Comment survivre à un repas de famille?
Il ne faudrait pas que le festin soit source de stress et de sueurs froides à l’idée de revoir grand-maman, tonton André, tante Gertrude et toute la smala lors des bons vœux. Voici nos conseils pour retrouver les siens en toute zénitude… et même en profiter !
Généralement, chacun s’est mis sur son trente-et-un. Les mômes ont été briefés : on dit bonjour à tout le monde, on ne court pas partout, on ne mange pas trop de chips à l’apéro… Idem pour le conjoint : ne pas parler de politique avec Roger, du combat LGTBQ+ avec Josiane et, surtout, ne pas lancer Marc sur ses projets d’investissement, au risque de finir ronflant, le nez dans le potage.
Quand l’instant des retrouvailles arrive, chacun sort son sourire de circonstance. Mais si le bonheur de se revoir est bien réel dans la plupart des chaumières, nombreux sont ceux qui vivent mal ce moment convivial. Et c’est assez normal, en fait.
Psychothérapeute à Bruxelles, Jérôme de Bucquois explique ce malaise en différenciant « la relation » de « l’appartenance » : « Le dîner de famille est clairement un rituel d’appartenance. On commémore le fait d’être membre d’un groupe, autour d’un ancêtre commun, vivant ou non d’ailleurs… Mais il ne s’agit en aucun cas d’une relation intense. Certes, le plus souvent, on en a eu une, entre frères et soeurs, étant jeunes… Mais au fil du temps, on évolue et cette complicité peut ne plus être à la hauteur des espérances. De même, lors de ces réunions, chacun est censé reprendre la relation là où il l’a laissée : l’aîné qui décide, le cadet qui suit, etc. Mais cela n’a plus aucune pertinence à 50 ans ! »
Cette hiérarchie artificiellement reproduite pourrait alors générer des sentiments de rancoeur, d’injustice, de frustration, les vieilles rengaines refaisant surface. « De plus, ces retrouvailles au sommet s’accompagnent généralement de quelques bonnes bouteilles. L’alcool aidant, les choses peuvent vite tourner au pugilat si les convives n’acceptent pas la réalité pour ce qu’elle est et ressortent de vieux trucs qu’on n’a pas forcément envie de voir étalés sur la table, notamment devant son compagnon ou sa compagne », ajoute le spécialiste.
Black Christmas
A Noël, les choses se corsent encore un peu plus. Dans son livre Casseroles, amour et crises (1), Jean-Claude Kaufmann décrypte ce qui se passe lorsque s’illuminent les sapins. « Dans l’ambiance du moment où le décor urbain incite à l’envol imaginaire, la scène des retrouvailles a été longuement visionnée à l’avance, entre scintillement de bonheur et chaleur communicative. Or les faits résistent, refusant de concrétiser trop parfaitement le rêve. »
Et de citer une jeune femme qui témoigne : « J’ai pourtant déjà presque le goût de la dinde dans la bouche. Ma mère me fait des patates que pour moi, à côté des marrons ; c’est les meilleures du monde. Mais faut le dire, qu’est-ce que ça peut être chiant aussi Noël ! C’est jamais ce qu’on avait cru avant. On venait pour la carte postale, toutes les musiques, la neige, les étoiles, un conte de fées quoi. Et puis patatras, on se dit mince je m’emmerde ! Le pire, c’est la mauvaise conscience, c’est la carte postale qui ne marche pas. Pourtant l’année d’après, on y croit encore, tous les ans ça recommence… »
Pour Jérôme de Bucquois, cette pression de réussir son réveillon à tout prix se double d’un autre souci : la comparaison entre les deux familles. Cadeaux des enfants, traiteur ou plats bonne franquette, heure de distribution des présents, tout y passe. A cela s’ajoute aussi, selon le Bruxellois, la complexité des ménages recomposés qui pullulent de nos jours et qui engendre une vaste question : qui inviter ou pas ? Ce qui peut renforcer encore les frictions en ce moment unique de l’année.
Mais alors, face à un tableau si noir, pourquoi perpétuer encore de telles traditions ? La blogueuse et illustratrice Olivia Hagimont y répond avec beaucoup d’humour dans une BD sortie ce mois-ci et intitulée Le dîner de famille (2). Elle y dresse le portrait d’un clan bien typé réuni pour honorer la naissance de Jésus. Les choses prennent une fâcheuse tournure jusqu’à ce que la grand-tante démente remette tout le monde à sa place : « Ouvrez les yeux avant de finir comme moi ! Une famille, c’est dur, c’est chiant et ça fait mal. Mais c’est aussi de l’amour. Alors crotte, profitez-en ! »
Dans une petite vidéo sur le Web, l’auteure résume son propos : « La famille, c’est quand même vachement chouette. Des gens avec des âges et des vécus différents mais qui vous aiment de façon inconditionnelle parce que vous avez le même sang qu’eux, c’est assez formidable en ces temps troubles où la solitude se fait sentir. » Pour Jérôme de Bucquois, la meilleure manière de bien vivre pareilles ripailles serait donc d’accepter les autres pour ce qu’ils sont devenus et non pour ce qu’on voudrait qu’ils soient et surtout « de voir le verre à moitié plein, de se dire qu’il s’agit d’un moment de célébration rituelle de la famille et pas d’une fête relationnelle ». Et Olivia Hagimont de conclure : « Il faut être tolérant, c’est le principal. Et puis, c’est un jeu de patience… »
Vous voilà donc prévenus. Et si d’aventure, la fête tournait malgré tout au vinaigre, on vous donne des tips pour rétablir la situation avec brio et finalement passer un joyeux Noël ! Alors, que faire quand…
… Notre cousin préféré lance le sujet qui fâche
« Il faut savoir choisir entre avoir raison et être heureux », cite le psychothérapeute Jérôme de Bucquois, empruntant les mots du ténor de la communication non violente, Marshall Rosenberg. L’idée serait donc, même si l’on n’est pas d’accord, de ne pas ouvrir le débat devant une tablée de vingt convives où, de toutes façons, la discussion sera parasitée par le bruit. D’autant qu’on aura alors très peu de chance de faire changer son cousin d’avis. Pas question cependant de laisser croire qu’on approuve son point de vue. On lui lancera un sympathique : « Je ne partage pas ton avis, si tu veux on peut en discuter un de ces jours prochains. » Une autre petite suggestion, pas très bienveillante avouons-le : placer tous les potentiels invités aux idées extrêmes, pour ne pas dire racistes, rétrogrades et on en passe… dans un même coin de la pièce. Et les laisser s’arranger entre eux.
… Grand-Mamy râle sur tout
Pas de doute, l’aïeule est victime du syndrome de la rencontre trop parfaite. Ses attentes étaient tellement grandes en ce beau jour que rien ne pourra jamais les égaler. Si l’on suit la proposition de Jérôme de Bucquois, on rétorquera à la grincheuse une petite sentence du genre : « Ne peut-on pas accueillir les choses telles qu’elles sont et en profiter ? » Mais le thérapeute suggère aussi de s’assurer que cette personne ne bougonne pas tout simplement pour se faire remarquer, parce qu’elle se sent seule, incomprise ou non choyée. « Dans ce cas, il suffit de se rapprocher d’elle un instant et de lui dire qu’on comprend que la vie n’est pas facile pour elle. » On l’écoutera un peu se plaindre en acquiesçant et cette empathie aura un effet inattendu : celui de désamorcer la bombe. La blogueuse Olivia Hagimont avance, elle, une autre technique, celle d’entrer dans le jeu de la personne énervée et d’en ajouter quinze couches, jusqu’à ce qu’elle rigole finalement elle aussi…
… Notre gentil beau-père est pompette
Un : on planque les bouteilles. Deux : on évite les discussions polémiques. Trois : une heure avant la fin des festivités, on sert le café.
« Il ne faut pas hésiter aussi à lui faire remarquer avec tact qu’il est temps d’arrêter. On ne lui dira certainement pas : « T’es complètement beurré ! » Mais un simple « j’ai entendu dire que la police serait partout cette nuit. Je sais que tu as une bonne résistance mais fais attention parce que l’Alcootest, ça ne pardonne pas » fera l’affaire », suggère encore le psychothérapeute bruxellois.
… Papa et Maman se prennent le bec en public
Le meilleur conseil : ne surtout pas prendre parti. Et puis, inviter les deux protagonistes à reparler de ça en tête à tête. Ou carrément dévier la conversation : « Tiens, au fait, j’ai une question à te poser… » Olivia Hagimont, elle, propose une fois de plus de désamorcer ça par l’humour, en renvoyant l’un et l’autre à ses propres travers. Une idée qui demande néanmoins un peu de répartie.
… Riri, Fifi et Loulou mettent le souk
Sujet pas facile car, de nos jours, les kids font partie intégrante de la tablée, voire en deviennent carrément le centre. Pour Jean-Claude Kaufmann, « la place des enfants dans les repas a été spectaculairement modifiée par rapport à l’ancien modèle, en quelques dizaines d’années seulement. Ils occupaient clairement un statut subalterne. Cuisine simplifiée et rations parcimonieuses, interdiction de prendre la parole sans y avoir été conviés. Aujourd’hui la donne s’est inversée, l’enfant, au contraire, a été placé au centre. Il est incontestablement devenu le pivot de la conversation, porté par le souci parental de le laisser s’exprimer et accessoirement de l’interroger pour ce faire. »
Il faut donc agir avec tact, d’autant plus qu’il ne s’agit pas toujours de nos propres enfants. Jérôme de Bucquois identifie deux manières de fonctionner : les Esquimaux, où seuls le père et la mère ont droit de cité et l’intervention d’un tiers est malvenue ; et les Soudanais, où les oncles et tantes ont également l’autorité. Dans le premier cas, on demandera gentiment aux parents d’intervenir, arguant que le bruit général de la pièce devient dérangeant. Dans l’autre, on se permettra de sermonner soi-même les mouflets – « Quel coffre tu as… Tu n’irais pas jouer un peu plus loin ? » « Tout est une question de feeling, avoue le thérapeute. Il faut avant tout dédramatiser la situation avec un peu d’humour. » Un dernier conseil : on suivra plutôt les coutumes de la personne qui reçoit en matière d’éducation… Cela évitera bien des heurts et il suffira de remettre les pendules à l’heure, une fois rentré à la maison avec les petits.
… Marraine Sophie tient le crachoir
Deux tactiques s’offrent à nous : soit lancer un autre sujet, qu’elle ne maîtrise pas, pour lui couper l’herbe sous le pied ; soit commencer à parler de tout autre chose à son voisin de table.
« Très vite, d’autres vont commencer à bavarder aussi et, peu à peu, plus personne ne l’écoutera… Elle se taira à coup sûr », affirme Jérôme de Bucquois. « Et la prochaine fois qu’on l’invite, on la colle en bout de table à côté de la grand-mère », ajoute avec ironie Olivia Hagimont.
… Notre grande soeur en a gros sur le coeur
Celle qui signe Le dîner de famille a vécu cela personnellement. Victime de crises d’angoisse suite à un problème d’agoraphobie, elle a traversé une période difficile d’où elle a pu sortir aujourd’hui.
« Mes proches se sont réveillés à ce moment-là et ils ont tous été là, témoigne-t-elle. Ils n’ont rien nié, ils ont fait chacun comme ils ont pu… pas besoin d’en parler des heures mais un simple geste d’affection – quelqu’un qui vous caresse la main, par exemple – peut déjà faire beaucoup. C’est notre rôle d’humain d’être présent en cas de coup dur. »
Jérôme de Bucquois va dans le même sens : « On trouve un petit moment pour lui dire qu’on est de tout coeur avec elle, que si elle a besoin, on est là pour en parler mais qu’il est important qu’elle ne se prive pas des moments heureux et que celui-ci en est un. On l’invite à mettre ainsi sa tristesse, le temps d’une soirée, entre parenthèses. » Esprit de Noël es-tu là ?
(1) Casseroles, amour et crises, par Jean-Claude Kaufmann, Armand Colin.
(2) Le dîner de famille ou comment survivre dans une famille aimante et névrosée, par Olivia Hagimont, Odile Jacob
Des films à visionner… pour (ne surtout pas) s’inspirer !
· Devine qui vient dîner (1967). L’arrivée d’un futur gendre de couleur noire, dans une famille blanche mais ouverte… à une époque où l’Amérique est encore loin de l’être.
· Un air de famille (1996). Toutes les semaines, chez les Menard, on mange ensemble aux Ducs de Bretagne. Sauf que ce soir-là, Arlette, la femme d’Henri, est partie une semaine pour réfléchir… Tout le clan est déstabilisé.
· Festen (1998). Un grand classique de huis clos où, lors du banquet donné pour les 60 ans du patriarche, les festivités virent au cauchemar au fil des révélations des hôtes… avec une subtilité toute scandinave.
· La bûche (1999). L’heure de vérité a sonné pour trois soeurs réunies autour du sapin.
· Mon beau-père et moi (2000). Lorsqu’un jeune homme essaye d’obtenir la main de sa bien-aimée auprès de son père, ancien agent de la CIA, les dîners virent au gag. Dans le second tome, les belles familles, diamétralement opposées, se rencontrent… pour de nouvelles scènes burlesques.
· Un conte de Noël (2008). Un grand règlement de compte familial, lors de retrouvailles de réveillon, avec dialogues affûtés comme des lames de rasoir, signé Arnaud Desplechin.
· Le code a changé (2009). De la même cinéaste que La bûche, Danièle Thompson, un film où, lors d’une simple soirée entre amis et connaissances pros, ce sont en fait les tensions conjugales et familiales qui prennent le dessus… avec brio.
· Le prénom (2012). Quand une rencontre de clan tourne à la bagarre générale autour du choix du prénom d’un bébé à venir… tout simplement.
· Repas de famille (2014). Un beau lunch dominical, entre frères et soeurs, et pièces rapportées bien sûr, pour trancher une question existentielle : « Qui va prendre mamy à Noël ? » Avec l’humour cocasse des Chevaliers du Fiel.
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