voix femmes
© Collage Getty Images

Trop sexy, trop grave, trop aiguë : pourquoi les voix des femmes ont-elles du mal à se faire entendre?

Isabelle Willot

La parole des femmes est trop souvent disqualifiée car les sons qui sortent de leur bouche ne «sonnent» pas comme il faut. Pour se faire entendre, doivent-elles à tout prix en changer? Ou imposer un autre modèle d’écoute?

En à peine une année, son grain de contralto si particulier s’est imposé à nos oreilles comme la sensation vocale du moment. A l’adolescence pourtant, la chanteuse française Zaho de Sagazan se disait complexée par sa voix «un peu bizarre, rauque et pas féminine qui ne plaisait pas aux garçons». Cette anomalie singulière est désormais sa force, sa signature même. Que nous avons appris à aimer.

Comme elle, les femmes sont nombreuses à se sentir un jour ou l’autre «mal dans leur voix» sans toujours pouvoir définir avec précision ce qui «cloche». Les timbres dit féminins, parce que «trop sexy» – et donc aguicheurs –, «trop graves» – et dès lors autoritaires – ou trop aigus – traduisez hystériques –, seraient «insupportables» à nos oreilles entraînées à reconnaître les sons «respectables».

Formatage vocal


«Dans ma pratique de coach vocale, les femmes que je rencontre se plaignent de ne pas parvenir à se faire entendre, de se voir constamment couper la parole, d’avoir une «petite voix», détaille Aline Jaillet. Elles se sentent responsables de cette situation. Sans toujours réaliser qu’elles interviennent dans un écosytème dominant de voix d’hommes régi par des codes d’expression et des tonalités qui ne sont pas les leurs.»

Dans un essai brillant intitulé Une voix à soi (Guy Trédaniel éditeur), qui se dévore comme un suspens, l’ancienne chanteuse lyrique dénonce avec finesse le formatage vocal auquel nous sommes soumis, inconsciemment sans doute, depuis le plus jeune âge. Et ce quel que soit notre genre. Moins «audibles», les voix de femmes dérangeraient donc avant même d’avoir pu délivrer leur message.

Marqueur biologique

Pour éviter d’être rappelées à l’ordre, les voix dites féminines se voient alors forcées de mettre en place des stratégies pour se rendre «aimables» au risque parfois de développer de réelles pathologies vocales. Le déséquilibre est encore plus prégnant partout où la parole est un enjeu de pouvoir, en entreprise ou en politique notamment.

Mais aussi dans les lieux de savoir comme l’université ou les médias, où l’on se trouve en face d’un déficit de diversité dans les voix des interlocuteurs, qu’il s’agisse de femmes, de personnes racisées, issues de milieux plus modestes ou appartenant à la minorité LGBTQIA+.

«Prendre conscience de cet état de fait permet déjà de s’alléger d’une part de culpabilité, poursuit Aline Jaillet. De reconnaître l’existence d’une charge vocale. Et de voir ensuite comment l’appréhender: en acceptant les règles du flow dominant et en s’y adaptant. Ou au contraire en sortant de la norme, à ses risques et périls, mais en toute connaissance de cause.»


Normes de genre

C’est que bien qu’invisibles, nos voix restent des marqueurs biologiques puissants de notre appartenance au genre qui nous a été assigné à la naissance. «Garçons et filles verront leurs voix muer à l’adolescence, différemment, pointe la logopède Clémence Porte, autrice du podcast Genres de voix – parcours de transitions vocales. La taille du larynx va s’allonger. La testostérone va épaissir les cordes vocales des garçons, ce qui rendra la voix plus grave.»

‘Nous dépensons une énergie énorme à faire entendre une voix qui nous fera passer pour ce qu’on attend de nous.’

Aline Jaillet, autrice

Mais ce qui relève ici de l’inné n’explique en définitive qu’une partie des différences qui peu à peu se développent. «Avant la mue, la fréquence de la voix est la même pour tous les enfants, poursuit notre logopède spécialisée entre autres dans l’harmonisation de la voix des personnes transgenres. Pourtant, dès 4 ans, on observe que des normes de genre sont déjà intégrées par simple imitation de l’entourage.»

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L’enfant réalise ainsi qu’il doit aggraver sa voix pour imiter son père et monter dans les aigus pour ressembler à sa mère. Entre 7 et 10 ans, les garçons limitent leur registre d’intonations, filtrant ainsi l’expression de leurs émotions.

La langue parlée, l’accent de la région, le phrasé du quartier, les voix de ceux et celles qui nous entourent et la façon plus ou moins bienveillante dont ils en usent vont ainsi façonner la nôtre de manière inconsciente.

Trouver sa voix

«Pourtant, rien n’est naturel, dénonce Aline Jaillet. Tout cela relève de la performance de genre. Nous allons dépenser une énergie énorme à faire entendre une voix qui nous fera passer pour ce que l’on attend de nous. Nous n’entendons plus simplement des voix, mais des voix de garçons ou de filles, d’hommes ou de femmes. Cette écoute à la fois genrée et binaire impacte directement nos interactions sociales en conditionnant notre réceptivité, nos interprétations et nos projections.»

Un constat amplement partagé par la performeureuse et directeurice du Cabaret Poème Lylybeth Merle, à Bruxelles. L’artiste, qui s’identifie comme personne transfem non-binaire, assure avoir découvert sa vraie voix il y a trois ans seulement.

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«Jusque-là, j’ai passé ma vie d’enfant, d’adolescent puis d’adulte à tout mettre en œuvre pour que ma voix soit perçue comme celle d’un homme, confie-t-iel. J’étais totalement dans le contrôle. J’avais intégré qu’il fallait qu’elle soit très grave, qu’elle ne monte surtout pas dans les aigus au risque d’être insulté.e et violenté.e parce que perçu.e comme une personne homosexuelle. Je devais surveiller mes intonations, éviter qu’elle ne soit trop mielleuses.

Une fois que j’ai accepté ma transidentité, que j’ai fait mon coming out, j’ai tout lâché. Moi qui détestais ma voix, j’ai appris à aimer m’écouter, j’ai écrit des poèmes que je me suis mis à performer. J’ai abandonné cette charge vocale, découvert de nouvelles notes. Ma voix est devenue moins monotone, plus nuancée. Et je l’ai laissée partir dans tous les sens. Dans les aigus mais dans les graves aussi.»

Biais technologiques

Comme si notre héritage familial ne suffisait pas à formater les voix, celles-ci sont aussi soumises aux modes… et aux biais technologiques qui – sans surprise – favorisent encore les hommes blancs cis-genres issus des classes supérieures. «L’avènement des radios commerciales à partir de 1920 va progressivement disqualifier les voix de femmes pourtant très bien tolérées jusque-là dans leur rôle de standardistes téléphoniques», rappelle Aline Jalliet.

La bande vocale comprise entre 300 et 3.400 hertz convient mieux aux sons graves. Pour contrer le plafonnement du signal dans les aigus, les ingénieurs montent le volume… rendant ainsi les voix féminines «naturelles» stridentes et vite insupportables. De gré ou de force, il faudra donc les «aggraver».


«Ce que l’on perçoit aujourd’hui comme une voix féminine n’a plus rien à voir avec celle d’une femme des années 50, confirme Clémence Porte. La fréquence des voix a changé. On a très clairement perdu des hertz.» Envolée la «voix de tête» de petite fille, façon Marilyn Monroe et Brigitte Bardot – même si elles continuent de nourrir l’imaginaire collectif.

«Les voix détimbrées et soufflées de Jane Birkin et Charlotte Gainsbourg les ont remplacées dans l’expression d’une nouvelle féminité, poursuit Aline Jalliet. Suivies depuis par les fêlures de notre modernité – je pense aux chanteuses Carla Bruni et Hoshi – jusqu’au son grave et crépitant du «vocal fry» de Kim Kardashian.» Un phrasé adopté aujourd’hui par plus de 60% des jeunes Américaines entre 18 et 25 ans.

Des pathologies à la clé

Mais toute altération de la voix qui implique d’utiliser une tonalité plus grave que la sienne pour lui donner un côté rauque à la mode est loin d’être sans dangers, comme le pointe notre logopède. «A trop contrer sa voix, on risque de développer des pathologies pour lesquelles il faudra consulter, alerte-t-elle.

Tout commence par une sensation de fatigue dans la voix, des douleurs au niveau du larynx, la voix qui devient de plus en plus faible, rauque. Le souffle aussi peut s’altérer. Des nodules peuvent même se développer sur les codes vocales. Une rééducation s’impose voire même une chirurgie dans les cas plus critiques.»

Un phrasé caricatural

Pourtant, sur les ondes des radios officielles et les télévisions, la norme des voix graves et posées comme il faut tient plus que jamais la corde. «Si j’ai été amenée à faire de la radio, c’est parce que j’ai été repérée pour ma voix grave, en fait, tout naturellement, admet la journaliste et référente diversité au sein de la RTBF Safia Kessas. La conséquence sans doute de mon environnement familial, j’ai grandi entourée de garçons. Je pense aussi que j’avais des rôles modèles, j’adorais le grain de Kerstin Claeys sur Bruxelles Capitale. Sans doute que je m’identifiais à ce timbre de voix enveloppant. J’ai surtout appris à poser ma voix, à ne pas parler trop vite.»


En Belgique il est vrai, on est loin– et c’est heureux – du formatage frisant le ridicule des «voix off» à la française dénoncé par la journaliste Victoire Tuaillon dans le documentaire sonore Et là c’est le drame à retrouver sur Arte Radio. «Pour certaines personnes, c’est inné, moi cela m’a pris des mois avant d’être autorisée à passer à l’antenne, explique-t-elle. Au début, ma voix «n’allait jamais»: trop scolaire, trop téléphone rose, trop sérieuse. Alors mes chefs demandaient à une autre journaliste de parler à ma place.»

Une norme qui rassure


Car la norme, même si elle ennuie, rassure en ces temps d’audimat fragile. «On baigne tous dans ce même bain de voix – grave, le rythme coupé, la respiration saccadée, les mots prononcés comme s’ils portaient en eux la fin du monde, ironise Safia Kessas. On a plus de mal à aller vers l’incongru, celui des accents, des grains différents, et même de s’accepter dans sa différence. Nous sommes aussi plus tolérants avec la diversité des voix masculines qui peuvent être nasillardes, sans articulation. Personne ne critique l’accent très prononcé du journaliste Jean-Michel Aphatie, la preuve que l’on peut créer un lien avec le public à travers sa personnalité.»

‘A trop contrer sa voix, on risque 
de développer des pathologies.’

Clémence Porte, logopède

Face au terrible mantra implicite «pas de voix, pas de contrat», Victoire Tuaillon préférera la liberté du podcast – Les couilles sur la table d’abord, Le cœur sur la table ensuite – où elle pourra s’exprimer sans entrave. Tant sur le fond que dans la forme.

«Les codes de ces formats ne sont pas les mêmes, ce qui nous rend plus réceptifs à leurs contenus, analyse Aline Jaillet. Ils nous aident à dépasser les stéréotypes auditifs, à rompre avec les voix hétéronormées qui se doivent de rester dans la séduction. A rééquilibrer l’écoute sans devoir à tout prix masculiniser nos voix.»

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Ecraser l’esapce sonore

Face à des tonalités vocales par nature différentes, notre experte nous invite plutôt à interroger l’usage que nous en ferons. «Notre éducation vocale se basant sur l’imitation, les voix dites masculines ne doivent pas se sentir obligées de prendre le pouvoir, d’augmenter les décibels pour écraser l’espace sonore. La façon dont nous utilisons notre voix trahit une forme d’éthique de la communication et une éthique relationnelle.»

Cette domination par la voix, Lylybeth Merle l’a expérimentée: «Je n’ai pas fait de transition physique dans mon parcours de genre, je porte la barbe et je n’ai pas cherché à féminiser ma voix. Au téléphone, on va tout de suite m’appeler monsieur. En cas de conflit, avec un homme cisgenre, le ton monte beaucoup plus vite: la personne s’oppose à moi avec virulence car elle pense reconnaître une voix d’homme.» Un réflexe conditionné qui en dit long sur l’emprise du patriarcat sur nos voix.


Pour Aline Jaillet, «nous avons tous le choix de respecter l’autre ou de le violenter avec notre voix. Ecouter, c’est aussi mettre en place des silences, laisser la parole. Cette attitude, qui relève de ce que l’on appelle le «care», n’a rien d’inné. De par la manière dont elles sont élevées, les femmes sont mieux outillées pour le faire. Elles peuvent le regretter. Ou à l’inverse tenter d’imposer ce modèle. Et amener ainsi dans les échanges une autre forme d’égalité dans la parole et dans la voix.»

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