Reportage: dix jours au Groenland à la recherche des ours blancs

© Philippe Berkenbaum
Philippe Berkenbaum
Philippe Berkenbaum Journaliste

Subissant de plein fouet le réchauffement climatique, l’Arctique s’ouvre à l’exploration contemplative de ceux qui n’ont pas froid aux yeux. Du Spitzberg au Groenland, croisière au pays des ours blancs, des icebergs géants et d’une banquise à la dérive.

Jour 1

C’est un petit morceau de Norvège planté bien au-delà du cercle polaire arctique, où les femmes enceintes n’ont pas le droit d’accoucher et dont les habitants défunts ne peuvent être inhumés sur place. On ne vient pas pour s’établir dans l’archipel du Svalbard, mieux connu par le nom de sa principale île, celle du Spitzberg. On s’y rend pour travailler – jadis dans les mines de charbon, aujourd’hui dans la recherche scientifique, la pêche, le tourisme… – ou pour jouer les touristes, précisément. Et en prendre plein la vue.

C’est dans le port de la capitale Longyearbyen, 2.000 âmes et nettement plus de chiens de traîneaux, que nous embarquons à bord de l’Ocean Nova pour un périple autour du Spitzberg puis le long du Groenland voisin. Cet ancien brise-glace côtier de la marine groenlandaise a été reconverti en navire de croisière à taille humaine, puisqu’il n’accueille qu’une septantaine de passagers. Plus un équipage aux petits soins et une dizaine de guides conférenciers naturalistes. L’escapade, organisée par le grand spécialiste des pôles Christian Kempf, auteur de nombreux ouvrages sur la banquise, les icebergs, la faune et la flore polaires, a aussi une vocation pédagogique.

Reportage: dix jours au Groenland à la recherche des ours blancs
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« Nous ne souhaitons pas nous contenter de montrer aux voyageurs les merveilles de ces contrées sauvages et quasi inaccessibles la plus grande partie de l’année, confirme l’explorateur et professeur d’université qui assume le rôle de chef d’expédition. Nous voulons aussi les sensibiliser à l’extrême fragilité de ces régions marquées à la fois par la surexploitation humaine (chasse, pêche, pollution…) et les changements climatiques. Et dont la préservation est devenue vitale, non seulement pour les espèces qui y vivent – pour la plupart menacées – mais aussi pour la planète entière. Du fait de la fonte des glaciers et de l’impact du réchauffement sur les courants océaniques. »

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Jour 2

Premier aperçu dès le lendemain. Parmi les nombreuses quêtes qui animent notre voyage vers ces terres si peu explorées, deux ont la couleur blanche du Graal. Pour la banquise et les icebergs géants, il faudra attendre d’avoir atteint la côte est du Groenland, l’île-continent danoise couverte à 80% par une calotte qui vomit des glaciers gigantesques. Les ours polaires, en revanche, pullulent au Spitzberg, où ils sont protégés depuis 1973. Ce qui n’empêche pas les autochtones de ne jamais s’aventurer sans leur fusil hors de la ville. Ceci expliquant cela.

Notre premier plantigrade en goguette, un superbe mâle solitaire, nous attend sur les versants du fjord de l’Amour, ça ne s’invente pas. Tache blanche sur fond rocailleux, on le repère de loin. Nous sommes quasiment à 80 degrés de latitude nord, mais il n’y a plus une once de neige ni de glace en cette fin août, et l’animal semble errer sur la berge nue comme un chasseur en peine. Tant mieux pour nous: à peine jetée l’ancre du bateau, nos zodiacs nous permettent de l’approcher à quelques mètres pour le suivre pendant près de deux heures sans qu’il ne manifeste la moindre hostilité. Tout juste un brin de curiosité.

Point d’orgue de ce premier jour marqué par la chance des explorateurs en herbe, en bottes en caoutchouc et en vêtements polaires, vu le vent glacial qui sévit sous ces contrées extrêmes. Après une nuit de navigation plutôt houleuse, la journée nous a offert, entre autres temps forts, une colonie de morses sur la grève d’un îlot décharné, quelques phoques – dont un barbu nonchalamment posé sur un morceau de glace – et une brochette d’adorables macareux moines, avec leurs becs orange capables de pêcher d’un coup plusieurs poissons pour nourrir leurs petits. Seuls au monde sur une mer agitée où il vaut mieux ne pas tomber, hypothermie garantie en moins de 2 minutes.

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Jour 3

Au royaume des glaces, la nuit nous a portés jusqu’au Kongsfjord, le fjord du Roi. Première sortie sur une mer d’huile pour caboter, cette fois, au pied des géants blancs, ces glaciers qui couvrent plus de 60% de la surface du Svalbard et produisent en permanence des blocs de la taille d’un immeuble. Des craquements sourds témoignent des forces titanesques qui sont à l’oeuvre et nous laissent à la merci des éléments. Mais quel spectacle! La nature est souveraine et nous sommes aux premières loges.

Anaïd Gouveneaux, biologiste marine formée à l’UCL, nous pilote délicatement entre les icebergs dont l’intensité du bleu indique l’âge, en témoignant du degré de compression de la neige accumulée pendant des siècles. Elle nous montre comment les glaciers avancent tout en régressant, comme partout ailleurs dans le monde, à une allure qui paraît s’emballer. On comprend mieux comment leur fonte accélérée pourrait contribuer à faire monter le niveau des océans. Plus de 7.000 km³ de glace subsistent encore dans l’archipel. Une goutte d’eau à côté de ce que renferme l’immense Groenland qui nous attend, après 36 heures de navigation. Avant d’y mettre le cap, pied à terre entre deux glaciers.

Nos guides sont armés, les ours ne sont jamais loin. La promenade nous conduit au sommet d’une falaise où nichent des centaines de mouettes tridactyles, et d’où la vue sur les séracs qui nous cernent et le navire en contrebas est époustouflante. Dans ce paysage de toundra où ne poussent que des lichens et quelques rares fleurs arctiques pendant le court été, on rencontre des rennes et des renards polaires, presque amicaux.

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Jours 4 & 5

Enfin la banquise! Près de deux jours de navigation ponctués de conférences et de vaines tentatives d’apercevoir une baleine nous ont conduits à proximité des côtes groenlandaises et de la fameuse baie de Dove, connue pour libérer des icebergs monumentaux. On vogue entre les plaques en formation, encore assez peu épaisses pour que l’étrave du bateau n’en fasse qu’une bouchée. Ici, les ours blancs sont dans leur élément. On en verra plusieurs en quelques jours, l’un occupé à dévorer un phoque, l’autre endormi sur un morceau de banquise à la dérive sous les pâles rayons du soleil de minuit qui donne une teinte irréelle à l’océan de glace qui nous entoure.

Un troisième était en chasse. Lorsque nous sommes arrivés près de lui, il a dirigé vers nous sa technique d’approche, nageant entre les blocs pour s’avancer sournoisement, sortant la tête par moment, dérivant parfois sous la surface jusqu’à émerger à quelques mètres de nous. La tension est palpable, mais nos guides sont à l’affût. Ils finissent par nous imposer une retraite prudente. L’animal peut repartir bredouille, nous avons fait le plein d’images exceptionnelles. On l’entendra grogner, tandis que nous reprenons notre slalom entre les glaçons.

Certains sont particulièrement impressionnants. Immenses parallélépipèdes plats mesurant parfois plus d’un kilomètre de longueur et plusieurs dizaines de mètres de hauteur – pour la seule partie émergée, imaginez ce qu’il y a dessous! -, ce sont des icebergs tabulaires détachés de glaciers régulièrement tassés par le temps. Des fissures rectilignes se forment sous l’action des giga forces à l’oeuvre, et des blocs entiers partent à la dérive dans l’océan glacial. On est peu de chose au pied de telles falaises blanches striées de bleu.

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Jours 6 & 7

La croisière-expédition permet aux passagers de quitter régulièrement le bateau grâce aux zodiacs qu’il convoie, pour observer de près tout ce qui le mérite et débarquer sur terre pour de belles randonnées dans la toundra déserte. Ou sur mer: nous avons droit aussi à une promenade sur un morceau de banquise bercé par la houle, où les seules traces visibles sont celles de l’ours qui nous a précédés de quelques heures. On marche sur l’océan gelé en escaladant les hummocks acérés, ces concrétions de glace créées par la pression entre deux plaques qui se rencontrent. Saisissant mais magique.

Plusieurs autres sorties guident nos pas sur le sol groenlandais, dans des contrées inhabitées où seuls passent parfois des chasseurs inuits. Mais qui furent peuplées jadis par des civilisations esquimaudes préhistoriques ou moyenâgeuses comme celles de Dorset ou de Thulé, dont il subsiste certains vestiges. Caches à viande, traces de fondations, ossements… D’autres animaux endémiques se planquent dans les environs, comme des boeufs musqués ou de multiples espèces d’oiseaux.

Chaque excursion nous offre assez de hauteur pour admirer des panoramas stupéfiants, où les couleurs s’entrechoquent pour peindre des tableaux dantesques. Strates multicolores, glaciers kilométriques, montagnes enneigées, pergélisol spongieux, nuages d’apocalypse, banquise éclatée, icebergs tourmentés, roches peintes découpées en tranches sous l’action du gel… Même la végétation rase prend des teintes agressives, comme pour mieux compenser sa taille ridicule. C’est d’une beauté insolente.

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Jours 8 & 9

Avant d’arriver à l’embouchure du Scoresby Sund, le plus grand système de fjords du monde encombré des plus imposants icebergs qu’il nous sera donné d’approcher de très près, petit retour à la civilisation. On va pouvoir enfin les rencontrer, ces étonnants Inuits. Ils sont pourtant rares sur la côte est du Groenland, les principales implantations étant concentrées de l’autre côté de ce gigantesque territoire, face au Canada.

La petite communauté d’Ittoqqortoormiit (comme ça se prononce) abrite environ 450 habitants dans ses maisonnettes de bois multicolores. La terre est nue et rocailleuse, quelques bandes de neige grise ont survécu à l’été, les enfants nous entraînent vers leur école, et Bella, 12 ans, vêtue du costume traditionnel, vers le petit musée qui rassemble quelques objets emblématiques – kayaks en peau de phoque, harpons, peaux d’ours et ivoire de morse. Une petite galerie dédiée à l’artisanat local offre moins d’intérêt que le supermarché où trônent de rutilants quads et motoneiges entre les conserves et de rares fruits et légumes. La vie est rude sous ces latitudes, mais les visages marqués sont souriants. Et l’échange chaleureux. On les quitte en dégustant de fines lamelles de viande faisandée, allez savoir de quel animal. Nos grimaces les font rire et c’est contagieux.

Jour 10

La nuit a cessé de se confondre avec le jour, nous avons droit à quelques heures de relative obscurité depuis que nous avons mis le cap au sud. Les cathédrales de glace sont désormais omniprésentes autour de nous, aussi majestueuses sous les rayons du soleil que sous ceux de la lune rouge qui lui succède au crépuscule. Entre autres phénomènes extraordinaires, le ciel nous offre une parhélie sous forme d’un halo lumineux entourant le soleil. Et quand il est couché, une aurore boréale prend le relais. C’est la lumière des torches guidant les esprits égarés vers le paradis des Inuits, croit-on ici. Nous, ce sont tous nos sens qui s’égarent face aux beautés de ce monde gelé.

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En pratique

Formalités

Passeport en cours de validité. Pas de visa nécessaire pour la Norvège (Svalbard) et le Danemark (Groenland).

Y aller

La petite agence franco-suisse Grands Espaces, fondée par Christian Kempf, dispose d’une trentaine d’années d’expérience dans l’exploration des territoires polaires. Plusieurs itinéraires permettent de se concentrer sur le Svalbard, le Spitzberg et le Groenland, ou d’en combiner l’exploration. Extension possible en Islande et vols depuis Paris. Atout majeur de l’organisateur: les sorties en zodiacs en compagnie de scientifiques expérimentés.

Grands Espaces, tél.: + 33 (0)3 51 251 251. www.grandsespaces.ch

Quand partir

L’été s’étale de la mi-juin à la fin août avec des températures moyennes légèrement positives et une météo généralement clémente. Le soleil de minuit règne au nord du cercle polaire jusque fin août. Ensuite, les nuits reviennent et font place aux aurores boréales. Croisières possibles entre la mi-mai et la fin septembre. Equipement requis: le même que pour la montagne en hiver.

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