Comment reconnaître (et désamorcer) les familles explosives
D’apparence sans soucis, certaines maisonnées s’avèrent renfermer de véritables familles explosives une fois la porte de leur chaumière fermée. La psychologue Lee-Ann D’Alexandry donne dans le livre qu’elle y consacre des pistes pour sortir de cette marmite en ébullition.
«Les familles sans problèmes qui en ont quand même», c’est ainsi que la psychologue spécialisée en thérapie familiale Lee-Ann D’Alexandry résume les familles explosives. Dans son dernier ouvrage (*), elle livre des pistes pour désamorcer les conflits, mais aussi arrêter de culpabiliser. Car comme le rappelle celle qui exerce depuis quinze ans auprès des ados et enfants ainsi que de leurs parents, «toute famille a le potentiel de devenir explosive à un moment ou à un autre».
A commencer par la sienne: «Mon noyau familial a vécu un épisode explosif qui a duré quelques années. Un déclencheur extérieur, en l’occurrence la vente par mon mari de son entreprise, a donné lieu à une période difficile, alors même qu’on est une famille normale et qu’on s’aime», assure la spécialiste. Pour qui la notion de norme est au cœur même de la définition de la famille explosive, soit «une famille dite «normale», où il y a de l’amour et de la vie, du positif et du négatif comme dans toute famille, mais qui tout d’un coup se met à dysfonctionner. On assiste à une dysfonction de l’ordre relationnel, avec de l’impulsivité, des tensions et des coups d’éclat à répétition».
‘Les mots sont comme des coups, qui peuvent provoquer des séquelles graves allant jusqu’à l’explosion de la famille.’
Lee-Ann D’Alexandry
Il suffirait donc d’élever la voix pour que cela sente le soufre? Tout dépend de la fréquence, nuance Lee-Ann D’Alexandry: «Si quand ça ne va pas, on crie, ce n’est pas grave, ça fait partie de la vie. Mais ici, il y a quelque chose d’autre qui s’insinue dans les rapports au quotidien. Il va y avoir des piques, des moqueries ou du sarcasme, avec des situations de crise qui se répètent en permanence.»
Déjouer les cycles de l’explosivité
Soit ce que la psychologue française qualifie de cycles de l’explosivité, entre phase de tension diffuse, qui débouche immanquablement sur des éruptions pour la moindre raison – «un simple verre renversé, par exemple» –, et phase de réconciliation. Cette dernière étant «tellement forte, avec une telle envie de tourner la page, que la famille ne fait pas attention à regarder les causes de la tension initiale de plus près pour éviter qu’elle ne vienne à nouveau contaminer le système familial», regrette l’autrice.
Qui identifie comme problème principal une mauvaise manière de communiquer. Ce sont des foyers où il y a de l’amour et de la communication, mais même si c’est très bien d’avoir envie de partager avec les siens, c’est important de réaliser qu’il existe une bonne manière de le faire. Dès l’instant où quelqu’un va souligner à ses enfants que sa manière de leur parler est mieux que celle des autres parce qu’il n’y a pas de non-dits, c’est une forme de justification», pointe Lee-Ann D’Alexandry.
Et de rappeler que «les mots sont comme des coups, qui peuvent provoquer des séquelles graves allant jusqu’à l’explosion de la famille».
Les familles explosives, une bombe à retardement
Une déflagration dont la tribu de Carole (prénom d’emprunt) a mis des années à se remettre. Désireuse de s’affranchir le plus tôt possible d’un modèle parental dans lequel elle ne se reconnaissait pas, la jeune femme a quitté le domicile familial à 18 ans, après ce qu’elle décrit comme «quatre ans de disputes non-stop». Liées à ses fréquentations, sa volonté de devenir artiste, son goût pour les piercings, mais aussi à des sujets aussi triviaux que le menu du soir ou les mérites comparés de la mer et de la montagne.
« Vers la fin, le moindre sujet pouvait devenir une source de dispute, se souvient Carole. Je me rappelle d’une situation ahurissante où ça a failli tourner au pugilat parce que j’avais osé dire à une de mes sœurs que je me réjouissais pour l’été alors qu’on profitait de vacances en famille aux sports d’hiver. Mes parents m’avaient hurlé que j’étais ingrate, c’était horrible. Avec le recul, je vois bien qu’ils étaient autant à bout que moi, mais sur le moment, je vivais juste ça comme une violence incroyable, sans aucune conscience de celle que je leur renvoyais en retour. Après ma rhéto, je suis partie habiter plusieurs années à l’étranger, et c’est seulement maintenant, dix ans plus tard, que je recommence à avoir des relations apaisées avec eux ».
Une situation extrême à laquelle l’explosivité ne mène pas toujours. Pour Céline, une entrepreneuse des cantons de l’Est, maman de deux jeunes enfants, «souvent, ça monte haut, mais ça redescend aussi vite». «A la moindre petite remarque, mon compagnon et moi avons tendance à nous emballer. Heureusement, cela ne porte jamais vraiment sur des sujets importants, plutôt des futilités de la vie de tous les jours. Mais c’est impressionnant de constater que c’est devenu notre mode normal de communication, qui est vraiment à revoir», confie celle qui «essaye de limiter le plus possible les disputes devant les enfants», persuadée que «le conflit ne leur amène rien de bon».
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Même si Thibault, trentenaire bruxellois lui-même enfant d’une famille explosive «où il arrivait souvent que les portes claquent, que les débats s’échauffent et que ça fasse plus de bruit qu’ailleurs», est l’exemple que ce mode de fonctionnement n’est pas forcément synonyme de douleur persistante. «Une famille peut être explosive sans que ce soit entièrement négatif. Pour ma part, ça m’a permis de me construire et d’apprendre à affirmer mes idées. Je dirais que ça m’a aussi donné des armes pour appréhender le conflit, même si je déteste vraiment ça et que j’ai tendance à perdre tous mes moyens quand ça éclate», concède-t-il, sans que l’ironie de cette dualité lui échappe.
La technique OSBD
«Bien que cela parte souvent d’une intention louable, celle d’être honnête et transparent, il n’est pas toujours indiqué de tout se dire», met en garde la psychologue clinicienne liégeoise Jennifer Moers. Qui donne une clé pour déterminer ce qu’il est pertinent de partager: «Il est important de se rappeler qu’avant d’être un parent, un conjoint ou un enfant, chaque membre de la famille est avant tout un individu, et tout ce qui le concerne n’a pas systématiquement besoin d’être exposé. Avant d’aborder un sujet, c’est important de se demander si l’information partagée a une incidence sur l’équilibre du couple et/ou de la famille.»
Et s’il s’avère que oui, il importe également de le communiquer de manière constructive, en appliquant par exemple les 4 étapes OSBD de la communication non violente.
C’est-à-dire l’observation (on décrit la situation), le sentiment (on parle en son nom, en «je», de son ressenti, plutôt que d’accuser l’autre), le besoin (on exprime ce qui sous-tend le ressenti) et la demande (on formule une piste de solution). «Par exemple, plutôt que de dire: «peux-tu poser ce téléphone quand je te parle, ça me rend dingue», on va plutôt essayer de dire à l’autre que lorsqu’il fixe son téléphone pendant qu’on lui parle, cela nous blesse car on a besoin de se sentir écouté, et lui demander de poser son smartphone cinq minutes», conseille Jennifer Moers. Qui martèle l’importance d’exprimer ses besoins de manière respectueuse, sans verser dans des conduites vindicatives ou agressives qui entachent la relation.
Un mal pour un bien
Un point de vue que partage Lee-Ann D’Alexandry, qui rappelle qu’une phase explosive ne doit pas être vécue comme un drame. «C’est comme une crise de couple, ce n’est pas toujours négatif parce que cela peut aussi être synonyme d’évolution. Parfois, même si c’est douloureux, c’est nécessaire de passer par des moments difficiles pour améliorer le fonctionnement de la relation. Et même si on en souffre sur le moment, sur le long terme, cela peut s’avérer être très positif, parce que cela implique de soigner la communication et de remettre le fonctionnement familial en ordre.» Mais aussi d’apprendre à (se) pardonner.
‘ Il est important de se rappeler qu’avant d’être un parent, un conjoint ou un enfant, chaque membre de la famille est avant tout un individu, et tout ce qui le concerne n’a pas systématiquement besoin d’être exposé.’
Jennifer Moers
Il faut donc penser les mots pour panser les maux. «Je vois en consultation beaucoup de mamans qui me disent à quel point leurs mots ont dépassé leur pensée et comme elles le vivent mal, explique Lee-Ann D’Alexandry. Dans les familles explosives, on retrouve énormément de culpabilité, ce qui les différencie des familles pathologiques. Ici, il n’y a aucune volonté de nuire à l’autre ou de le dominer. Malgré ça, certains de mes patients sont désespérés et me confient avoir l’impression de vivre dans une famille de fous, où la moindre activité, qui part pourtant d’un bon sentiment, se transforme en cauchemar. J’essaie, tant dans ma pratique qu’avec mon livre, de leur montrer que ce n’est pas grave, ni irréversible, et qu’il est possible de soigner leur dynamique familiale.»
Qui enjoint à prendre le temps de dépasser les souffrances liées à l’explosion, mais aussi et surtout, une fois le calme revenu, de s’excuser de la bonne manière: « On a toujours tendance à présenter ses excuses en minimisant ou en banalisant, mais ce n’est pas la bonne façon de faire. Même si, d’emblée, on veut toujours dire «je suis désolé, mais…» en fait, il faut juste s’arrêter à «je suis désolé» et prendre acte de la souffrance qu’on a causé à autrui et à soi-même ».
Vingt minutes de répit
Et une fois la douleur guérie, il s’agit alors de prévenir, «en reconnaissant que le mal est fait, qu’on a explosé et qu’on n’aurait pas dû, et en suggérant des pistes de sortie. C’est important de mettre des choses en place pour que la prochaine dispute ne soit pas aussi grave et ne dure pas aussi longtemps», poursuit l’autrice. Pour Carole et ses parents, cela passe par une verbalisation de leurs ressentis, qu’ils soient positifs ou négatifs. « Si un de nous sent qu’il est en train de vriller, plutôt que de suivre aveuglément le mouvement, il dit aux autres ce qu’il ressent, partage l’impression que la situation lui échappe, et puis chacun fait un pas de côté et on reprend le dialogue quand tout le monde a la tête froide ».
Céline, elle, avoue que se tempérer quand une situation la froisse lui demande énormément de travail. «Mais je fais de mon mieux pour ne pas exploser devant les enfants, dit-elle. J’ai un besoin profond de transparence, et je suis d’avis qu’il vaut mieux s’engueuler si nécessaire pour trouver un terrain d’entente.»
Même si le but ultime reste pour elle de parvenir à mener ces négociations de manière apaisée. Quant à Thibault, en grandissant, il a «appris à déconstruire pas mal de choses, à commencer par ne plus jouer des pieds et des mains pour obtenir l’attention à tout prix». «J’ai fait un grand boulot sur moi-même pour trouver ma place et apprendre à réguler le volume de mes conversations. Mais cela reste un travail quotidien», concède le Bruxellois. En règle générale, Jennifer Moers rappelle qu’en cas de conflit, le système nerveux met environ vingt minutes à retrouver un état plus calme. Et conseille donc à chacun de mettre ce créneau à profit de son côté «pour décanter avant de reprendre le fil des discussions, surtout lorsqu’elles sont houleuses».
Demander pardon
Tout en rappelant que si chaque famille est appelée à vivre son lot d’événements malheureux, cela ne débouche pas forcément pour autant sur un état permanent de malheur. Pour l’éviter, la thérapeute rappelle le pouvoir du pardon et des excuses, «une démarche importante, parce qu’elle répare le lien et démontre une volonté du parent de maintenir la relation vivante dans une approche respectueuse de l’autre, en ce compris de son enfant». Et Lee-Ann D’Alexandy de citer le pédopsychiatre belge Guy Ausloos, pour qui «un système vivant ne peut se poser que des problèmes qu’il est capable de résoudre».
Autrement dit, chaque famille explosive, dès l’instant où elle n’est pas pathologique, a en sa possession les ressources nécessaires pour travailler sur les causes des crises – et les désamorcer. Une bonne manière d’éviter l’explosion? Dans la vie comme au sein de la famille, il s’agit de faire baisser la pression. « C’est important de s’affranchir de l’image d’Epinal de la «famille heureuse» et de se dire que même si ça peut causer parfois énormément de souffrance, ce n’est pas grave de se disputer. Ce qui importe, c’est de trouver sa propre manière d’être heureux ensemble », assure Lee-Ann D’Alexandry.
Ou bien, en d’autres termes, selon Jennifer Moers, «non pas de taire les difficultés personnelles, mais d’apprendre à les gérer le plus sereinement possible». En bon père (ou mère) de famille, donc.
(*) Les familles explosives, par Lee-Ann D’Alexandry, éditions Payot.
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