J’ai failli commencer cette chronique par la phrase «Les plus jeunes d’entre vous ne se souviennent probablement pas de…». Ça s’est joué à rien. Mais mon cerveau a très vite réagi en me disant «Ne fais pas ça, Nico, tu vas passer pour un vieux con, après tu vas dire que le monde a bien changé, que tout fout l’camp, qu’à ton époque tu devais vite appuyer sur le bouton REC de ta radio pour enregistrer un morceau sur une cassette, et que tous ces jeunes, là, aujourd’hui, ce qu’il leur faudrait, c’est une bonne guerre.»
J’avoue que mon cerveau n’a pas tort sur le fond. Voici donc ma phrase d’intro revue et corrigée: Il y a quelques jours, ma mémoire m’a renvoyé une image de mon enfance, celle d’une publicité où un homme, attablé dans un restaurant, commande du fromage belge en disant «un peu de tout», avant que de longues tables remplies de fromages n’apparaissent une à une devant ses yeux ébahis.
Un joli coup marketing qui avait mis un sacré coup de projecteur sur les artisans fromagers de notre plat pays dès la diffusion du spot en 1989. Bien sûr, aujourd’hui la concurrence reste très rude sur le marché belge, puisque nous continuons à importer énormément de fromages faisant partie de notre culture collective, pour ne pas dire de notre ADN – personnellement, dès que les températures descendent sous les 20°C, le fromage redevient l’élément principal qui circule dans mon organisme, à égalité avec le sang et l’eau (et un peu de vin rouge, oui, c’est vrai, je vois que vous commencez à bien me connaître).
Envoûté par le sujet, je me suis mis à faire quelques fouilles via la barre de recherche Google, où j’ai simplement écrit «fromage le plus consommé au monde». Et je peux vous dire que mon (parme)sang n’a fait qu’un tour. Les premiers résultats qui apparaissent sont formels: la mozzarella, avec ses 3 millions de tonnes consommées chaque année, rafle le titre sans discussion, bien aidée par la pizza qui, elle, figure sur la liste des plats les plus gobés du globe.
Mais en scrollant un peu plus loin, une surprise surgit: un article affirmant que le frometon le plus consommé ici-bas n’est pas italien, mais français. Et qu’il ne s’agit pas du camembert, mais bien de la Vache qui rit. Le chiffre dégainé est imparable: 125 parts de ce fromage fondu seraient mangées… chaque seconde, soit environ 4 milliards de portions chaque année. Et après, y en a encore qui se demandent pourquoi la Vache qui rit… rit.
À ce moment précis, j’aperçois vos petits yeux inquiets qui disent «Il ne va quand même pas nous laisser comme ça, le journaliste soi-disant fouineur et tatillon: il va nous dire pourquoi la Vache qui rit se marre, quand même, maintenant qu’on en parle. Hein oui qu’il va nous le dire?»
Et vous savez quoi? Evidemment que je vais vous le dire.
On est en 1921 lorsque le dénommé Léon Bel, issu d’une famille d’affineurs français, décide de se lancer dans la création de fromage fondu, inventé en Suisse afin d’écouler les meules excédentaires. Le produit se vend plutôt bien. Mais il lui manque ce petit truc en plus qui s’appelle l’identité et, pour parer à cela, Léon Bel se souvient de l’un de ses camarades de régiment avec qui il a récemment guerroyé afin de sauver le monde. Le frère d’armes s’appelle Benjamin Rabier, il est illustrateur et, durant la Première Guerre mondiale, il s’amusait à dessiner des vaches hilares sur les camions de ravitaillement. Un bovin qui fut rapidement surnommé «wachkyrie» par les Poilus, cela en réponse aux Walkyries peints sur les véhicules militaires… allemands. Eurêka, se dit Bel, qui s’empare de cette vachette rouge sans savoir qu’elle deviendra une véritable icône de la pop culture.
Désormais distribué dans quelque 136 pays, le produit fait régulièrement l’objet d’éditions limitées créées par des artistes. Et figurez-vous que c’est un Belge qui possède la plus grande collection mondiale de boîtes et d’étiquettes de Vache qui rit, à savoir le plasticien flamand Wim Delvoye. Maintenant que vous avez appris plein de choses, je vous laisse néanmoins trancher sur l’épineuse question «Peut-on vraiment dire que la Vache qui rit est un fromage?» Vous avez deux heures, et soyez concis, je vous brie.
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