Les rues sont pavées d’humeurs, de rencontres, de silences ou d’aveux. Lisette Lombé s’y abandonne et s’y émerveille, humant l’air du temps de sa prose nomade.
Ma valise pour Bordeaux est déjà bouclée. Le seul vêtement de sport que je peux encore enfiler pour ma marche de l’aube est un mini short noir. Je dis mini mais c’est un modèle qui ressemble plutôt à celui des basketteurs. Je l’avais acheté pour une résidence d’écriture et de sport à Paris. Les frottements du tissu au niveau de mon entrejambe me rappellent que j’étais physiquement plus affûtée au printemps passé qu’aujourd’hui. Ce détail suffit à me faire retomber dans l’autocritique de mes cuisses.
On peut donc écrire des textes invitant les femmes à être fières de la singularité de leur corps, on peut donc danser sur scène en assumant complètement son physique et, dans le même temps, être rattrapée par de vieux complexes dans un moment de pure détente. Quelques centimètres de peau apparente dans l’espace public et c’est toute la mémoire de la construction de l’estime de soi qui peut s’ébrouer.
Me revoici à l’entrée de l’adolescence, portant une jupe courte et un tee-shirt laissant deviner une poitrine naissante. Prise de conscience que quelque chose change dans les regards des hommes. Sifflements, remarques salaces, voitures qui ralentissent. Rouge aux joues, sensation de honte. Quand certaines actrices célèbres ont revendiqué dans une tribune, en 2018, le «droit d’importuner» dans la rue, elles devaient probablement avoir oublié comment les jeunes filles peuvent être sexualisées à leur insu.
Je me revois à cette époque, mince, tonique, jambes fuselées par des heures d’entraînements d’athlétisme et de basket. Je me compare à des copines qui ne pratiquent aucun sport et je me sens masculine, massive. Le médecin généraliste de mes parents dira de moi, quelques années plus tard, en me croisant dans une maison de repos où je travaille comme étudiante, que je lui évoque la bonne santé d’un cheval. L’image d’un Centaure va me rester dans un coin de la tête longtemps. Des années d’auto-détestation, de génétique congolaise non assumée, de dénigrement plus piquant que la plus blessante des injures.
Ce matin, j’accepte que le passé remonte par vaguelettes. J’accepte le coup de chaud, l’inconfort, la gêne, l’envie fugace de rebrousser chemin, d’ouvrir ma valise et d’enfiler un training malgré la douceur des températures. Je laisse des vocaux à plusieurs amies. Je sais qu’elles me comprendront. N’ont-elles pas, elles aussi, appris à morceler leur corps entre parties acceptées, parties acceptables et parties à cacher? N’ont-elles pas intégré une échelle du paraître allant du camouflage à la provocation? Je ne sais pas si nous abordons si souvent cette question de ce qui nous sied, nous plaît, nous contraint, nous fragilise dans nos propres garde-robes.
Je pense au matraquage autour du fameux Summer Body. Impossible d’y échapper, impossible que ça n’infuse pas, que ça n’influence pas un peu les gestes du quotidien. Je pense à ces jeunes femmes que je croisais dans les cafés de Dublin, pétillantes, se foutant totalement de ce qu’on pouvait dire de leurs ventres nus. Je pense à mes collègues, effeuilleuses burlesques, se jouant des normes avec malice, au cabaret. Je pense à ce poème commandé et écrit pour un recueil destiné aux enfants. Je l’avais intitulé C’est complexe, un complexe. Ne devrais-je pas le relire et le relire comme si j’avais encore 10 ans?
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