Lisette Lombé

Apprendre à prendre soin de nos petits oiseaux

Les rues sont pavées d’humeurs, de rencontres, de silences ou d’aveux. Lisette Lombé s’y abandonne et s’y émerveille, humant l’air du temps de sa prose nomade.

Me voici sur le seuil de la maison du repos, après des mois de routes, d’ateliers, de rencontres, de spectacles, de lectures, de haltes à travers la Belgique et la France, toutes plus enrichissantes les unes que les autres. Je suis rentrée de Nancy hier. Je ne sais pas expliquer pourquoi, peut-être parce que je sortais d’une semaine chargée en émotions très contrastées, j’ai ressenti le besoin de partager sur mes réseaux un bout de cette chronique que j’étais en train d’écrire.

Avec l’âge, j’ai appris à ne plus questionner certains élans. Ma coach me rappelait, dans les moments de doutes sur ma justesse scénique, que le corps sait mieux que nous. C’était une invitation à lâcher prise, à faire confiance à ce qu’il adviendrait en dehors du contrôle. Elle avait raison et son conseil ne valait pas que pour l’espace spécifique du jeu. J’ai donc écrit ceci, que vous lisez avec une quinzaine de jours de décalage.

«Plus jeune, j’associais les fins de cycle à des couperets ou à des moments de bascule. Des décisions de libération radicales devaient être suivies de rebonds spectaculaires. Il n’y avait aucune respiration entre mes histoires d’amour ou mes expériences professionnelles. La rapidité de remise en selle était un signe extérieur de bonne santé mentale. Il était plus important pour moi d’apparaître heureuse que de l’être réellement. Je ne comprenais pas que l’énergie déployée pour entretenir le vernis social me coupait de mes besoins vitaux.

Il aura fallu deux secousses colossales, un burn out et une désemprise, pour que je commence enfin à prendre soin de moi comme je prends soin des autres. Il aura aussi fallu des retrouvailles foudroyantes avec l’écriture et la découverte hallucinante du slam. Il aura aussi fallu une abstinence inédite, une solitude assumée, un réapprivoisement de la tendresse et de la timidité. Cela prend du temps, d’apprendre à se respecter.

C’est mon endroit de lutte, de réflexion et de création aujourd’hui. Comment la langue poétique, que l’on se souhaite amie d’enfance et amie au finish, peut aider à consolider l’estime de soi. Comment la langue poétique peut nous armer face aux injures, aux mensonges, aux menaces, aux manipulations, aux injonctions contradictoires, aux abus de vulnérabilité, face à tout ce qui abîme les sensibles, à tout ce qui pique l’intégrité, à tout ce qui flingue la confiance en l’humanité, à tout ce qui ferait regretter la sincérité. Comment la riposte passe par le Verbe Vrai. Comment les figures de style redeviennent nos alliées.»

Ce qui est beau avec ces trottoirs philosophes, c’est justement ce décalage entre le moment d’écriture et le moment de lecture. Dans cette société de course, de rentabilité, d’immédiateté, de frénésie et de goinfrerie, je ressens beaucoup de chaleur à l’endroit du partage calme et du lien qui se tisse lentement ici depuis 2020. La régularité, inscrite dans l’expérience longue, a modifié mon propre rapport au temps. C’est agréable de pouvoir déployer sa pensée en toute sécurité. Je n’oublie pas que les pages d’un magazine appartiennent à l’espace public, je ne confonds pas ce papier avec celui de mes carnets intimes, je ne partage que ce que j’accepte de partager, que ce qui peut transcender l’expérience personnelle et faire écho à d’autres vécus, ce fameux «je» potentiellement «nous» que nous connaissons tellement bien en poésie.

C’est agréable de pouvoir déployer sa pensée en toute sécurité.

Je repense soudain aux mots de cet enfant allophone, venu participer, avec son grand frère, sa grande sœur et sa maman, à mon atelier d’initiation au slam, à la médiathèque de Vandœuvre-lès-Nancy. Je ne sais pas pourquoi cette parole vient se lover à ce moment précis du récit mais je veux lui faire confiance. J’ai demandé à cet enfant de trouver une métaphore pour me décrire la singularité de sa timidité. Je l’ai aidé en lui expliquant que tout ce qu’il dirait après le mot comme dans la phrase «Je me sens comme…» serait poétique. Cet enfant a dit au groupe que lorsqu’il devait prendre la parole en public, il se sentait comme un petit oiseau enfermé dans une cabane. A la fin de l’atelier, il est revenu me trouver en me disant que son petit oiseau était sorti.

A cet instant précis, m’est apparu le sens de mon métier.

Lire plus de:

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content