Lisette Lombé
« Se dire et se redire que nous sommes des thés rares »
Lisette Lombé se promène sur le même bitume que tout le monde… mais son regard y distingue d’autres choses. Elle nous livre ici ses humeurs poétiques.
Vous connaissez certainement des parents qui ont décidé de ne pas poursuivre l’aventure du couple, qui ont opté pour une garde alternée de leur progéniture, qui sont désormais célibataires ou qui vivent seuls. Vous êtes peut-être l’un de ces parents et vous n’ignorez donc rien de cette marche qui se modifie une semaine sur deux. Passer du pas de course sur le chemin de l’école, du pas de course entre les activités extra-scolaires, du pas de course entre les rendez-vous médicaux, du pas de course entre les courses au pas d’adulte qui vit sa vie d’adulte.
Ce n’est pas qu’on s’arrête de courir mais on retrouve son rythme singulier, on redevient le centre de sa propre attention, on cesse de passer après, on récupère son potentiel d’improvisation… Personnellement, je mesure ma chance d’avoir négocié avec intelligence le virage de la séparation et d’avoir préservé une belle qualité de coparentalité. Je peux dormir sur mes deux oreilles de maman: il y a continuum d’amour…
Je savoure d’autant plus un moment précis de mes semaines « off »: les fins de rencontres poétiques. Les veilles de jours scolaires ou les veilles de matchs de foot matinaux, le samedi ou le dimanche, je m’éclipse rapidement mais les jours où je n’ai aucune obligation familiale, je les prolonge à ma guise. Je peux choisir l’heure à laquelle je rentre, je peux décider d’être fatiguée le lendemain, de mettre le réveil plus tard, de sauter le petit-déjeuner, de partir à la bourre comme à la belle époque des premiers boulots, avant les maternités. Quand je déjeune ainsi, en chemin vers une répétition, je perds quinze ans et je me sens, le temps d’une entorse à mon train-train, comme cette jeune femme dans la vingtaine, libre de ses choix et de ses mouvements. Bon, je suis vite rattrapée par le réel mais je savoure l’illusion d’indépendance par tous mes pores.
Je repense à ce dernier jeudi d’octobre. Nous sortons d’une journée de résidence artistique aussi riche que remuante. Depuis le matin, nous avons écouté des témoignages de femmes fortes et résilientes. Chaque prise de parole nous a fait nous sentir appartenir un peu plus à une communauté de mères courageuses et solidaires. Peu après 16 heures, au moment de nous quitter et de reprendre chacune nos routes, nous décidons, une copine et moi, de rentrer ensemble. Ce n’est pas mon chemin mais j’ai besoin de ce détour, j’ai besoin de cette autre rive, de cette boucle impromptue. De mon côté, absolument rien au programme! Pour elle, c’est différent: elle doit aller récupérer sa fille à l’école.
Nous marchons beaucoup plus lentement qu’à l’ordinaire. Nous savourons les rayons doux du soleil. Nous flottons. Nous parlons avec parcimonie. Comme s’il était inutile que nous nous disions ce que nous ressentons. Pas besoin de mots pour cette gratitude d’être en vie, d’avoir des enfants en vie, d’avoir des proches en vie. Pas besoin de mots pour cette santé, pour cette possibilité de se réunir et d’échanger entre femmes, librement, pour cette absence de bombes au-dessus de nos têtes, absence de guerre, absence de terreur absolue. Nous nous sentons fragiles, humbles, reliées, nourries et puissantes, à la fois. Nous nous quittons en souriant du même sourire vrai.
Pendant près d’une heure, ce sourire ne va pas me quitter. Je sens que si je sors mon calepin pour noter ce que je vois, ce que j’entends ou ce que je sens, je vais rompre la fine membrane qui me sépare d’une journée ordinaire. Les émotions reçues et partagées en cascade durant la journée favorisent une acuité particulière. Alvéoles énigmatiques du monde. Impression d’observer plus d’objets insolites et inspirants, impression de croiser plus de personnes avenantes et ouvertes au dialogue, impression de marcher sur un épais tapis de feuilles mortes.
Chaque pas qui me rapproche de mon domicile m’éloigne du coeur battant du centre-ville. Retour au calme, retour aux bruissements intérieurs. Je laisse la subtile métamorphose des rencontres déterminantes commencer à opérer en moi. Laisser infuser. Mémoires vives. Solidarité. Justice. Lutte. Larmes. Ensemble. Poésie. Art. Transmission. Pardon. Laisser infuser.
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