Émilie Dequenne : « Je n’arrive pas à me vendre »

Émilie Dequenne : "L'art un refuge!" © GETTY IMAGES
Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Complice d’Albert Dupontel dans le formidable Au revoir là-haut, l’actrice affiche une grande lucidité tant sur le monde du cinéma que sur la place de la femme dans notre société. Rencontre.

Émilie Dequenne :
© JEROME PREBOIS

Elle brille dans le très épatant Au revoir là-haut d’Albert Dupontel. Emilie Dequenne s’est sentie portée par la vision d’un cinéaste qu’elle admire. Sur lui, sur elle, sur le monde, l’actrice belge se prête sans faux-semblant au jeu des questions. Celle qui entra par la grande porte dans le septième art, à 17 ans, en interprétant une fille paumée en quête désespérée d’un emploi dans Rosetta des frères Dardenne – ce qui lui valut un triomphe à Cannes -, est aujourd’hui une femme affranchie, qui n’hésite pas à monter au créneau… Et ce même quand il s’agit d’aborder le sujet délicat du moment, autour de l’affaire Weinstein et du harcèlement. Si sa cigarette électronique lâche un peu de fumée, ses propos sont directs, sincères, parfois décapants.

Albert Dupontel insiste sur le fait que vous étiez son tout premier choix pour le rôle de Madeleine Péricourt…

Pas son genre (2013).
Pas son genre (2013).© ISOPIX / SDP

Venant du cinéma d’auteur, cela m’arrive assez souvent qu’un metteur en scène pense à moi déjà au stade de l’écriture du scénario. Mais parfois non ! A perdre la raison de Joachim Lafosse, ce n’était pas moi qui devais le faire. Pas son genre de Lucas Belvaux non plus… Dupontel, avant même d’avoir entendu parler du projet, j’avais très envie de tourner avec lui. J’adore son univers, sa manière de conjuguer le rire et l’émotion. C’est un travailleur acharné, il dort très peu. Il est plus qu’habité par son film, il est possédé par lui !

Il aime raconter comment il s’est réfugié dans les salles obscures, pour échapper au monde extérieur.

Je pense que l’art, de manière générale, est un refuge ! Quand on se plonge dans une activité artistique, c’est clairement un des enjeux, un des buts recherchés. Adoucir la réalité, se créer un cocon. Un refuge mais qui n’est pas vain, qui permet un échange, par la création d’une réalité alternative.

Aviez-vous ce sentiment d’un refuge en commençant vous-même dans le milieu ?

J’étais trop jeune alors pour intellectualiser ça. J’ai toujours eu envie de jouer, depuis que je sais marcher et parler. A 2 ans, je chantais et je dansais sur les tables. A 5 ans j’assistais à mes premières pièces de théâtre et je reproduisais ce que j’avais vu. Mes idoles, c’étaient les comédiens du Théâtre de la Relève, que j’allais voir à Ladeuze (NDLR : dans l’entité de Chièvres, dans le Hainaut ; Emilie est native de Beloeil, à 3 km de là). C’est eux qui me faisaient rêver… Jouer a toujours été ma manière d’être heureuse, de me sentir vivante.

Certains acteurs avouent avoir longtemps eu l’impression de ne pas être vraiment à leur place sur un plateau de tournage…

Rosetta (1999).
Rosetta (1999).© ISOPIX / SDP

Le syndrome de l’imposture ! Ça arrive à plein de comédiens. Moi aussi, je l’ai vécu. Déjà, c’est un métier où il y a beaucoup d’appelés et très peu d’élus. Alors avec ma mentalité judéo-chrétienne, je me disais parfois :  » Pourquoi moi, et pas une autre ?  » Je n’ai jamais arrêté, depuis très jeune, mais il m’a fallu pas mal de temps pour me sentir légitime. Même au moment de Rosetta. Je pouvais me dire :  » Oui mais bon, ça marche peut-être juste parce que je ressemble à Rosetta.  » J’ai trop longtemps senti le besoin de me justifier, d’asseoir ma légitimité d’actrice. Avec le sentiment que quelqu’un allait dire :  » Non mais qu’est-ce qu’elle fout là ?  » Ça a fini par passer, tout de même (rire)…

Vous ne vous êtes jamais poussée en avant comme le font d’autres ?

Je suis d’un naturel plutôt discret. Les à-côtés de ce métier ne me plaisent pas. Parlons si vous voulez de toutes ces histoires de harcèlement qui font l’actualité. J’ai eu la chance d’être épargnée, mais parce qu’en dehors des rendez-vous qui passent par mon agent, des rencontres avec des réalisateurs au bar en bas de chez moi, et bien sûr des tournages, je ne vais nulle part. Je suis bien chez moi, avec mes enfants, mon mari. Je n’arrive pas à me vendre. Et je n’essaie même pas de le faire. Mes films sont ma vitrine, et c’est tout ! Je sais que cela pourrait se retourner contre moi, de ne pas jouer le jeu. Mais simplement je n’y arrive pas.

Revenons à cette actualité de la libération de la parole féminine sur le harcèlement. Phénomène médiatique ou vague de fond propre à changer les choses ?

Je n’en ai aucune idée. Ce que je sais, c’est que ça ne se limite pas au cinéma. Il y a une histoire de pouvoir. Les gens qui en ont peuvent avoir tendance à en user et à en abuser. Qu’ils soient hommes ou femmes. Mais le problème essentiel est et reste la place de la femme dans la société, dans le monde du travail. On est encore très, très en retard. Il est grand temps d’en finir avec l’inégalité de traitement en matière professionnelle.

Ma cousine vient d’avoir son diplôme d’enseignante. Son pote a terminé les mêmes études et commence à travailler en même temps qu’elle. Et il a déjà un salaire plus élevé. Vous trouvez ça normal ? Moi je dis :  » Allô ? On est en 2017 !  » A même diplôme, mêmes compétences et mêmes responsabilités, commençons enfin à payer un individu et pas un sexe ! La question du harcèlement relève à mes yeux plus du rapport au pouvoir et de la perversion. C’est compliqué. Et on est plus fragile en tant que comédien ou comédienne parce qu’on dépend du désir des autres. On doit forcément susciter le désir du metteur en scène ou du producteur, y compris dans une dimension sensuelle. Et les barrières deviennent alors très fines, trop fines parfois…

Emilie Dequenne joue dans l'adaptation de La Consolation en téléfilm (2017).
Emilie Dequenne joue dans l’adaptation de La Consolation en téléfilm (2017).© ISOPIX / SDP

Je pense qu’une bonne partie des comédiennes qui passent à la réalisation sont stimulées par l’envie de ne plus dépendre des autres, mais d’être soi-même à l’origine de la création. Si je le faisais un jour moi-même, ce serait pour ne plus être dans cette position d’être choisie, qui n’est pas très agréable.

Vous incarnez Flavie Flament dans le téléfilm La Consolation, adapté du livre éponyme. Une histoire vraie, une histoire d’abus…

Une magnifique rencontre avec Flavie, que j’adore. La comédienne qui la joue enfant, Lou Gable, est juste fabuleuse.

J’espère que ce film va permettre de soulever le problème de la prescription, qui fait qu’un monsieur qui va violer des enfants ou de très jeunes pré-adolescentes va échapper à toute sanction si ses victimes, traumatisées, ne parlent qu’au bout d’un certain temps.

Je pense que je ne suis pas la seule à trouver ça insupportable…

En 7 dates

29 août 1981. Naissance à Beloeil, dans la province du Hainaut.

A perdre la raison (2012).
A perdre la raison (2012).© ISOPIX / SDP

1993. Elle rejoint une troupe de théâtre amateur, à Ladeuze.

1999. Elle décroche le premier rôle dans Rosetta des frères Dardenne et se voit couronnée du Prix d’interprétation féminine, à Cannes.

2001. Elle tourne Le pacte des loups de Christophe Gans, avec Vincent Cassel et Jean Yanne.

2012. Elle remporte, à Cannes toujours, le Prix d’interprétation féminine, catégorie « Un certain regard », pour son incarnation de Murielle, dans A perdre la raison de Joachim Lafosse.

2016. Elle est Cyrielle dans Maman a tort de Marc Fitoussi.

2017. Elle est à l’affiche d’Au revoir là-haut, en salle actuellement.

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