Gaming: un monde où les femmes sont encore victimes de sexisme

Le gaming, un milieu où règne fortement le sexisme.
Le gaming, un milieu où règne fortement le sexisme. © Getty Images

Aujourd’hui, 40% de la population mondiale est adepte des jeux vidéo, un hobby qui séduit tant les hommes que les femmes. Pourtant, dans leur pratique, ces dernières continuent d’essuyer des revers sexistes qui nuisent à leur expérience.

Au premier abord, rien ne lie l’ado réservé dans sa chambre et la femme active dans le métro. Pourtant, l’un passe du temps libre sur Call of Duty et l’autre sur Candy Crush. Comme une large partie de la population, ils sont donc tous deux des aficionados des jeux vidéo. La démocratisation massive de ce hobby moderne et son investissement dans notre quotidien ont évidemment aussi séduit les femmes qui représentent aujourd’hui 50% des fans de manette.

Que ce soit une véritable passion, un apport financier ou simplement une activité du dimanche, cette pratique semble toutefois encore pavée d’embûches pour la gent féminine – imagerie hypersexualisante, personnages féminins en minorité, narrations qui adoptent encore souvent des codes sexistes, voire agressions et harcèlement sur les plates-formes en ligne… Les joueuses d’aujourd’hui doivent apprendre à naviguer entre les commentaires dévalorisants pour continuer à se divertir derrière l’écran. Et le secteur a encore de nombreux combats à mener pour changer la donne.

‘Avec la caméra, je fais très attention à la mettre au-dessus de la poitrine, sinon je reçois des messages à caractère sexuel.’

Aurélietv

PACMAN, SEXISTE

Pour mieux comprendre, revenons en arrière. En 1972, le jeu Pong rencontre un succès mondial. Loin du graphisme haute définition d’aujourd’hui, il imite avec ses quelques pixels une partie de tennis de table. Mais sa popularité signe un tournant dans l’histoire du jeu vidéo. Depuis, la place de ces activités virtuelles dans nos sociétés n’a cessé de grandir chaque année pour atteindre un nombre colossal d’adeptes à l’échelle mondiale: 3,2 milliards d’individus! Rapidement, les jeux se sont aussi diversifiés… mais sans se soucier de l’égalité des genres.

Pour Fanny Lignon, maîtresse de conférences et directrice de l’ouvrage pionnier Genre et jeux vidéo (éd. PUM, Presses Universitaires du Midi), ces programmes se sont révélés dès le début reproducteurs des stéréotypes. L’homme constitue le repère humain de base, le premier créé, comme dans la genèse, et la femme, si elle existe, intervient dans un deuxième temps. «Pacman en est un bon exemple, illustre la conférencière. C’est une petite boule jaune tout sauf genrée, mais qui s’appelle Pacman. Un an après, Ms Pacman apparaît. Pour en faire une dame, on lui a ajouté un pixel pour le rouge à lèvres, un autre pour le blush, et un nœud dans les cheveux.»

A la racine de cette problématique, une industrie née dans des mains masculines: «Si on reprend l’histoire des jeux vidéo, ils sont inventés dans des labos par des hommes, qui abordent les thématiques qui sont les leurs pour leurs pairs.» Les jeux se sont donc construits à travers leur regard et tous les biais sexistes qui le composent.

Street Fighter.
Street Fighter. DR © National

Par ailleurs, les personnages féminins semblent plutôt répondre à un fantasme hypersexualisant plutôt qu’à un désir de la part des développeurs de plus d’inclusivité ou d’identification pour les joueuses. «Dans Street Fighter 2, on compte une seule femme sur huit personnages. Et quelle femme! Avec une jupe fendue jusqu’aux oreilles qui permet d’apercevoir la petite culotte si on est assez adroit pour la manipuler, avec des coups spéciaux qui la mettent dans des positions impudiques», déplore notre experte. Au-delà des courbes voluptueuses qui leur sont accordées, les mouvements de ces avatars sont souvent lascifs.

LARA CROFT, PLUS «NORMALE»

Néanmoins, revendications féministes oblige, on peut constater que de ce point de vue, les progrès sont notables. Le personnage de Lara Croft, qui depuis sa création connaît une augmentation de la poitrine exponentielle, a depuis quelque temps retrouvé des proportions plus «normales». «Mais bien sûr elle reste jeune et jolie selon les critères en vigueur du XXIe siècle. Les corps différents, loin de la norme admise, sont rares, poursuit Fanny Lignon.

La différence entre les protagonistes hommes et femmes dans les dessins des jeux vidéo, c’est que ces dernières répondent toujours à des canons de beauté et que chez les hommes c’est moins le cas…» Même si les hommes aux muscles hypertrophiés sont légion. Bonne nouvelle toutefois, la parité numérique se rapproche avec désormais 33% des personnages féminins dans les jeux de combats… «Et ces intervenantes sont aussi devenues valables, pointe encore la spécialiste. Avant, quand on voulait perdre, on prenait une femme. Aujourd’hui, les héroïnes sont puissantes et rapides.»

Malgré tout, l’inclusivité ne repose pas uniquement sur la bonne volonté de développeurs mais suit aussi les courants sociaux actuels: «Les grands studios sont loin d’être des philanthropes, ils répondent à une logique de marché, et comme les mentalités évoluent, ils sont obligés de s’y adapter.» Pour l’autrice et enseignante-chercheuse, les jeux vidéo sont bien le reflet du monde réel et évoluent aussi avec les normes du temps.

C’est pour faire face à cette réalité que la Fédération Wallonie-Bruxelles subsidie le collectif Witch Gamez qui lutte contre le sexisme dans le gaming. Pour celui-ci, le manque d’inclusivité repose aussi sur un public peu progressiste et réfractaire au changement: «Dans sa dernière version, le personnage hyper réaliste de Horizon Forbidden a du duvet visible sur les joues. La réception a été extrêmement négative, soi-disant les femmes n’auraient pas de poils sur le visage. Ces réactions ne favorisent pas l’engagement des studios à ce type d’initiatives et c’est là que sexisme et capitalisme se croisent.»

Ms Pacman.
Ms Pacman. DR © National

Pour faire bouger les choses, Witch Gamez propose de favoriser les postes de développeuses dans les grands studios: «Cela engendrerait sûrement des rôles féminins plus forts, des personnages plus variés et plus d’inclusivité.» Actuellement, si les femmes sont plus nombreuses qu’avant dans les studios de production, elles occupent surtout des postes de communication ou de ressources humaines et donc n’ont pas de réel impact sur la création des produits.

STREAMEUSES EN DANGER

Cela dit, le sexisme dans les jeux vidéo ne se limite pas à une industrie peu progressiste, c’est aussi un milieu particulièrement hostile aux femmes au sein même de ses joueurs. Sur les plates-formes en ligne ou en streaming (diffusion de contenu en live), les agressions sexistes sont tristement courantes. Moins nombreuses en ligne, les gameuses se sentent souvent seules et peinent à savoir comment réagir aux agressions et insultes qu’elles subissent en commentaires.

Aurélietv, qui streame depuis neuf ans, atteste de la dévalorisation régulière de ses compétences, sous prétexte de son genre: «Un jour, je jouais contre un streamer assez connu contre qui j’ai perdu. Dans le chat, quelqu’un a commenté «oh t’as tué Aurélietv». Ce à quoi il a répondu «bah heureusement, c’est une femme». Ça m’a vraiment agacée.» Pour Aeliaa qui streame depuis le confinement, les remarques les plus courantes sont surtout la classique «retourne dans ta cuisine», qui sous-entend qu’elles ne sont pas à leur place.

‘La pire agression que j’ai vécue, c’était en live. J’ai reçu des photos de scènes de crime. J’ai coupé la caméra et mon micro et je me suis mise à pleurer.’

Aeliaa

Autre difficulté pour Aeliaa: les compliments soi-disant bien intentionnés dans son chat en plein live. Là aussi, on semble lui rappeler sa place, d’objet de séduction, cette fois. Quand elle recadre le spectateur, lui redisant que ce n’est pas un lieu de drague, elle sait pouvoir être la cible d’une foudre de colère et de vexation. Aurélietv, elle, reconnaît observer une certaine vigilance pour éviter ce genre de commentaires: «Avec la caméra, je fais très attention à la mettre au-dessus de la poitrine, sinon je reçois des messages à caractère sexuel.»

Elle constate que certains peuvent aller très loin: trouver leurs coordonnées ou celles de proches. «C’est arrivé à une amie, un viewer avait envoyé des trucs à sa porte. Là, tu prends peur.» Au-delà des commentaires graveleux, les femmes font face à des techniques orchestrées particulièrement violentes pour les intimider. Aeliaa témoigne: «La pire agression que j’ai vécue, c’était en live. Via mon Discord (NDLR: un logiciel de messagerie instantanée), j’ai reçu des photos de scènes de crime. J’ai coupé la caméra et mon micro et je me suis mise à pleurer. C’était toutes les streameuses qui étaient visées.»

Le personnage féminin de Horizon Forbidden.
Le personnage féminin de Horizon Forbidden. DR © DR

Pour les femmes, jouer demande souvent d’apprendre à s’armer. Les streameuses disposent d’outils pour se protéger, même si la vigilance peut s’avérer drainante. «Les possibilités de protection, tu les découvres au fur et à mesure des mauvaises expériences, ça bloque aussi sûrement des gens gentils mais c’est le prix à payer pour être tranquille», estime Aeliaa.

Pour le collectif Witch Gamez, il est nécessaire que les femmes se renforcent entre elles, pour éviter un sentiment d’impuissance, voire un syndrome de l’imposteur. «La joueuse du quotidien ne réalise pas forcément que ce qu’elle vit s’inscrit dans un système sexiste. A force de recevoir des commentaires négatifs, certaines se disent que les attaques doivent être méritées, qu’elles sont nulles…»

HAUTS-FAITS DU SEXISME

En réponse à ce besoin d’entraide, Chloé, jeune streameuse belge, a créé Stream’her en 2020: «Je cherchais à créer un safe space entre gameuses.» Son idée rencontre un accueil positif auprès des femmes, mais d’autres joueurs expriment leur avis avec véhémence. «Quand j’ai lancé l’idée, j’ai reçu beaucoup de haine sur le concept, j’ai été accusée de discrimination positive ou d’être «femi-nazi».» Si elle estime devoir être prudente lors de lancement de lives entre femmes, l’expérience est malgré tout réussie: «Il y a une super ambiance et une entraide entre streameuses.»

Pour pouvoir comptabiliser les agressions et ainsi donner du poids aux victimes, Witch Gamez a décidé de lister ces manifestations. Ironiquement, le collectif leur donne le nom d’un trophée de jeu vidéo: le Haut-fait. Sur son site, les Hauts-faits du sexisme se comptent au nombre de 80. Parmi eux: être considérée comme un «atout charme» à son arrivée sur un plateau de stream, être reléguée au poste de soignante, être ignorée lors d’une partie collective ou se faire expliquer des règles comme à un enfant de 3 ans…

«Le boys club réussit à se maintenir comme ça, en vous ignorant, en vous emmerdant, en faisant de vous une proie, en vous sexualisant et bien sûr, la réaction normale, c’est de se dire qu’on n’a plus envie de jouer pour ne pas se confronter à ça», déplore la jeune association. Si celle-ci tient responsable les plates-formes de streaming ou de jeux en ligne, elle souhaite aussi faire réagir les institutions face au harcèlement sexiste dans le milieu: «Aujourd’hui, aller porter plainte, ça ne sert à rien, et c’est très pénible. Il y a besoin d’une prise de conscience plus large, il faudrait réussir à faire comprendre au monde politique deux-trois générations plus loin que le jeu vidéo, ce n’est pas un loisir de niche. C’est le média dominant aujourd’hui! Il faut prendre la question à bras-le-corps.»

Lara Croft. DR

En effet, l’univers virtuel révèle tout son lot de nouvelles questions pour lesquelles les lois n’existent pas encore. Une femme s’est plainte récemment pour agression sexuelle sur son avatar. Pour la maîtresse de conférences Fanny Lignon, «cela crée des problèmes et des questions qui n’existaient pas avant. Il y a une part de réel dans votre avatar au travers duquel vous vivez. La frontière entre joueur et personnage n’est pas si évidente à déterminer. On met des choses de soi dans un personnage vidéoludique. L’avatar, c’est vous et lui: c’est un alliage.» Si le chantier est vaste, les gameuses sont aujourd’hui trop nombreuses pour être ignorées.

En cas de cyber-harcèlement, la meilleure solution est de contacter la police

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