Les rues sont pavées d’humeurs, de rencontres, de silences ou d’aveux. Lisette Lombé s’y abandonne et s’y émerveille, humant l’air du temps de sa prose nomade.
88, me souffle-t-on avec gentillesse. C’est le nombre de chroniques écrites pour ce magazine depuis l’automne 2020. Par jeu, je regarde la signification de ce nombre en numérologie. C’est le mot abondance qui émerge de toutes les occurrences. Je me dis que c’est un beau mot pour clôturer cette aventure des Trottoirs philosophes. Je suis émue. Petit cœur serré et fierté. Durant cinq années, abondance d’images, de sensations, de territoires, abondance d’anecdotes, de rencontres, de questionnements. Garder ce réflexe de sursignifier chaque événement, d’ajouter des épaisseurs, des dimensions.
L’écriture de cette chronique a modifié mon rapport au réel, en profondeur. Je marche tout différemment grâce à ce travail de partage. Je ne traverse plus l’espace sans conscience d’être au monde. Attention fine aux détails, amour singulier de la quotidienneté, état d’alerte poétique, peau-papier buvard. La commande est devenue rituel. Elle est loin, l’appréhension des débuts à aborder de nouvelles thématiques, en dehors de la scène ou des livres. Je remercie mes proches de m’avoir encouragée à sortir de ma zone de confort du texte politique. J’ai appris que l’accalmie et la douceur ne m’étaient pas interdites.
‘Cette page aura été, pour moi, tout autant une traversée qu’un refuge.’
Si je regroupe l’ensemble de mes chroniques, je peux remonter le temps vers les angoisses et les espérances du confinement, je peux arpenter les rues de plusieurs pays qui en diront toujours plus long que n’importe quel discours sur l’évolution des classes sociales, je peux mesurer le détricotage des solidarités d’élections en élections, je peux me rencontrer à différentes étapes de mon cheminement intérieur. Sensation d’avoir documenté à ma manière, subjective et lyrique, un bout de notre époque.
Hier, en atelier d’écriture, tandis que les participantes découpaient dans différents tissus pour réaliser un collage en trois dimensions, passait l’album Voyager, du pianiste Max Richter. Cet album m’a été conseillé par un fidèle lecteur durant l’hiver 2023. Il a accompagné et accompagnera encore de nombreux moments de création. Clin d’œil à toutes les personnes qui m’ont envoyé des remerciements, des liens vers des contenus inspirants ou des encouragements. Clin d’œil aux personnes croisées dans la vraie vie, dans la rue, en librairie, sur un quai de gare ou après un spectacle. Clin d’œil aux personnes qui m’ont posé des questions, en espérant que mes réponses auront été pertinentes.
Se voir offrir une carte blanche est un cadeau précieux. Pouvoir écrire à l’abri des commentaires racistes, pouvoir s’exprimer sur des sujets intimes sans risquer le dénigrement, pouvoir déployer sa pensée en dehors des débats stériles et sur plusieurs saisons est une expérience unique. Qualité du soin. Cette page aura été, pour moi, tout autant une traversée qu’un refuge. J’y ai voyagé sans jamais m’y perdre. Je m’y suis recentrée. J’ai pu y rester fidèle à mes engagements.
Hier, j’ai choisi de rejoindre le centre social où j’animais à pied. Une heure et quart de marche. Me dire: C’est la dernière. Ne pas changer les habitudes. Observer, lister. Un ado assis sur une planche de skateboard qui se laisse descendre durant un kilomètre. Intrépidité de la jeunesse. Des baraquements. Un bar à huîtres. Insolence des contrastes. Un pont qui se lève. Un fleuve brunâtre. Une plaine de jeux. Des cris. Des cartables. La vie.
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