Le corps de la femme, quantité négligeable dans un monde conçu pour l’homme?

© Elenia Beretta

Smartphone trop grand, effets secondaires non maîtrisés… La Britannique Caroline Criado Perez a recensé nombre de situations discriminantes dans un monde conçu sur le principe que la femme est un homme comme un autre. Interview en prémices de la Journée internationale de ce 8 mars.

Admiratrice inconditionnelle de Simone de Beauvoir, Caroline Criado Perez n’a pas eu l’impression de naître femme, encore moins féministe. Durant une vingtaine d’années, elle a trouvé la cause un peu vaine, les militantes un peu embarrassantes. Puis, il y a eu un déclic, parti de sa langue maternelle, l’anglais, qui, paradoxalement, semblait valoriser uniquement le père, l’homme. Le  » il  » –  » he  » – universel. Elle a compris le combat de celles qui voulaient faire entendre l’injustice d’un monde à deux vitesses ; elle a décidé de faire du bruit. Et elle a appris très vite.

Le portrait de Jane Austen sur les billets de 10 livres, c’est elle. Ou plus exactement, ce sont sa pétition et sa détermination qui ont conduit la banque d’Angleterre à abandonner le plan de faire de Churchill un nouveau représentant de la liasse d’hommes blancs qui ornent cet objet du quotidien british.

Billet de 10 pounds à l'effigie de Jane Austen
Billet de 10 pounds à l’effigie de Jane Austen© Getty Images

La statue de la suffragette Millicent Fawcett, sur Parliament Square, au pied de Big Ben, c’est elle aussi. De symbole en symbole, elle fait passer son message par un combat de visibilité. On le sait désormais, si de nombreuses femmes ont fait l’histoire, rares sont celles qui l’ont traversée. Leurs vies peu documentées ou mal racontées les ont fait tomber dans l’oubli. Dans son livre Femmes invisibles, récemment sorti en français (*), elle s’interroge donc sur une absence encore plus massive et lourde de conséquences : celle des données statistiques concernant ses pairs. Sans la moindre accusation de misogynie consciente, elle pointe les failles d’un système de pensée où les différences (morphologiques, sociologiques…) des filles ne sont pas prises en compte et où l’illusion du semblable ou la négation de particularités rend l’égalité impossible. Dans une société encadrée d’algorithmes, elle appelle à une conscientisation rapide, sous peine de creuser le fossé à vitesse exponentielle.

Depuis 70 ans, on a changé des choses, mais on ne s’est pas attaqués au noeud du problème.

Votre dernier bouquin s’appelle Femmes invisibles. Comment l’invisibilité mène-t-elle à l’inégalité ?

Je ne pense pas que la manière dont les femmes sont discriminées ait quoi que ce soit à voir avec le bien et le mal. Il n’est pas question de mauvaises personnes faisant des choses horribles délibérément. Ça serait plus simple si c’était le cas, parce qu’il serait facile de comprendre pourquoi ça arrive et comment arrêter ça. En réalité, la discrimination que subissent les femmes est celle que je développe dans mon livre : si elles sont plus susceptibles de mourir dans un accident de voiture par exemple, c’est à cause d’un manque de données spécifiques, les mannequins utilisés lors d’essais de collision étant basés sur des normes masculines. Ce n’est pas délibéré ; c’est le résultat de la manière dont hommes et femmes prennent le corps et le mode de vie masculins pour la référence universelle alors que le corps de la femme est considéré comme celui qui est genré. Il est nécessaire de situer le problème pour pouvoir le régler.

L’ouvrage présente des dizaines d’exemples de ce type, est-ce qu’il y en a un en particulier qui vous a poussée à compiler ces recherches ?

Ce sont surtout les exemples médicaux qui m’ont incitée à continuer. Quand je me documentais pour mon premier bouquin, je suis tombée sur des recherches expliquant que les femmes avaient plus de chances d’être mal diagnostiquées lors d’une crise cardiaque parce qu’elles ne passent pas par ce qui est perçu comme les symptômes  » classiques  » : les douleurs dans la poitrine et le bras gauche. Parfois elles ont surtout des symptômes proches de l’indigestion, une grande fatigue et elles rentrent chez elles avec un mauvais diagnostic. Ça m’a choquée dans un premier temps de ne jamais avoir entendu parler de cela et ça m’a encore plus marquée quand j’ai découvert que même les docteurs n’étaient pas forcément au courant. C’est inconcevable ! Comment peut-on former du personnel soignant sans qu’il sache reconnaître une situation potentiellement mortelle chez plus de la moitié de la population ?

Le corps de la femme, quantité négligeable dans un monde conçu pour l'homme?
© Elenia Beretta

Vous expliquez souvent que votre engagement féministe est né de la grammaire…

J’ai grandi en n’étant pas du tout féministe, en pensant que c’était n’importe quoi, je trouvais tout ça gênant. Pour tout dire, j’avais une faible opinion des femmes jusqu’à ce que je lise un livre au sujet du  » masculin par défaut « . Je ne sais pas comment ça se passe en français, mais en anglais si vous dites  » he « , ça vaut pour  » he  » ou  » she « . Je savais que c’était dans les revendications des militantes mais au départ je ne voyais pas où était le problème… Jusqu’à ce que je découvre que, quand les femmes lisent un de ces mots censés être neutres, elles imaginent dans leur tête un homme. Ça m’a retourné le cerveau ! J’ai compris pour la première fois que moi aussi, je visualisais un homme et pire que ça, je ne m’en étais jamais rendu compte. A partir de là, j’ai commencé à voir l’impact que cela avait au quotidien.

‘On a pris l’habitude de parler de football et de football féminin. Il faudrait dire football masculin !’

Pour changer la donne, il faut donc commencer par collecter des datas ?

C’est une problématique à plusieurs niveaux. Bien sûr, il faut se mettre à collecter des données ventilées par sexe avant que quoi que ce soit ne soit dessiné ou décidé. Mais ça ne s’arrête pas là car ce n’est pas aussi simple qu’il y paraît. Pour que les données soient utiles, il faut identifier le problème qu’on veut régler et qui conduit à collecter ces informations et se demander comment le faire et quelles questions poser. Une question n’est jamais purement objective, elle dépend de qui la pose. On le voit en observant des écarts entre différentes études, la formulation de départ aura une influence potentielle sur la réponse. Par ailleurs, il est nécessaire de s’interroger sur nos suppositions, systématiquement remettre en cause la manière dont on a toujours fait les choses.

Qu’arrive-t-il si on ne prend pas ce recul ?

La démarche est alors contre-productive. Sur les lieux de travail, on voit parfois des initiatives pour diminuer les écarts salariaux ou dans les promotions, par exemple. Le problème est que l’on considère que la manière dont les hommes sont arrivés à ces avantages est celle qu’il faut suivre… et on envisage donc d’apprendre aux femmes comment se comporter comme des hommes ! Encore une fois, c’est partir du principe que la méthode masculine est la méthode  » neutre ou universelle  » et que si elles font autrement, c’est probablement parce qu’elles le font mal.

On se rapproche de la notion  » d’autre  » chère à Simone de Beauvoir. Quelle a été son influence sur votre travail ?

Pour moi, c’est la plus importante féministe depuis Mary Wollstonecraft. Son idée centrale qui est que l’homme est sujet et que la femme est  » l’autre  » est au coeur de mon livre. Je n’aurais jamais pu l’écrire si je n’avais pas lu Le Deuxième sexe.

Est-ce que le constat est le même, septante ans après la publication de cet ouvrage ?

C’est difficile de répondre. Bien sûr les choses ont changé pour les femmes, ça serait fou de prétendre le contraire. Mais vraiment au niveau de l’état d’esprit du  » masculin par défaut « , il n’y a pas eu de véritable évolution. Ce que j’essaie de faire, c’est montrer les effets de cette manière de penser. On a changé des choses, mais on ne s’est pas attaqués au noeud du problème.

Parmi vos coups d’éclat, vous avez défendu le fait que Jane Austen apparaisse sur les livres sterling. Pourquoi avoir mené cette campagne ?

Ils étaient sur le point de retirer la seule femme présente sur des billets. Ils ne l’ont pas fait exprès, ils ne se sont pas dit :  » Oh, alignons uniquement des hommes.  » Donc je considérais que ça allait être simple, que j’allais pointer le problème et expliquer que c’était dommageable comme message, notamment parce que ça renforce l’idée que nous sommes une minorité, ce qui est un non-sens statistique total. J’ai été naïve en croyant qu’ils allaient dire :  » Merci, vous avez tout à fait raison.  » Ça a été un combat très public ! Ils ont fini par avouer qu’ils devaient changer le processus de sélection. Ce qui est terrible, c’est qu’ils avaient l’impression d’avoir des critères objectifs. Souvent, il y a une illusion d’objectivité derrière de nombreuses inégalités. Voici quelques-uns de leurs critères : il fallait qu’il y ait de belles oeuvres d’art représentant la personne -ce qui arrive quasi exclusivement aux hommes blancs – ; il fallait que le nom soit connu – ce qui concerne peu les femmes puisque leurs vies n’ont pas été documentées et celles qui sont restées dans l’histoire n’avaient pas forcément la bonne réputation nécessaire, car ce n’est pas très féminin d’être célèbre. Rien ne disait ouvertement : ça doit être un homme blanc, mais le résultat était le même.

Le débat a été populaire et quand la banque d’Angleterre est revenue sur ses positions, vous avez été violemment harcelée en ligne…

Je recevais 24 heures sur 24 des menaces de viol et de mort avec force détails. Ils ont essayé de trouver mon adresse. C’était très effrayant et évidemment, je ne l’avais pas vu venir. On parle d’un dessin de femme sur un billet. En quoi est-ce problématique ? Quand j’ai réfléchi aux raisons derrière tout ça, je me suis dit que, bien sûr, je savais qu’on parlait de bien plus que de la représentation d’une femme sur un billet ; et eux aussi.

Qu’est-ce qui était visé ?

On abordait la question de qui nous valorisons dans la société et ça allait à l’encontre de l’idée que ce sont les hommes qui méritent naturellement d’occuper l’espace public. Certains (pas tous !) ont vu ça comme une attaque à leur identité. Ça a été une révélation pour moi quant à l’ampleur du travail qu’il reste à faire pour aborder ce que représente d’être un homme accompli au XXIe siècle.

Peut-on régler rapidement le problème du manque de données genrées ?

Ça va prendre du temps. Pour prendre un exemple cruel, il va falloir que beaucoup de personnes meurent pour que nous collections des informations sur les causes de mortalité et qu’elles puissent être utilisées. Il faut accepter qu’il y a un grand retard et beaucoup de failles à combler. Mais peu importe, car ce qui est sûr, c’est que c’est urgent de s’y atteler.

A cause de l’importance exponentielle accordée aujourd’hui au big data ?

Oui, de plus en plus de décisions sont liées à des algorithmes. Et les algorithmes ne font pas que refléter nos propres caractéristiques, ils les amplifient significativement. Si l’on ne prend pas des mesures immédiatement, on va se retrouver dans une situation qui va devenir très rapidement bien pire. On a externalisé le futur à des compagnies privées qui sont littéralement en train de coder des inégalités dans leurs fonctionnalités, il est temps de réagir.

Quel pourrait être ce petit pas que tout le monde peut faire pour changer les choses ?

Ça dépend vraiment de la situation où l’on se trouve, mais une chose que chacun peut faire c’est de ne pas laisser les hommes occuper cet espace  » par défaut « . Par exemple, on a pris l’habitude de parler de football et de football féminin. Il faudrait dire football masculin ! C’est facile et c’est le genre de détail qui va interpeller les gens. Une étude récente a montré que quand on utilise des pronoms féminins ça choque les gens qui sont tellement habitués à ce que le masculin soit la manière générique de tout exprimer. J’adore faire ça, car c’est facile et ça alerte sur la manière dont on perçoit les choses.

(*) Femmes invisibles, par Caroline Criado Perez, First éditions.

Le corps de la femme, quantité négligeable dans un monde conçu pour l'homme?
© rachel louise brown

Caroline Criado Perez

Elle naît au Brésil en 1984.

En 2012, elle crée Women’s Room, un catalogue d’expertes visant à augmenter la représentation des femmes dans les médias.

Suite à sa campagne de sensibilisation de 2013, la banque d’Angleterre émet des billets à l’effigie de Jane Austen, en 2017.

En 2016, elle fait campagne pour qu’une femme rejoigne les onze hommes célèbres représentés à Parliament Square (Londres).

La version française de Femmes invisibles, chez First, est sortie en février dernier.

Bon à savoir

En musique

Les femmes pianistes sont plus exposées aux douleurs et lésions que leurs homologues masculins, car les touches de piano standard sont adaptées à une envergure de main supérieure à la moyenne féminine.

70%

En 2016, le logiciel de reconnaissance vocale de Google avait 70 % de chances supplémentaires de reconnaître correctement une voix masculine plutôt qu’une voix féminine, d’après une étude de la chercheuse américaine Rachael Tatman.

En voiture

La poitrine de nombreuses conductrices les pousse à porter leur ceinture de sécurité différemment de ce qui était imaginé par des fabricants utilisant des mannequins « masculins », blessures supplémentaires à la clé.

69%

Karlskoga, une ville de Suède, a réalisé que durant les mois d’hiver, les femmes représentaient 69% des individus blessés dans des accidents impliquant une seule personne. La cause ? Le plan de déneigement de la ville qui défavorisait les piétons (groupe composé majoritairement de femmes).

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