Habiter ailleurs quand on vieillit: comment faire face en tant que proche

© HOLLY STAPLETON

Il arrive un moment où les personnes plus âgées ne sont plus en mesure de vivre de façon autonome. En tant que proche, comment aborder cette discussion complexe? Les experts répondent à nos témoins.

« Je me sens coupable car mon père a dû aller vivre dans une maison de repos »

Françoise, 65 ans, porte encore le poids d’avoir dû placer son papa, alors octogénaire et encore très vif d’esprit, mais trahi par un corps qui ne lui permettait plus de vivre seul chez lui. Le Dr Mathieu Taureau, psychiatre spécialiste des thérapies cognitives et comportementales (ACT), décrypte le rôle que joue cette culpabilité – et comment s’en libérer.

Françoise:Mon père n’a vraiment décliné physiquement que sur le tard, alors qu’il approchait de son 90e anniversaire. Avant ça, il était encore très actif, entretenant seul son grand jardin et la villa qui allait avec. Quand son corps a commencé à le lâcher, et qu’il s’est mis à enchaîner les chutes, je n’ai pas eu d’autre choix que de le placer en maison de repos: nous habitions à 40 minutes l’un de l’autre, et entre ma carrière et la gestion quotidienne du ménage, il ne m’était pas possible de m’assurer de sa sécurité, alors même que j’allais le voir dès que je le pouvais.

C’est un sujet dont il faudrait parler avant que la question ne soit à l’ordre du jour.» Charlotte Brys, psychologue clinicienne et gérontologue

Dr Taureau: Quand on place quelqu’un en maison de repos, cela équivaut la plupart du temps à admettre que la personne va y finir ses jours, ce qui est très difficile tant pour elle que pour ses proches. Souvent, tous vont essayer de tenir l’équilibre toujours plus précaire du maintien à domicile, jusqu’à ce qu’un accident fasse réaliser que ce n’est plus tenable. La famille entre dans un rôle de soignant informel, avec toute sa complexité et l’épuisement que ça suscite. Accepter le déclin d’un proche est difficile, donc en tentant de le ou la maintenir le plus longtemps possible à la maison, on lutte contre l’inévitable. Il y a un conflit de loyauté, parce qu’on se dit qu’on doit être là pour ceux qu’on aime, mais ce n’est pas parce que ce n’est plus possible de les aider à rester chez eux qu’on les abandonne. Si on en est arrivé à un point où l’autonomie de l’autre ne tient plus que sur l’abnégation de soi, et qu’il n’y a plus d’autre moyen de fonctionner, il faut accepter de lâcher prise.

Françoise:Bien que papa soit devenu très fragile physiquement, il a gardé toute sa tête jusqu’au bout. Mes enfants, qui étaient très proches de lui, m’en ont voulu de le placer: pour eux, leur grand-père n’y avait pas sa place. Ils m’ont accusée de le sacrifier pour me simplifier la vie, et mon père s’est aussi senti trahi.

Dr Taureau: Cette transition cause tellement de souffrance que pour la gérer, on va tenter de rejeter la responsabilité sur l’autre. Je suis persuadé que les personnes qui attaquent d’autres sur leur décision de placer la personne en maison de repos sont dans une lutte: elles refusent d’accepter la situation et la détresse qu’elles ressentent. Ce n’est pas tant à celui ou celle qui a pris la décision qu’elles en veulent, c’est contre ce qu’elles traversent qu’elles sont en colère, mais c’est plus facile de tout focaliser sur une personne. Quand on visite quelqu’un en MRS, c’est important de réaliser que la personne n’est pas fâchée mais qu’elle souffre d’y être, qu’elle a peur de ce qui est en train de lui arriver, mais que c’est plus facile pour elle de ressentir de la colère. Il faut pouvoir accepter cette souffrance, même si c’est difficile, parce que souvent, voir un proche ainsi nous renvoie a nos représentations de nous-mêmes.

Françoise:Cela fera bientôt dix ans que papa est mort, mais je culpabilise encore. J’ai l’impression de lui avoir volé ses dernières années, qu’il aurait de loin préféré passer chez lui, dans la maison qu’il a construite et décorée avec maman. Je ne peux pas m’empêcher de me dire que j’aurais dû trouver une autre solution.

Dr Taureau: La culpabilité nous permet de garder une illusion de contrôle: si on se sent coupable, c’est qu’on aurait pu agir autrement. C’est une défense qui nous permet de canaliser notre souffrance, mais sur le long terme, c’est délétère parce que ça prolonge cette douleur qu’on refuse d’affronter. Quand on prend soin de l’autre, on met tant d’efforts à lui éviter de souffrir qu’on en oublie qu’il nous est impossible d’empêcher le temps d’avancer. On aimerait croire nos proches indestructibles, mais c’est parfois notre résistance à la douleur qui nous fait plus souffrir que la douleur elle-même. Pour dépasser la culpabilité, il faut accepter que la situation est douloureuse et se confronter à nos émotions. Plutôt que d’être constamment dans le contrôle et la culpabilité, cela aide beaucoup de verbaliser, en en parlant avec d’autres personnes qui traversent la même chose par exemple. Longtemps, on n’a focalisé notre attention que sur la douleur de la personne mise en MRS, et très peu sur la famille, qui a pourtant parfois assuré le soutien pendant des années. Les proches sont en fusion avec la situation, et au moment où leur parent est placé, il y a un contrecoup terrible, parce que tout ce qu’ils ont mis en place pour maintenir l’autre en autonomie s’arrête. On se convainc que c’est notre faute si notre proche va en maison repos, mais ce n’est pas le cas, c’est la faute de la maladie ou de la perte autonomie, et ce n’est pas une punition d’aller en maison de repos.

« Comment dire à ma grand-mère qu’il est mieux qu’elle déménage? »

Yasemin (28 ans) a tenté de convaincre sa grand-mère de s’installer dans une résidence-services. Et elle a constaté que le sujet était délicat et lourd à aborder avec un membre de la famille qui nécessite des soins et qui n’est plus en état de vivre seul en toute sécurité. La psychologue clinicienne et gérontologue Charlotte Brys propose des clés pour entamer la communication autour de ce sujet pas évident.

© HOLLY STAPLETON

Yasemin: Il y a quelques années, ma grand-mère a quitté la Turquie pour la Belgique afin de se rapprocher de nous. Comme sa santé décline et que la distance entre son domicile et le nôtre ne nous permet pas d’accourir chez elle en cas de problème, nous avons pensé la transférer dans une résidence-services près de chez nous, où elle serait encadrée. A présent, elle a 96 ans, et il y a quelque temps, à la suite d’une chute, elle est restée allongée par terre pendant deux heures, parce qu’il n’y avait personne dans les parages. Lorsque nous avons évoqué un éventuel déménagement, elle a fulminé. Dans la culture turque, il est d’usage d’accueillir chez soi les parents ou grands-parents vieillissants, mais mon mari et moi sommes très pris professionnellement et nous absentons souvent. Comme elle refuse d’aller vivre dans une résidence-services, nous avons engagé une aide à temps plein, mais ce n’est pas une solution à long terme. J’aimerais réessayer d’en parler avec elle, mais elle reste très fâchée.

Sommes-nous tous égaux devant cette problématique?

Non, chaque personne réagit à sa façon. Il est très difficile de fournir des solutions standard, car certains se montrent très ouverts à ce propos, voire se sont déjà penchés sur la question de la perte d’autonomie, alors que d’autres ont beaucoup de mal à l’accepter. Avec celles-ci, les tensions sont fréquentes. Comme chaque partie défend ses intérêts, cela peut mener à un conflit.

Comment déminer ce genre de situation?

En amorçant la conversation. Que cache la réaction de votre parent? Pourquoi la grand-mère est-elle aussi fâchée ou déçue? Quelle est sa perception d’une vie dans une résidence-services? Quels sont ses besoins? Il est important de comprendre pourquoi la personne réagit de manière aussi vive. C’est souvent parce qu’elle a certaines images et conceptions sur son avenir. Elle pense qu’elle perd ainsi son autonomie et son droit de décision, des besoins non négligeables. En tant qu’enfant, essayez d’imaginer comment vous vous sentiriez si un aussi grand changement survenait dans votre vie. Identifiez les sentiments qui en découlent et mettez-y des mots: colère, tristesse, frustration, etc. Parlez-en avant de vouloir arriver à des solutions pratiques. Evoquez votre propre inquiétude par rapport au manque de sécurité de manière à ce que votre (grand-)parent puisse se mettre à votre place. Ensemble, cherchez des réponses possibles. Le mode de vie occidental se prête moins bien aux besoins (de soins) de la génération plus âgée. Nous n’avons pas toujours le temps et l’espace nécessaires en raison des nombreux rôles et tâches que nous endossons. Parlez les uns avec les autres et pas les uns à côté des autres. Bien sûr, cette règle s’applique si le parent est encore capable d’exprimer ses souhaits. S’il est atteint de démence avancée, ce genre de discussion n’est pas envisageable.

Quand peut-on considérer qu’on a atteint le point critique?

Les gérontologues sont d’avis que cela se produit lorsqu’un soin prévisible devient un soin imprévisible. S’il existe un gros risque de chute ou d’autres problèmes physiques, il est important d’exprimer sa préoccupation. C’est davantage lié à la santé de la personne qu’à son âge.

Quand faut-il commencer à en parler?

C’est un sujet dont il faudrait parler avant que la question ne soit à l’ordre du jour. Dès que la personne rencontre des difficultés corporelles, par exemple. On peut demander au parent comment il imagine l’évolution de sa santé. En tant que gérontologue, cela fait longtemps que j’en parle avec mes parents. Cela me permet de connaître leur vision des choses, sans que cela porte à conséquence sur le moment. Certaines personnes âgées n’osent pas demander de l’aide, car elles craignent que le fait d’évoquer des difficultés n’entraîne des conséquences. Un planning anticipé est un avantage pour tous. Ainsi, le parent peut prendre des décisions plutôt que de les subir.

Bien sûr l’endroit où on habite fait partie de notre identité. Mais nous semblons ne pas comprendre qu’on peut aussi tisser des liens dans un nouveau lieu.»

Emma Volckaert, politologue

Quelles sont les solutions alternatives?

Les résidences-services et les maisons de repos sont loin d’être les seules solutions. Ainsi, on peut faire adapter la maison pour que les personnes puissent vivre dans un environnement familier le plus longuement possible. Il existe aussi des projets d’habitat alternatifs. Aujourd’hui, les possibilités sont nombreuses: soins à domicile, ergothérapeutes ou encore domotique. Cette dernière rend la vie à la maison plus sécurisante. Il est important d’impliquer le parent dans ces recherches.

Et si le conflit persiste?

On peut avoir recours à une partie externe. Il existe du personnel qualifié, appelé «case managers», mais le médecin traitant ou un psychologue peut également aider à améliorer la communication.

Et de l’autre côté du miroir, comment expliquer à ses enfants qu’on n’est pas prêt pour cette conversation?

C’est un processus de deuil, en ce qui concerne l’autonomie. Prenez le temps de la réflexion. Cherchez une personne de confiance à qui vous pouvez ouvrir votre cœur, pour que vous puissiez préciser vos souhaits. Plus tôt vous vous poserez cette question, plus vous aurez à y gagner. Interrogez des amis ou des connaissances sur leurs intentions. Qui sait? Peut-être trouverez-vous une solution ensemble.

« Les vieux arbres, ça ne se replante pas, n’est-ce pas? »

Bien vieillir, ça se fait chez soi, estime Doris, 75 ans. Dans sa propre maison, avec des soins, mais pas dans une maison de repos… La politologue Emma Volckaert et le professeur émérite Pascal De Decker de la faculté d’architecture de la KU Leuven tentent d’expliquer pourquoi tant de gens ont cette réaction dans notre société.

© HOLLY STAPLETON

Doris: Mon mari souffre de la maladie de Parkinson et je pouvais prendre soin de lui à la maison sans trop de souci jusqu’à ce que, l’année dernière, j’ai à mon tour un problème de hanche et de genou. J’ai alors dû partir pendant un moment dans un centre de revalidation parce que je ne pouvais plus monter d’escaliers. Pendant cette période, Paul est allé dans une maison médicalisée. Mes filles nous demandaient depuis des années si cela ne nous intéresserait pas de déménager, mais nous voulions absolument rester ici. Nous avons fait construire notre maison il y a quarante-sept ans, nos enfants ont grandi ici, c’est notre foyer. Les vieux arbres, ça ne se replante pas, n’est-ce pas? Sauf s’il le fallait absolument évidemment. Entre-temps je suis revenue à la maison, mais pas Paul. Ça n’était plus possible parce que physiquement, je ne peux pas l’aider assez dans une maison pleine d’escaliers. Des amis à nous sont partis vivre il y a dix ans dans un appartement trois communes plus loin, près de leur fils. Ils sont contents de leur choix, mais je ne comprenais pas leur décision à l’époque. Aujourd’hui, c’est différent. Je trouverais ça toujours difficile de quitter ma maison, mais si nous vivions dans un apparemment, j’aurais peut-être encore pu m’occuper de Paul. Et si nous habitions plus près de nos filles et de nos petits-enfants, ils pourraient venir nous voir plus souvent, ce qui les frustre pour l’instant. Mais à présent c’est trop tard.

Emma Volckaert: Nous avons interrogé un grand groupe de personnes de plus de 60 ans pour une enquête qualitative sur le sujet. Beaucoup de participants voulaient installer une douche à l’italienne. Pour adapter leur maison à leurs besoins, plus tard, quand ils seront vieux. Pas étonnant, parce que de notre enquête, il ressort que 8 habitations sur 10 dans notre pays ne sont pas adaptées pour des personnes à mobilité réduite. Que se passe-t-il quand, à cause des escaliers, on ne peut plus se rendre facilement dans sa chambre ou sa salle de bains? Comment se déplacer quand on ne peut plus prendre sa voiture? Est-ce que notre commune dispose d’une banque ou d’une boulangerie où l’on peut se rendre à pied avec un déambulateur? Les gens ne se posent pas ces questions. Mais c’est important parce que quand les conditions changent, malgré les aides à domicile et les soins informels, on se retrouve plus ou moins prisonnier dans sa maison inadaptée.

Pascal De Decker: La question n’est pas de savoir si on peut replanter de vieux arbres, mais de savoir ce qu’est un vieil arbre. Nous vivons plus longtemps, nous partons à la pension entre 62 et 67 ans et beaucoup de gens se débrouillent sans soins en moyenne jusqu’à 80 ans. Si elle est en bonne santé, aujourd’hui, une personne de 65 ans n’est plus une «personne âgée» et notre vie de pensionnés est complètement différente de ce que ça pouvait être il y a cinquante ans. Nous avons environ quinze ans pour réfléchir à où nous voulons habiter et vivre la fin de notre vie.

Emma Volckaert: Beaucoup de gens ne parviennent pas à se représenter ce que c’est vraiment de vieillir et quels seront leurs besoins. Nous voyons aujourd’hui un groupe grandissant qui se préoccupe de ces questions. Ce sont eux qui déménagent parce qu’ils trouvent leur maison ou leur jardin trop grand. Mais la majorité ne le fait pas et quand on demande aux gens s’ils veulent rester vivre dans leur maison, 86% disent oui. Le problème, c’est que, à leurs yeux, la seule alternative à leur habitation actuelle est une maison de repos. Ou une résidence-services, mais cela coûte cher quand on n’a pas encore besoin de soins. Les projets de cohousing sont rares, et à petite échelle, et les nombreux appartements qui ont été construits ces dernières années chez nous ne sont souvent pas assez facilement accessibles. Quelques escaliers avant d’arriver à l’ascenseur, une porte d’ascenseur très lourde, des prises de courant à la mauvaise hauteur… Ce sont des occasions manquées d’offrir aux gens des alternatives attractives.

Emma Volckaert: Il faut réfléchir à temps à nos dernières décennies. Bien sûr l’endroit où on habite fait partie de notre identité. Mais ce que nous semblons ne pas comprendre c’est qu’on peut aussi tisser des liens dans un nouveau lieu. Nous restons nous-mêmes dans ce nouvel endroit, mais un peu différemment. Les gens avec qui nous avons parlé et qui avaient déménagé n’étaient absolument pas malheureux. Aussi parce qu’ils ont pris eux-mêmes cette décision, ils n’ont pas été contraints par une situation de crise. Quand on «doit» déménager parce qu’on ne peut plus faire autrement, ce n’est pas du tout une expérience positive. Alors que si on déménage parce qu’on trouve que c’est une bonne idée pour son bien-être et sa qualité de vie, alors ça devient quelque chose de positif. Déménager à temps donne en plus le temps de se créer un nouveau réseau dans ce nouvel endroit, une chose à laquelle beaucoup de gens ne pensent pas.

Pascal De Decker: Les études montrent qu’après deux à trois ans, les gens se sentent tout à fait chez eux dans ce nouveau lieu. Si on habite dans un lotissement sans commodités accessibles à pied, ou dans une commune dans laquelle on n’a plus ni ses enfants, ni ses amis, ni magasins et autres commodités à proximité, alors pourquoi rester là? Surtout si une bonne alternative existe. Et, non, ça ne veut pas dire que tout le monde doit aller vivre en ville. Mais nous ne nous rendons pas assez compte du fait que de nombreux villages sont aujourd’hui très pauvres en commodités. Il y a des endroits où les gens peuvent habiter mais ne peuvent pas faire grand-chose d’autre. Notre développement linéaire et nos lotissements font que nous avons presque toujours besoin d’une voiture pour aller faire les courses, manger au restaurant ou voir la famille et les amis. Ce dont nous avons besoin en tant que «vieil arbre», c’est un noyau riche en commodités, peu importe si c’est dans un village ou en ville.

Lire notre dossier complet Habiter et vieillir: les conseils et témoignages d’architectes, experts et parents

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content