Décrochage scolaire: comment sortir de la spirale
Malgré l’obligation scolaire, beaucoup d’enfants belges décrochent, voire abandonnent complètement en cours de route. Difficultés d’apprentissage, phobie, racket : les causes sont nombreuses et la réinsertion, difficile.
En 2016 (derniers chiffres), près de 4 000 élèves ont été exclus de leur école, en Fédération Wallonie-Bruxelles, principalement pour des problèmes de comportement, soit une augmentation de 14 % en un an. Quant aux 18-24 ans en Wallonie, l’Iweps (Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique) rappelle qu’en 2017, 10,5 % d’entre eux avaient quitté l’enseignement » avant d’avoir obtenu un diplôme du secondaire supérieur « , définition officielle du décrochage scolaire par les autorités européennes. Cela dit, il ne s’agit que d’une estimation : selon l’étude menée pour l’Institut Itinera par deux professeurs de la KUL, on ne connaît pas de façon exacte l’ampleur du phénomène. La Belgique, avec quasi 10 % de jeunes en interruption scolaire, serait plutôt sur le haut du podium européen : les garçons seraient plus touchés que les filles, ainsi que les jeunes d’origine étrangère, pour qui la probabilité de quitter les bancs prématurément est cinq fois plus élevée.
En étant exclu, l’enfant perd à ses propres yeux toute légitimité et estime de soi.
Renvoyés par l’institution elle-même ou en abandon total, ils découvrent alors que la réintégration d’un parcours classique est semée d’embûches. S’agissant des renvois définitifs, beaucoup déplorent une politique beaucoup trop sévère par rapport aux situations réellement rencontrées. Pour rappel, ces exclusions concernent les élèves en proie à des actes violents, au port d’armes, à l’introduction ou détention de drogue, au vol ou encore au harcèlement. » Il s’agit de la sanction la plus grave qu’une école puisse prendre et, à ce titre, elle devrait être exceptionnelle.
Cela dit, beaucoup de cas posent question et les établissements ont tendance à rapidement exclure celui qui a un comportement difficile de manière chronique, plutôt que pour des faits réellement graves. C’est la voie royale vers le décrochage « , regrette Diane Drory, psychologue spécialisée dans l’enfance et auteure de La Famille Idéale… ment (éd.Soliflor). Elle rappelle que si, légalement, les écoles ne peuvent pas refuser un mineur exclu d’une autre institution scolaire, dans les faits, en retrouver une s’assimile souvent au parcours du combattant.
Redonner le goût d’apprendre
C’est alors l’effet domino. » L’enfant stigmatisé endosse l’étiquette de » mauvais élément » et s’y enferme, empreint de culpabilité et de rage, impuissant face à la » machine » école, faisant le désespoir de ses parents, étant la risée de ses camarades et suscitant l’admiration de certains rares autres. Il entre dans un moule malgré lui, il est » celui qui a été viré « . C’est lourd à porter, même s’il a été renvoyé de façon abusive. Il devient » une mauvaise fréquentation « , au même titre que ceux qui ont été exclus pour de vrais motifs graves. Se reconstruire après une sanction aussi violente est une épreuve réellement difficile, pour lui, comme pour ses parents. Certains perdent d’ailleurs les allocations familiales (*) « , rappelle notre spécialiste.
Aujourd’hui, dans le Royaume, un enfant sur dix, en moyenne, est en décrochage scolaire.
En Belgique, par définition, un enfant en décrochage est une personne en âge d’obligation scolaire (légalement, de 6 à 18 ans), qui n’est inscrit dans aucun établissement, ni à des cours par correspondance. A noter que présenter plus de vingt demi-journées d’absences non justifiées est considéré de la même façon. » Or, il existe autant de types d’interruptions que de profils de décrocheurs, les causes sont multiples : comportement contestataire et rebelle, manque d’intérêt pour les cours et passivité totale, problème familial, phobie, racket, harcèlement… Cela peut être dû à la personne elle-même (retard dans une matière, manque de confiance en soi, etc.), à la structure (encadrement insuffisant, professeurs trop débordés pour être plus à l’écoute, etc.) ou à des raisons externes ou familiales (divorce, déménagement, etc.). L’enfant a un besoin énorme d’appartenance à un groupe, il doit être reconnu par ses pairs pour se sentir exister et confirmé dans son statut. En étant exclu, il perd à ses propres yeux toute légitimité et estime de soi.
L’enseignement aussi aime les normes, le système éducatif belge n’est pas adapté à des personnalités non standards. Celui qui s’ennuie, par exemple, est un profil à risques. Il s’expose au décrochage par manque d’intérêt et pourrait adopter des attitudes ou comportements que l’institution n’approuve pas, alors qu’il ne cherche qu’à attirer l’attention. Aujourd’hui, dans le royaume, un enfant sur dix, en moyenne, est en décrochage scolaire, avec un pic en 3e et 4e année d’humanités. Si ceux-là sont renvoyés, il est rare que leur comportement change dans une autre structure. Il faut avant tout leur redonner le goût de l’apprentissage et confiance dans le système tel qu’il est. Pas simple, quand celui-ci vous rejette notamment sous prétexte d’une inadaptation au milieu en question, quel qu’en soit le motif « , constate la thérapeute familiale Tania Lowy, auteure de L’éducation vous appartient – Retrouvez le plaisir d’être parent (Ed. Marque belge).
RevoiR ses exigences
Parmi les mômes en difficulté, tous n’ont cependant pas été exclus de manière définitive. Certains refusent plutôt de se rendre aux cours. C’est le cas de Milane, 15 ans. » En septembre dernier, je ne suis pas rentrée à l’athénée. C’était ça ou mourir. Ma vie là-bas était devenue un enfer. J’arrivais chaque matin la boule au ventre ; j’étais devenue insomniaque, je faisais des crises de terreur. Mon médecin a diagnostiqué une dépression. J’étais harcelée sur place et sur les réseaux sociaux. On me ruait de coups, j’étais rackettée, insultée. Ça a duré un an. Aujourd’hui, je n’ose plus sortir de la maison. Pour moi, l’école est synonyme de danger. Je ne m’y sens pas en sécurité. Décevoir mes parents est la pire des choses, mes résultats scolaires les rendaient très fiers de moi. Aujourd’hui, je ne vaux plus rien. »
Si le décrochage est souvent associé, dans l’imaginaire collectif, aux cancres de la classe, il concerne pourtant aussi des élèves au parcours fluide, voire brillant et qui tout à coup paniquent. On parle alors de burn-out scolaire. C’est le cas d’Eliot, 16 ans, qui a disjoncté pour cause de » trop de pression « . » Je n’avais aucun droit à l’erreur, je devais être parfait, sans cesse « , raconte l’ado qui ne met plus un pied au collège depuis deux mois. » L’hyperparentalité est source de grand stress pour les enfants qui se surinvestissent, terrifiés à l’idée de rater. Pour beaucoup de pères et mères, l’école a toujours été un ascenseur social – or, ce n’est plus vrai aujourd’hui, car 80 % de leur progéniture auront des postes inférieurs à ceux qu’ils occupent eux-mêmes. Reste que la pression mise sur les kids est donc énorme et génère une anxiété profonde. Certains parents ont tendance, dans ce contexte, à diagnostiquer un décrochage de manière précoce, alertés par des résultats en baisse, notamment… Et ils en convainquent leur enfant !
Or, le désintérêt d’un élève pour une matière est tout à fait normal ! Il faut cesser de viser l’hyperperformance et le culte de la perfection. Le petit est soumis à un niveau d’exigence extrême, mais la pression empêche d’apprendre. Lui faire croire que la réussite à l’école mène au bonheur, une fois adulte, c’est une spirale infernale. Il faut cesser de tout ramener à la scolarité. Elle est essentielle, mais ne doit pas exclure le reste. Et pour rappel, un môme qui réussit est celui qui est capable d’utiliser ses échecs pour progresser, et non celui qui performe d’office « , martèle Bruno Humbeeck, psychopédagogue et auteur du récent ouvrage Aider son enfant à bien vivre l’école (Leduc.s Pratique).
Faire croire à son enfant que la réussite à l’école mène au bonheur, une fois adulte, c’est une spirale infernale.
Une injonction à l’excellence que dénonce également Diane Drory. » Exceller dans une formation de boulanger n’est pas déméritoire. Il faut cesser d’associer le succès à un type de métier et de salaire. Réussir, c’est être épanoui dans ce que l’on fait, aimer sa vie et si l’on est autonome financièrement, c’est encore mieux. Certains parents sont plus fiers de leur fils BAC + 5 au chômage que de leur fille coiffeuse qui a monté son salon et engagé deux ouvrières, c’est quand même dingue ! Comme s’il existait une hiérarchie dans les savoirs et les compétences. Il faut revaloriser toutes les formations, ne pas (se) faire croire que choisir l’enseignement professionnel ou technique est un échec. Désinvestir son rejeton parce qu’il n’est pas bon à l’école, c’est irresponsable ! « , conclut Diane Drory. Quant à Milane, elle commence à s’autoriser à penser à des cours par correspondance ou à domicile. » C’est l’école même, le lieu, qui me terrifie. Je pensais que c’était un endroit où on veillait sur nous, où on était en sécurité. » Une remise en question du modèle semble plus que jamais s’imposer.
(*) En savoir plus sur les allocations, les droits, les absences, les démarches à entreprendre: www.lacode.be
Des pistes pour raccrocher
En Fédération Wallonie-Bruxelles, l’accrochage scolaire est pris en charge par différents organismes : centres psycho-médico-sociaux (CPMS), services de la médiation scolaire des deux Régions, éducateurs de quartiers ainsi que les Maisons de Jeunes (MJ) et contrats de préventions financés par les 19 communes bruxelloises de façon individuelle, pour la mise en place d’écoles de devoirs, par exemple. Il existe également différentes mesures dites de » réparation ou de compensation « , comme la formation qualifiante (filières techniques, professionnelle et en alternance). Des médiateurs Emploi rencontrent les jeunes en conflit avec l’école, les informent sur le système du marché du travail et les familiarisent avec celui-ci. Les Missions Locales, Bruxelles-Formation et le Forem proposent de leur côté des formations professionnelles. Les services d’accrochage scolaire (S.A.S) sont au nombre de douze en Wallonie et à Bruxelles. Ils aident les jeunes en décrochage de façon provisoire. Objectifs : les réinsérer dans le milieu scolaire le plus rapidement possible et les aider à reprendre confiance en eux.
3 questions à Jerôme Colin
Papa d’un ado en décrochage et auteur de Champ de bataille
Le mot » bataille » est très fort, il évoque un réel combat…
Et c’est le cas, au quotidien. Etre parent d’un enfant déscolarisé s’apparente à l’enfer. L’école décline toute forme de responsabilité. L’enfant culpabilise, son père et sa mère aussi, c’est une spirale infernale. Quasi 4 000 enfants sont déscolarisés chaque année en Belgique, c’est plus que la salle de l’AB remplie, vous imaginez ? Or, beaucoup d’exclusions frisent avec l’illégalité. Aujourd’hui, le » paquebot » école est trop lourd à manoeuvrer, tout le monde est débordé, voire dépassé. On manque d’une structure et de formations adéquates, c’est le vrai grand défi. De plus en plus d’écoles ouvrent, à l’initiative de parents eux-mêmes, c’est dire si le modèle actuel est en bout de course.
Vous dénoncez le diktat de la réussite scolaire…
On a tous un modèle en tête : pour réussir dans la vie, il faut être bon à l’école, c’est le sésame du bonheur, une fois adulte. C’est ce qu’on nous vend à tort et c’est le récit de notre société. Or, il existe un tas d’autres voies ! Cette injonction permanente laisse d’autant moins indemnes ceux dont le parcours est cabossé.
Hormis les moyens, de quoi manquent les profs, selon vous ?
De bienveillance. C’est infiniment précieux et la plus belle arme d’apprentissage. C’est aux adultes de protéger les enfants. Un prof n’a pas à descendre un enfant en lui disant qu’il est nul, c’est glaçant et terriblement destructeur.
Le champ de bataille, par Jérôme Colin, Allary Editions.
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