mot « durabilité » signifie des choses différentes pour chaque individu: microplastiques, qualité de l’air, recyclabilité, biodiversité… Certains de ces éléments peuvent avoir des conséquences contradictoires. Il peut donc exister une certaine confusion quant à la bonne chose à faire. Nous, nous arrivons à la conclusion que tout est important, mais que tout repose sur le carbone. »

L’effort collectif nécessaire

Les revendeurs, eux aussi, commencent à mettre en avant les produits qui répondent à certains critères environnementaux. « La plate-forme allemande Zalando est un bon exemple. L’entreprise a tout simplement décidé de se débarrasser des marques qui ne s’engagent pas dans le développement durable, illustre Jason Kibbey d’Higg Co. De plus en plus de sites vont suivre cette voie. L’industrie va devoir s’adapter. »

En août dernier, la chaîne de grands magasins Selfridges a développé un système d’étiquetage dans le cadre de son initiative « Project Earth », qui valorise les produits écologiques, respectueux des forêts ou végans. « En coulisses, ces articles sont rigoureusement contrôlés en ce qui concerne leurs certifications », explique Daniella Vega, sustainability director du groupe. Ce dernier a également envoyé des objectifs aux marques, pour s’assurer que les neuf matériaux les plus respectueux de l’environnement utilisés dans leurs produits proviennent de « sources certifiées et durables » d’ici 2025, ajoute-t-elle. Les plates-formes de luxe Net-a-porter et MatchesFashion ont entamé des démarches similaires.

Il est important de se rappeler que les consommateurs ont aussi un rôle à jouer et qu’ils doivent revoir leur comportement.

Brian Ehrig

Si les consommateurs peuvent être tentés de laisser la responsabilité d’améliorer la situation aux entreprises, « il est important de se rappeler qu’ils ont aussi un rôle à jouer et qu’ils doivent revoir leur comportement », rappelle Brian Ehrig de Kearney. Mais comment se débarrasser de ces habitudes? Pour Alex Weller de Patagonia, il s’agit d’une véritable « reprogrammation »: « J’ai grandi dans les années 90. A cette époque, nous étions élevés pour consommer, se souvient-il. Mais plus tard, dans mon entourage, il y a eu un déclic, une prise de conscience que cette consommation effrénée était ridicule. Bien sûr, instinctivement, nous le savons tous. Il suffit de passer au-delà de la dissonance cognitive pendant une seconde pour comprendre que ce comportement est complètement excessif. » Et le directeur de marketing de conclure, avec nuance: « Il faut avancer par essais et erreurs. Il faut vraiment investir dans toutes les choses que l’on possède et en assumer la responsabilité. Ne pas les considérer seulement comme un achat ou un article, mais comme un bien utile et significatif dont on va prendre soin. C’est un vrai changement de mentalité. Il faut penser le monde et la consommation différemment. »

©Financial Times

Que fait l’Europe?

« Actuellement, il n’y a aucune législation spécifique en matière de mode durable en Europe, explique Jasmien Wynants, chef de projet et experte en mode durable chez Flanders DC. Mais il existe un certain nombre de lois et de directives qui concernent des parties de la chaîne de production, comme le règlement Reach applicable à l’utilisation des produits chimiques nocifs et la directive européenne sur les déchets qui garantit que tous les Etats membres de l’UE devront avoir instauré une collecte séparée des déchets textiles d’ici 2025. De plus, de nouvelles mesures sont en train d’être élaborées. Le plan d’action pour l’économie circulaire, qui s’inscrit dans le cadre du nouveau Green Deal européen, présente le secteur textile comme un secteur prioritaire. En 2021, une stratégie concrète sera élaborée par la Commission européenne, mais nous ne savons pas encore ce qu’elle contiendra. »

Que reste-t-il encore à faire? « Pour le secteur de la mode, il n’existe pas de solution toute faite, explique la spécialiste. Pour que le système change, tous les acteurs doivent s’impliquer. Les consommateurs doivent revoir leur comportement et les entreprises, leur façon de travailler. Les autorités européennes peuvent jouer un rôle de guide essentiel dans cette transition. Elles peuvent par exemple récompenser la durabilité – les comportements d’achat conscient, la production équitable, l’utilisation de matériaux écologiques… – et condamner le gaspillage. Sa politique peut également être axée sur les prix: s’il devient économiquement avantageux pour le consommateur ou pour une marque de faire un choix durable, le marché changera du tout au tout. En outre, exiger une plus grande transparence et imposer des définitions concrètes de la durabilité pourrait empêcher le greenwashing. Pour l’instant, il existe un nombre incalculable de labels qui attestent de la durabilité d’un produit. Better Cotton Initiative, Blue Sign, Ecocert Fair Trade et l’Ecolabel européen ne sont que quelques exemples. L’Europe pourrait essayer de réguler ceux-ci et de les rendre accessibles aux marques plus petites, car ils sont actuellement assez chers. »

JD

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