La der des der: et si on envisageait nos dernières fois autrement ?

Les dernières fois sont des moments empreints d’une intensité particulière. Elles peuvent être anticipées, ritualisées ou survenir de manière brutale… Dans son dernier ouvrage, la philosophe Sophie Galabru appelle à les considérer comme des points de bascule où quelque chose se clôt pour s’ouvrir sur l’avenir.
Notre société nous apprend à penser les premières fois comme des événements joyeux parce qu’elles apportent de la découverte, de l’ouverture sur le temps… Les dernières fois, quant à elles, appellent à une forme de clôture que l’on n’a pas toujours envie de voir se produire. «Les voyages suscitent souvent cette question: est-ce la dernière fois que je pose le pied dans ce pays que j’aime tant, interroge la philosophe française Sophie Galabru. A Rome, il y a ce rituel que je trouve fascinant: jeter une pièce dans la Fontaine de Trevi pour conjurer l’idée du dernier passage. Comme si le simple geste pouvait promettre un retour.»
Conjurer le début de la fin, en quelque sorte. Alors que les premières comme les dernières fois ne sont que des procédés narratifs qui, chacun à leur manière, rythment notre histoire, lui assure une forme de cohérence. «Ces moments rythment nos vies en chapitres, en séquences, donnant l’illusion de tournants décisifs, de mutations profondes, assure-t-elle dans son tout nouvel ouvrage. Ce récit, on ne cesse de le réécrire à mesure que de nouveaux événements viennent en modifier le sens. Si cette mise en ordre peut donner du relief à nos expériences, elle peut aussi, parfois, exagérer leur portée, esthétiser à l’excès, voire dramatiser inutilement ce qui n’est peut-être qu’une transition parmi d’autres.»
Défier la nostalgie
Après Le visage de nos colères (Flammarion, 2022) et Faire famille, une philosophie des liens (Allary Editions, 2023), Sophie Galabru reste fidèle à son approche. «Je pense qu’il y a un point commun, un fil d’Ariane. J’aime m’emparer de sujets profonds et parfois compliqués ou esquivés pour mieux en révéler la vitalité. Apporter une forme de légèreté aussi. Ce qui est difficile, éprouvant ou qui entraîne de la peur, fait partie de l’apprentissage de la vie.»
Dans ce troisième opus, elle nous enjoint à défier la nostalgie sous toutes ses formes: la nostalgie hasardeuse, surgissant au détour d’une sensation, comme dans la scène de sa madeleine de Proust; la nostalgie rétrospective, qui accompagne le regard posé sur le passé; et la nostalgie anticipative, une conscience immédiate de l’irréversibilité du présent, qui peut l’altérer en instaurant un compte à rebours permanent.
Accepter de perdre le contrôle
Pour contrer cette emprise du temps, l’autrice plaide pour une insouciance assumée, une immersion dans la durée plutôt qu’une comptabilité des instants. Cultiver un rapport qualitatif au temps plutôt que quantitatif permet d’accepter le flux continu de la vie, où les fins sont rares et où chaque passage ouvre sur un autre. Ce refus du contrôle absolu s’accompagne aussi d’une acceptation des émotions, même inconfortables. Plutôt que d’éluder la tristesse, la peur ou l’impuissance, il s’agit de les traverser pour mieux les dépasser. Faire le deuil d’une toute-puissance sur le temps et les autres ne signifie pas renoncer à sa vitalité, mais au contraire, s’ancrer pleinement dans l’expérience du présent.
C’est notamment ce que l’on ressent lorsque l’on vieillit face à une perte d’autonomie, lorsque l’on sent sa puissance s’affaisser. «Le déclin du corps est une forme lente de dernière fois, détaille Solange, 80 ans. J’ai peu à peu senti que ma santé ne me permettrait plus d’arpenter ma ville comme avant.» Un changement de prisme qui n’impose pas pour autant de renoncer à la vitalité. «Vieillir, c’est se détacher de son ego, mais pas de la vie, insiste Sophie Galabru. Il s’agit d’une forme de deuil, un apprentissage du renoncement sans abandonner l’envie d’être.»
Vieillir, c’est se détacher de son ego, mais pas de la vie. Il s’agit d’une forme de deuil, un apprentissage du renoncement sans abandonner l’envie d’être.
Comment te dire adieu
Dans les dernières fois qui marquent une vie, il y a bien sûr la rupture amoureuse que certains préparent avec plus ou moins de soi. C’est notamment le cas de Marie, 32 ans. «Avec mon ex-compagnon, j’ai mis en place tout un rituel de fin de relation. Nous avons choisi ensemble nos dernières fois. Ce qui ne m’empêche pas d’éprouver de la nostalgie pour ce que nous avons vécu ensemble.»
Pour Sophie Galabru, «la volonté de clore une histoire avec soin et respect contraste avec les ruptures abruptes et douloureuses: souvent le désir d’en finir l’emporte sur la nécessité de dire un vrai adieu». Comme le souligne la philosophe, il y a quelque chose de beau et paradoxal dans ces mots: «Ils continuent de s’impliquer, même au moment de se séparer, on en arrive presque à se demander pourquoi ils se séparent. Quand on n’a plus envie de s’investir pour l’autre, on a plutôt tendance à bâcler l’annonce et à fuir les derniers moments. Ici, on a l’impression de personnes qui s’aiment encore, mais pour qui l’amour ne suffit peut-être plus à poursuivre l’histoire. Pourtant, elles choisissent d’orchestrer de beaux moments ou, du moins, de faire preuve de respect pour le passé partagé.»
La part de nostalgie
Lorsque l’on se trouve face à une forme de dépendance affective, le détachement peut aussi prendre du temps avant de s’opérer. «Si je pars de mon expérience personnelle, je n’ai jamais réussi à mettre fin à une addiction, qu’elle soit affective ou chimique d’ailleurs, en me disant «cette fois, c’est la dernière fois». Cela n’a jamais été aussi simple. Ce sont toujours des processus longs, faits de questionnements. Pourquoi ce désir? Pourquoi cette unique réponse à ce manque? Et pourquoi cet attachement, alors même qu’il ne m’apporte pas que du plaisir? La dernière fois ne se décrète pas, elle se découvre après coup, souvent dans une forme de détachement déjà opéré.»
Parfois synonyme de départ vers un nouvel avenir a priori positif, la dernière fois n’est pas pour autant dénuée de toute appréhension, comme le confie Clarisse 33 ans, sur le point de quitter sa colocation. «Je redoute la fin de cette aventure, même si c’est pour vivre avec mon amoureux.» Ce sentiment de nostalgie face à un bonheur révolu révèle une crainte partagée par nombreux d’entre nous: l’incertitude de l’avenir face à la certitude du passé. «Ce n’est qu’a postériori que l’on mesure la valeur d’un moment, une prise de conscience qui transforme le souvenir en refuge», décrypte Sophie Galabru.
Ce n’est qu’a postériori que l’on mesure la valeur d’un moment, une prise de conscience qui transforme le souvenir en refuge.
Entre rupture et transition
La transition n’est pas moins difficile lorsque l’on sait dès le départ quand l’expérience que l’on vit se terminera. «J’étais terriblement émue lors de mon dernier jour dans ma famille d’accueil en Amérique latine», raconte Myriam, 19 ans. Le lien qui s’est tissé tout au long de l’année, aussi fort soit-il, doit alors céder à la réalité du retour. «La nostalgie n’est pas une affaire d’âge, mais de connexion et d’expérience», pointe Sophie Galabru.
Si un départ à la retraite ou un changement de boulot sur base volontaire peuvent parfois s’anticiper dans des fêtes de départ socialement ritualisées, le licenciement non préparé s’apparente pour sa part à une forme de deuil. «J’ai appris mon licenciement quatre jours avant de devoir quitter, pour de bon, un travail que j’adorais, raconte Olivier, 43 ans. Je dirigeais alors une équipe de vingt salariés depuis 11 ans. C’était l’endroit où je m’étais révélé professionnellement. Cela a été si soudain!»
La nostalgie n’est pas une affaire d’âge, mais de connexion et d’expérience
Cette rupture imprévue a été d’autant plus douloureuse qu’elle a mis fin à une période d’épanouissement pour Olivier. Accepter une telle clôture implique de réussir à se projeter dans un nouvel avenir. «Il s’agit une fois de plus de faire le deuil d’une croyance, renchérit Sophie Galabru. L’illusion qui consiste à considérer que ce n’est pas parce que le monde n’acquiesce pas nos désirs qu’il faut s’acharner à persister dans ce désir. Là, il faut être assez stoïcien: ce sur quoi je n’ai pas de prise, ce qui ne répond pas à mon désir, il ne faut pas essayer de le changer, il faut trouver ce qui répondra à nouveau à ce désir.»
Le dernier silence
La mort, la nôtre ou celle d’un proche, qu’elle soit subite ou annoncée, suscite aussi beaucoup d’interrogations. «La mort est un passage vers le silence absolu, et les mots prononcés en dernier – demandes de pardon, transmissions essentielles, bilans de vie… – se chargent d’un poids particulier», analyse Sophie Galabru. Ainsi, Françoise, 59 ans, appréhende particulièrement «de ne pas avoir la capacité de dire les mots que j’ai envie de dire avant de partir».
Ce souci de laisser une trace verbale, de transmettre un dernier message, confirme le caractère sacralisé des ultimes paroles. «Comme dans les poèmes d’adieu japonais, si brefs et pourtant si denses, ces ultimes paroles sont à la fois un legs et une ultime tentative de maîtriser le chaos de la fin», poursuit la philosophe.
Même lorsque l’on se pense préparé, on ne l’est jamais tout à fait. «On a beau essayer d’anticiper la mort de l’autre, s’imaginer, se conditionner, s’exercer, cela ne peut être complètement imaginable», avertit-elle. Pour Louis, 30 ans, la surprise est venue du sourire de sa grand-mère lors d’un repas organisé par la famille qui tenait à lui préparer ses plats préférés. «Elle m’a reconnu lors d’un dernier sursaut de conscience», se souvient-il, démontrant ainsi que l’émotion peut transcender le langage.
Changer de peau
Heureusement, il existe aussi des dernières fois très joyeuses, comme celle de Milo, 23 ans, qui, lorsqu’il a annoncé vouloir changer de genre, a entendu sa mère lui dire pour la dernière fois son ancien prénom: «Au revoir Jeanne, s’était-elle écriée, j’étais si heureux!» Alors que certaines personnes disent adieu à des êtres chers, ici c’est à une identité désormais obsolète. «Il y a des dernières fois qui mettent fin à un cycle de vie de laquelle on souhaite se départir et qui signale l’entrée dans une nouvelle peau, conclut Sophie Galabru. Le temps qui passe ne rime plus avec l’idée d’usure ou de dégradation mais de mutation, et c’est réjouissant.»
Les dernières fois ne sont pas toujours des fins, il y a plus de continuité qu’il n’y paraît.
Nos dernière fois. Défier la nostalgie, par Sophie Galabru, Allary Editions.
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