Edgar Kosma
Le fast forwarding, kezako? (chronique)
Au royaume des réseaux sociaux, les jours passent et ne se ressemblent pas. Entre les buzz et les likes, le vrai et le fake, Edgar Kosma scrolle le fil d’actu d’un siècle décidément étrange. Hashtag sans filtre.
Qui prête une oreille distraite aux brouhahas de notre époque pourrait croire que les tendances actuelles sont à la décroissance, la prise de temps et de recul, le retour aux choses simples. Mais ces modes, aussi inspirantes soient-elles, ne sont-elles pas comme un arbre qui cache la forêt? Des comportements minoritaires qui essaient de donner le la, mais qui se retrouvent souvent face à une lame de fond qui fait le gros dos? Car si, d’un côté, certains rêvent de déconnexion, d’autres sautent pieds et poings liés dans la course aveugle et effrénée du «fast forwarding». Kézako, comme disaient les jeunes au siècle dernier?
Un phénomène qui s’empare des réseaux sociaux et des sites de streaming, et qui consiste simplement à visionner des contenus audio ou vidéo en accéléré. Pour répondre à la demande grandissante, les applis et sites proposent de plus en plus cette fonction. Par exemple, le pionnier YouTube prend actuellement en charge le visionnage à 0,25x, 0,5x, 0,75x, normal, 1,25x, 1,5x, 1,75x et 2x.
Le plus choisi? Le blog de la plate-forme vidéo de Google nous apprend que «la plupart des gens regardent à la vitesse normale, mais nous avons constaté que lorsque les gens utilisent cette fonctionnalité, ils choisissent alors, dans plus de 85% des cas, de regarder un peu plus vite, le plus souvent à une vitesse de 1,5x.»
‘L’idée d’imaginer cette fonction appliquée à des vidéos de yoga ou de tai-chi me fait bien sourire.’
Techniquement, cette fonction «fast forward» n’est bien sûr pas neuve. Dans les années 80, nous l’utilisions sur nos K7 de Walkman – parfois même à l’aide d’un crayon pour ceux qui s’en souviennent – ou sur nos VHS. Mais c’était alors dans le seul but de trouver le début d’une chanson ou pour passer les pubs sur un film enregistré à la TV, bien loin de l’utilisation qui en est faite aujourd’hui, où les utilisateurs visionnent des contenus entiers en accéléré.
Il existe aujourd’hui tellement de contenus vidéo qu’il faut voir ou avoir vus – vidéos YouTube et Facebook Watch, séries Netflix, reels sur Insta ou TikTok – qu’une simple vie d’homme ou de femme, même H24, ne suffit plus. Et puisque le rythme de production de contenus ne semble pas décélérer, bien au contraire, les consommer en accéléré serait la seule solution pour espérer décrocher le moins vite possible. Le mythe de Sisyphe dans toute sa splendeur, revisité à la sauce YouTube.
Bien sûr, loin de moi l’idée de tomber dans une technophobie primaire. Je peux imaginer qu’à l’instar d’une lecture en diagonale pour des livres pratiques, une vitesse accélérée peut se révéler une solution légitime pour des vidéos de cuisine, de bricolage ou de cascades félines. Et l’idée, plutôt ironique, d’imaginer cette fonction appliquée à des vidéos de yoga ou de tai-chi me fait bien sourire. En revanche, le concept de regarder des films ou des séries en accéléré me dépasse et me désole, moi qui conçois justement la fiction comme un abri hors du temps et du monde. Quand j’accroche à une série, longue de préférence, j’appréhende le fait d’arriver à la fin dès que je dépasse la moitié et j’essaie souvent de faire durer le plaisir, en faisant par exemple des pauses pendant les épisodes ou en espaçant les derniers épisodes sur plusieurs jours.
Petit conseil personnel pour ceux et celles qui veulent aller plus vite que le temps: installez-vous confortablement dans votre canapé et lancez le tout premier épisode de votre série préférée en léger décéléré. Vous aurez ainsi le loisir de vous focaliser sur des détails qui vous avaient peut-être échappé (éléments de décor, répliques ou scènes à l’arrière-plan). Faites-le jusqu’à ce que vous ayez oublié la décélération. Il est fort probable que cette expérience ne vous apporte rien, mais peut-être aurez-vous à un moment donné cette impression que la course du temps a quelque peu ralenti. Si c’est le cas, bravo! Et sachez que vous avez le droit de reprendre votre vie à une vitesse normale. Let’s play.
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