David Le Breton, sociologue et anthropologue: « Le sourire peut être une forme de résistance »
Après le rire, les voix ou la douleur chronique, le chercheur et auteur français poursuit sa dissection du lien entre corps et société en s’intéressant, dans sa dernière publication, au sourire. Une recherche joyeuse d’un geste qui l’est moins qu’il n’y paraît.
Le sourire est désarmant. Petit, j’étais très mal dans ma peau et mes instituteurs trouvaient que je perturbais la classe. Aujourd’hui, je pense qu’on m’aurait diagnostiqué hyperactif, mais j’ai eu la chance que ma mère s’insurge à chaque fois qu’un enseignant suggère qu’on me mette sous médicaments. Quoi qu’il en soit, j’ai passé mon enfance à me faire admonester et mépriser par mes professeurs, sans jamais le prendre trop au sérieux. Or le sourire que je leur renvoyais les mettait dans une colère noire. Sourire peut être une manière d’éliminer le conflit, ou au contraire, être vu comme une provocation insupportable.
Quand on est mal dans sa peau, on étudie la psycho, quand on est mal dans sa société, on étudie la socio, et quand on a mal aux deux on fait de l’anthropo. C’est ce qu’affirmait l’anthropologue Margaret Mead et cela me correspond vraiment: pour moi, la sociologie et l’anthropologie sont des opportunités de réparer des moments de mon enfance auxquels je pense toujours avec beaucoup de tristesse. Il y a des gens qui ne sont pas très heureux et pourtant très souriants, comme nombre d’humoristes sont des gens très mal dans leur peau qui tentent de désamorcer les meurtrissures qu’ils sentent autour d’eux par le biais du rire.
La marche est une sorte de parenthèse enchantée essentielle à notre goût de vivre. Je la vois comme une reprise en main de son existence, on retrouve une disponibilité à soi et aux autres, on s’ouvre au monde en se déconnectant et on s’éloigne de la rumination des tracas à chaque pas. Dans Marcher la vie, j’ai montré que nombre de marcheurs trouvent la guérison au gré du chemin, qu’ils souffrent de dépression ou qu’ils soient confrontés à un deuil ou une rupture. Quand on a perdu son chemin, au sens philosophique du terme, marcher est une manière de le retrouver.
Le corps est un sujet d’étude fabuleux parce que c’est une fausse évidence. Il y a des sociétés dans lesquelles le mot «corps» n’existe pas, parce qu’il n’est pas représenté comme étant différent de la personne. Quand on parle de corps, on est dans l’abstraction, parce que si vous voyez des gens dans la rue, vous voyez des hommes, des femmes ou des personnes non binaires, pas des corps. Toutes les cultures ne voient pas la chair comme une entité qui peut être séparée de la personne.
Je suis un citoyen du monde, heureux d’être français car cela s’accompagne d’énormément d’avantages. Strasbourg est une ville magnifique, avec un art de vivre inépuisable. J’ai commencé à y enseigner à l’université en 1995 et je n’ai jamais quitté la ville depuis. On est proche de l’Allemagne et de la Suisse, ce qui lui donne une dimension très internationale: j’ai toujours l’impression d’être en vacances car on entend parler plein de langues en se baladant ici. Quand je parle avec des Parisiens, ils me disent qu’ils n’ont jamais le temps de rien faire, alors qu’à Strasbourg, la vie est plus paisible.
La douleur est un phénomène infiniment multiple. C’est d’ailleurs pour ça que je lui ai consacré trois livres! Dans l’imaginaire collectif, on l’associe à quelque chose de tragique, ce qu’elle peut être dans certaines situations, mais dès l’instant où elle est choisie, qu’il s’agisse de la pratique d’un sport extrême ou du tatouage par exemple, cela change totalement son approche. Si vous dites à un marathonien «tu vas courir trois heures et tu arriveras dans le même état que quand tu as démarré», cela ne l’intéressera pas, car ce qu’il veut, c’est se prouver ce qu’il est capable d’endurer. On peut aussi utiliser la douleur contre la souffrance, dans le cas de la scarification: on se fait mal pour avoir moins mal, mal au corps plutôt qu’au cœur. Paradoxalement, la douleur peut parfois être une forme de remède (lire aussi «Plaisir de souffrir» dans ce numéro).
Il ne faut jamais se contenter d’une vision univoque des choses. Le silence n’est pas que le vide et l’ennui, tout comme la douleur n’est pas qu’une souffrance destructrice. Le sourire peut être une forme de résistance, une manière de ne pas se laisser abattre par les événements les plus tragiques. On peut sourire même quand on a tout perdu: c’est une manière de perdre avec une formidable élégance, de dire qu’on refuse d’être vaincu par les circonstances.
Sourire. Anthropologie de l’énigmatique, par David Le Breton, Editions Métailié.
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