La parentalité, une affaire de femmes? Le stéréotype a la vie dure, tant dans la répartition de la charge parentale qu’en amont, quitte à rendre la souffrance des hommes qui rêvent d’être pères presque taboue.
«Je suis célibataire, et depuis que j’ai passé le cap des 35 ans, mon célibat me pèse doublement, parce que j’aimerais vraiment partager ma vie avec quelqu’un, mais aussi parce que les années filent et je crains de ne pas pouvoir réaliser mon désir d’enfant.» Avouez, bien qu’ils ne soient pas genrés, ces mots vous semblent plutôt sortir de la bouche d’une femme. Après tout, c’est en elles que le tic-tac de la fameuse horloge biologique résonne plus fort à chaque année qui passe, là où les hommes, eux, peuvent avoir des enfants «quand ils veulent».
Même très (très) tard: devenu papa pour la première fois à 67 ans, Yves Montand ferait presque office de jeunot face à Al Pacino, dont le 4e enfant est né alors qu’il avait 84 ans.
Sauf que possible ne signifie pas forcément désirable, et si les hommes sont biologiquement capables de se reproduire bien longtemps après que les femmes ne soient plus fertiles, ce n’est pas pour autant qu’ils rêvent tous de découvrir les joies de la paternité à l’âge où d’autres profitent d’une retraite bien méritée. Problème: contrairement aux femmes qui ressentent vite et tôt l’envie de donner la vie, et qui peuvent recourir à un don de sperme pour concrétiser ce désir sans partenaire avec qui pouponner, un homme qui rêve d’être papa n’a pas la possibilité d’y parvenir en solo. Ou du moins, pas au moment de la conception, ce qui ne veut pas dire que ce désir doit rester inassouvi, ainsi que le raconte Eric Willem dans son livre Histoire d’un papa solo, tout juste paru aux Editions Racine.
De son propre aveu, ce journaliste de formation qui travaille aujourd’hui dans le milieu de la production a «toujours rêvé d’être papa». Dès son plus jeune âge, quand d’autres sont obnubilés par le football ou les petites voitures, lui s’imagine élever un enfant. La faute, ou plutôt grâce à une maman qui a toujours répété à Eric et sa fratrie que son plus grand souhait était de permettre à ses enfants d’accéder à un niveau social supérieur au sien.
«Elle n’avait pas fait d’études, mais elle nous a permis d’en faire et de la «dépasser» et je trouvais ça très fort. C’est un cadeau magnifique, et cela m’a donné très tôt l’envie de donner moi aussi toutes les chances de bien grandir à un enfant», confie celui qui raconte également son quotidien de papa solo dans des chroniques sur La Première. Car malgré la fin d’une relation de 11 ans au cours de laquelle son désir d’enfant ne l’avait pas quitté, et malgré un projet avorté de faire appel aux services d’une mère porteuse aux Etats-Unis, Eric est depuis bientôt 5 ans le papa solo d’une petite Lilly, 9 ans aujourd’hui.
Besoin de transmission
«Je ressentais un besoin de transmission très fort, pas tant de mon patrimoine génétique que de valeurs et d’une certaine idée de la vie», se souvient-il.
Sauf qu’en Belgique, «un homme célibataire qui veut adopter n’a virtuellement aucune chance d’y arriver».
Une «injustice» qui a poussé Eric vers le chemin de l’accueil. «Devenir famille d’accueil est une vraie option, pas un plan B. C’est important que les personnes qui désirent avoir un enfant y pensent au même titre que l’adoption ou le recours à une mère porteuse: plus de 600 enfants attendent d’être placés en Belgique, et dès qu’ils ont quelques années, ils sont considérés comme «périmés» et les familles n’en veulent plus», s’insurge celui dont la fille est arrivée à l’âge de 17 mois en pouponnière et a dû attendre ses 4 ans avant de trouver un foyer dans son appartement d’Ixelles.
Un début de vie semé d’embûches, qui n’est pas sans rappeler le parcours chahuté qu’a dû franchir Eric avant d’être enfin père. «Mon papa était très effrayé à l’idée que je me lance comme papa d’accueil solo et mes amis, eux, me prenaient pour un fou. A l’époque, je sortais beaucoup, j’avais une chouette vie et tout le monde me disait qu’elle allait changer. C’est vrai, mais j’aime dire que ce n’est pas le chemin qui est difficile, c’est le difficile qui est le chemin. C’est normal qu’être parent soit parfois compliqué, mais quand on veut, on peut et on trouve des solutions», raconte Eric, conscient que si le fait d’être un homme a pu l’empêcher de faire l’expérience de la parentalité biologique en solitaire, cela présente aussi certains avantages.
«Quand je dis que je suis papa solo, les gens trouvent ça mignon et vont avoir tendance à me soutenir plus facilement, alors que les mamans solo ne sont pas du tout perçues de la même manière. On va tout de suite tendance à voir les obstacles potentiels, à se dire qu’elles sont plus susceptible de manquer le travail si leur enfant est malade, alors qu’un père célibataire, ça attendrit.»
Reste qu’aujourd’hui, « le désir de paternité reste mal compris. Même si j’ai eu la chance de ne pas le vivre personnellement, j’ai l’impression qu’on va trouver ça plus naturel pour une femme de vouloir devenir maman que pour un homme de vouloir devenir papa».
Un préjudice genré hérité, contre toute attente, de la Révolution française.
Liberté, égalité, maternité?
Sociologue au CNRS, à l’Ecole Hautes Etudes Sciences Sociales Paris, Christine Castelain Meunier a consacré plusieurs ouvrages à la question, de La paternité (1997) à Les hommes aussi viennent de Vénus (2020) en passant par L’instinct paternel (2019). Forte d’années de recherches sur le sujet, elle note que c’est dans la foulée de la prise de la Bastille que l’on passe de «l’âge d’or des pères» à une répartition genrée de la parentalité.
«J’ai été très impressionnée de constater qu’à l’époque des chasseurs-cueilleurs, tant les hommes que les femmes s’occupaient des enfants. Les rôles étaient moins genrés, et ce n’est qu’avec l’industrialisation que l’on va éloigner l’homme de la maisonnée et de la sphère domestique. La place de la femme est à la maison, avec les responsabilités éducatives que ça implique, tandis que la place de l’homme est dehors, dans la sphère économique et culturelle, éloignée de l’éducation de ses enfants», explique la Parisienne.
Qui rappelle qu’avant la Révolution, le père a tous les pouvoirs sur ses enfants, même majeurs, et peut aussi bien décider de les déshériter que de les faire envoyer en prison. Après 1789, cela change, et avec la fin des pleins pouvoir du patriarche sur sa tribu vient celle de l’âge d’or de la paternité.
Bon. Mais en quoi l’incapacité à envoyer ses minots au cachot est-elle susceptible d’influer sur la représentation genrée (voire même, féminisée) que se fait la société du désir d’enfant?
Et bien parce que comme le rappelle Christine Castelain Meunier, nos institutions, les représentations et les stéréotypes influencent forcément notre perception. Or, ainsi que l’incarne un Elon Musk, dans certains milieux persiste l’idée qu’une femme accomplie est celle qui met des enfants au monde, là où un homme accompli est celui qui a la capacité d’avoir une vaste famille, sans forcément se préoccuper de sa gestion quotidienne. «Se préoccuper d’avoir des enfants est «l’affaire de la femme», donc on va minimiser le désir d’enfant quand c’est un homme qui l’exprime. Les représentations actuelles font que l’on a du mal à concevoir qu’un homme puisse vraiment être impliqué en tant qu’humain vis-à-vis de sa progéniture», ajoute la sociologue.
Et de rappeler que le patriarcat a dessiné les contours de la société en construisant des cultures très différentes selon que l’on est un homme ou une femme, à laquelle échoit encore dans l’imaginaire collectif l’affectif, la reproduction et le soin.
De l’ombre à la lumière
Une vision étriquée, qui ne correspond en rien au quotidien d’Eric Willem. Dans un sourire, il admet qu’en tant homme, avoir soudain la responsabilité d’élever une petite fille n’a pas toujours été simple «pour des questions techniques». Et de confier avoir dû demander conseil à ses copines, pour la toilette intime mais aussi pour coiffer les longs cheveux de Lilly.
«Au début, je ne savais pas bien comment les laver, mais aujourd’hui, je suis un pro de la coiffure», assure-t-il.
Du reste, et «sans tomber dans les clichés», il reconnaît que la parentalité peut différer selon qu’on soit un papa ou une maman solo, «parce qu’on a des sensibilités différentes ». Et si sa vie a forcément changé depuis que son désir d’enfant s’est concrétisé, il réalise que «ce qui me manquait n’est pas ce que ma fille m’apporte le plus aujourd’hui. Avec elle, j’avais envie de revivre des moments en famille comme ceux de mon enfance, du partage… C’est le cas, mais cela va bien plus loin, car Lilly donne un sens complet à ma vie. Un jour, j’ai failli me faire renverser par une voiture et je n’ai pas eu peur pour moi mais pour elle, et ce qui lui arriverait si je n’étais plus là. Je ne pouvais pas ressentir ce manque avant de devenir papa, car je ne l’avais jamais vécu avant: ma fille est la personne la plus importante de ma vie, même avant moi. C’est vertigineux comme sentiment, mais tellement enrichissant».
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Et tant pis si ainsi que le souligne le Bruxellois, l’époque impose toujours aux hommes de se conformer à un idéal de virilité peu compatible avec la parentalité.
«On va attendre des hommes qu’ils prennent des décisions tranchantes, carrées, mais un enfant, c’est tout sauf ça: c’est rond, organique, cela implique énormément de compromis, d’adaptation, de résilience… Et puis l’enfant sort des entrailles de la femme, ce qui crée un lien extrêmement profond et puissant. C’est probablement pour ça aussi que la société acceptera plus facilement l’envie d’une femme de devenir maman que celle d’un homme de devenir papa», suppose Eric Willem.
Qui regrette cette approche restrictive, car «Lilly a une vie heureuse aujourd’hui. Heureusement, les services de placement en familles d’accueil belges ont complètement intégré l’idée qu’un homme puisse avoir un désir de parentalité très fort, et ils sont très ouverts à la possibilité de confier un enfant à un papa». Bien que déchue de son autorité parentale, la maman de la fillette est toujours en vie, et son absence est «quelque chose que je ne peux pas combler. J’essaie de faire en sorte qu’elle puisse construire quelque chose avec au lieu d’en être victime, un peu comme un alchimiste: je tente de transformer cette part d’ombre en quelque chose de lumineux. Je ne saurai si ça a fonctionné que dans quelques années, je ne sais pas toujours si ce que je fais est bien ou non, je navigue à vue… Comme n’importe quel parent finalement». Car au cas où cela ne serait pas encore évident, un père est donc bien un parent comme un autre.
Histoire d’un papa solo, Eric Willem. Racine (mai 2025)