Lisette Lombé

Chronique | C’est de la rue que se tournent les pages de l’Histoire

Les rues sont pavées d’humeurs, de rencontres, de silences ou d’aveux. Lisette Lombé s’y abandonne et s’y émerveille, humant l’air du temps de sa prose nomade.

Train de 4h53, gare de Liège-Guillemins. Destination du jour: un festival de littérature à Nantes. Je viens de croiser mon fils aîné et ses amis, rentrant de soirée, en quittant la maison. Ballet de la vie. Grand sourire sur mon visage. Je me dis que la fête reste un formidable refuge pour la jeunesse. Forteresse imprenable des adultes, réponse non calculée aux prédictions les plus sombres. 

8 mars. Journée importante pour toute personne concernée par la lutte pour les droits des femmes. Une année, j’ai ouvert une manifestation avec un texte de slam; une autre, j’ai assisté à un match de foot féminin à Nouakchott, en Mauritanie. Ma sœur me rappelle que l’engagement peut prendre de multiples formes. Cet après-midi, je défendrai la poésie sociale écrite par des autrices. 

Hier soir, sur scène, à Binche, j’ai senti combien le mouvement, la transe, la sueur m’arrachaient momentanément à mes tracasseries du quotidien. Brûlure des muscles. Souffle court. Redire cette liberté-là, de femme, de quadragénaire, de mère, de poétesse, de citoyenne. Et terminer par un poème engagé a cappella. Nous relier avec toutes les mobilisations du jour et du lendemain en faveur des droits des femmes. Beaucoup de militantes féministes dans le public. Qualité de l’écoute, émotion palpable, larmes.

Moment suspendu et d’autant plus fort que cela faisait plusieurs représentations que nous n’avions plus invité le public à nous rejoindre sur le plateau en fin de spectacle, pour une danse de rappel. Très émue de voir ces femmes de tous âges s’autoriser à quitter leur siège pour venir dans cette lumière d’ordinaire réservée aux artistes, s’autoriser à se lâcher, à se laisser traverser par la musique et à profiter, ensemble, du moment présent. Danse de résistance. Danse, refus des assignations et des injonctions. Danse comme force collective. Danse de la joie. Danse, recharge des batteries de sens. 

Dans ce train matinal, je repense à ces femmes. Certaines ont fait grève hier, d’autres vont manifester aujourd’hui. Je liste quelques engagements. Ne jamais s’habituer aux corps qui dorment dans les halls de gare. Rester intraitable à l’endroit de la lutte pour un monde plus juste. Ecrire chaque jour un peu de cette histoire de réconciliation des êtres. Continuer à brûler de ce feu poétique, d’aube en aube. 

9 mars. Train retour vers Liège. Sensation doucereuse qu’un week-end de rencontres et de découvertes peut déplacer la pensée. Je rentre chez moi avec un courage revigoré, des visions pour de futurs projets, de nouvelles poétesses à lire, des liens tissés par-delà les frontières, un optimisme qui n’a pas dit son dernier mot. Un temps printanier change tout au voyage. Un accueil de qualité, aussi. Durant le festival, il fut question de censure, de risques, de soif de vivre, d’utopies, de vocabulaire auquel redonner un sens originel positif et lumineux. 

Sur mes réseaux, les images des cortèges de femmes ont empli mon fil d’actualités. Beauté des chants collectifs et intergénérationnels, beauté des slogans mordants ou espiègles, beauté des couleurs dont ce mauve rassembleur. Le photographe Ken Wongyoukhong m’écrit ceci: «J’ai pensé à toi hier. Il y avait une telle force dans les marcheuses du 8 mars. Il se passe quelque chose de fort, la lente mais mûre naissance de la convergence des luttes.»

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