Témoignage: « Notre fils est né grâce à un don de sperme »

Il y a plus de 20 ans, notre journaliste Elke Lahousse, est tombée amoureuse d’un garçon qui ne pouvait pas avoir d’enfants. Aujourd’hui, ils ont un fils de six ans, né grâce à un donneur de sperme, et ils racontent leur histoire (ainsi que celle de 15 autres familles) dans un livre.
Le Lieven Bulckens d’il y a 20 ans avait tout pour que je tombe amoureuse de lui. Une veste en cuir, une chevelure sauvage, un grand sens de l’humour et en plus il jouait de la batterie dans un groupe. Tous ses amis savaient qu’il était stérile. Et la façon dont il portait cette vérité, aussi décontractée que sa veste, le rendait encore plus fascinant.
Lieven et moi sommes devenus rapidement amis, lui est tombé amoureux immédiatement. Je peux le dire, car tout Louvain le savait aussi. J’ai dit à une amie: « Moi aussi, je le trouve génial, mais il ne peut pas avoir d’enfants ». C’était cruel de rejeter quelqu’un pour cette raison. Pourtant, à dix-neuf ans, je ne pouvais pas accepter que je ne deviendrais jamais mère. Je ne savais pas non plus comment réfléchir à d’autres façons de fonder une famille alors que j’étais déjà en retard pour mon cours de sociologie et que j’avais surtout un besoin urgent de ranger mon kot.
Ne pas tomber amoureuse. C’était le plus simple. J’ai tenu six mois.
Deux facteurs ont tout de même allumé le feu: Lieven lui-même, qui a bien senti que mes doutes étaient plus liés à mon cerveau d’adolescent qu’à lui. Un jour, il m’a envoyé un SMS : « Tout Louvain sait ce que je ressens pour toi. Je peux accepter un non comme réponse. Qu’est-ce que ce sera? » Il fallait une sacrée paire pour envoyer ça – et ça pour quelqu’un qui avait appris à 11 ans, après un examen médical à l’école, que ses testicules n’étaient pas descendus.
Mon amie a donné le coup de pouce final: « Sois réaliste, ce n’est pas comme si vous alliez vous marier demain. Va donc boire un verre avec lui! »
« Une bière et un vin blanc, s’il vous plaît »
La première fois que j’ai senti que nous allions trouver un moyen de construire un avenir, c’était ce soir d’été 2002, sur l’Oude Markt à Louvain. C’était dans son sourire, dans ses questions confiantes. « Où te vois-tu vivre? » « Euh, Anvers peut-être? » « Je pensais à New York ».
D’emblée, Lieven m’a fait sentir qu’avec lui, tout était possible dans la vie.
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« À prendre ou à laisser »
Dix ans plus tôt, dans une chambre d’hôpital sombre, un médecin avait dit à la mère de Lieven : « Madame, les testicules de votre fils ne sont pas descendus. Les chances qu’il puisse avoir des enfants plus tard sont pratiquement nulles ». Lieven, qui n’avait que 11 ans, a tout de suite compris ce qui se passait. Mais, contrairement à sa mère, il n’a ressenti aucune tristesse à ce moment-là.
De la honte, peut-être. Surtout à l’égard de ses amis et de ses premières amours. En dehors de quelques blagues d’adolescents, le sujet des enfants n’a jamais été abordé. Alors comment un adolescent maladroit des années 1990 apprend-il à en parler? Pas du tout, voilà comment. En première secondaire, un professeur annonce à la classe, à l’insu de Lieven, qu’il est absent pour une opération du testicule droit. « Chirurgie des couilles, ou quoi ? » tente moqueusement un camarade de classe après coup. « Non, sur l’aine », répondit-il succinctement.
Ce silence convulsif a changé lorsque Lieven est entré dans l’enseignement supérieur. Au moment où nous nous sommes rencontrés, son infertilité faisait partie de son identité. Comme son intérêt pour la musique et la photographie, son désir de voyager ou ses cheveux bruns: c’était à prendre ou à laisser. Et j’ai décidé de prendre.
« On peut avoir une autre bière et un vin blanc, s’il vous plaît ? »
Je ne me souviens pas que nous en ayons parlé lors de ce premier rendez-vous, mais le fait que je l’aie su dès le départ nous a donné le temps de réfléchir tranquillement à ce que cette infertilité signifiait réellement. Dans les années qui ont suivi, nous avons lu les articles sur l’adoption avec un peu plus d’attention.
Nous avons dressé l’oreille lorsque la radio parlait de la conception par donneur de sperme. Nous avons lu moult publications scientifiques sur le sujet et nous avons cherché à savoir où en étaient les scientifiques dans la « reprogrammation » des cellules de la peau en spermatozoïdes. Cette technique révolutionnaire arriverait-elle à temps pour nous? Malheureusement non.
Mais Lieven et moi avons toujours su que nous étions différents des nombreux couples hétérosexuels confrontés à l’infertilité: nous avions le temps. Ce n’est que dans la trentaine que nous avons ressenti un désir d’enfant.
À ce moment-là, nous nous étions fait une idée de l’avenir qui correspondait à la réalité: avec les gènes de Lieven, cela ne marcherait pas, mais la conception à l’aide d’un donneur de sperme nous semblait être la bonne solution. Entre-temps, j’étais devenue convaincue que Lieven transmettrait à notre enfant toutes les choses vraiment importantes: comment compiler la meilleure liste Spotify, l’art de la taquinerie affectueuse et pourquoi il faut toujours avoir un bidon de WD-40 à la maison.
Contrairement à beaucoup de nos pairs, nous sommes entrés souriants dans la clinique de fertilité, où nous avons choisi un donneur de sperme danois. En Belgique, l’anonymat des donneurs est obligatoire, mais certains hôpitaux travaillent dans une « zone grise » et rendent anonymes « en champ libre » toutes les données des donneurs danois. En tant que futur parent, vous ne savez pas grand-chose de plus que la couleur des cheveux et la taille du donneur, mais si l’anonymat est un jour aboli ici, un enfant pourra obtenir toutes les informations sur sa filiation.
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« Le donneur de sperme et nous »
Ce sentiment de bonheur avec lequel nous sommes entrés à l’hôpital est resté. Odie est né à l’hiver 2019 et j’ai immédiatement ressenti une grande fierté pour sa naissance de notre famille. Deux vingtenaires qui pensaient ne jamais devenir parents ensemble avaient désormais un fils. Deux étaient devenus trois, notre petit clan rempli d’amour.
Et pourtant, il y a un mais: même si nous sommes ouverts à notre entourage sur notre histoire, cette ouverture n’est pas la norme en Belgique. Avec la naissance d’un enfant, les parents changent de regard et ce que nous avons vu, c’est que la conception par donneur de sperme, à moins qu’elle ne soit vraiment nécessaire, n’est pas un sujet dont les gens aiment parler. Et ce n’est donc pas une bonne chose non plus. Lorsque quelqu’un dans la cour de récréation faisait remarquer qu’Odie avait des yeux si bleus et que nous lâchions le mot « donneur », nous voyions les gens sursauter et penser: oh non, c’est embarrassant, qu’est-ce que j’ai encore dit! Au lieu d’entamer une conversation, celle-ci prenait fin immédiatement. Cela nous navrait, mais nous étions encore plus désolés pour notre fils.
Certes, la culture belge est plutôt discrète. Mais il y a aussi une législation obsolète: dans notre pays, l’anonymat du donneur de sperme est encore obligatoire et ce secret fait que la conception par donneur est encore perçue avec honte et malaise. Aux Pays-Bas, cet anonymat a été aboli il y a plus de 20 ans et les enfants peuvent en savoir plus sur leur donneur: informations médicales. Caractéristiques extérieures. Son choix d’études et ses loisirs… L’année dernière, la Cour constitutionnelle a décidé que l’anonymat devrait être aboli dans notre pays également, d’ici à 2027. C’était une grande nouvelle, mais en même temps, elle arrive bien trop tard, car savoir où se trouve sa filiation est un droit de l’homme fondamental.
De plus, les médias parlent souvent de scandales. Des médecins qui utilisent leur propre sperme. Ou des adultes qui ne découvrent que tard dans leur vie qu’ils ont été conçus avec l’aide d’un donneur et qui en sortent profondément blessés. Ce sont des histoires importantes qui doivent être racontées. Mais de nombreuses personnes ne se reconnaissent pas dans ces récits majoritairement sombres.
Nous nous sommes dit qu’il était grand temps de changer ça, et Lieven et moi avons donc décidé de faire un livre. Pour aborder le sujet sous un angle différent: celui des parents et des enfants qui choisissent délibérément la transparence. Nous nous sommes demandé: comment d’autres personnes donnent-elles une place au donneur dans leur famille? Avec quels mots en parlent-ils à la table de la cuisine, au café ou lors du rituel du coucher? Quelles sont les réactions de leur entourage? Et quels sont les besoins ou les interrogations des enfants eux-mêmes sur leur genèse? Un livre semblait être la forme idéale pour un recueil d’histoires et d’expériences. Quelque chose qui pourrait être utile à notre fils, mais aussi à d’autres familles, enseignants et travailleurs sociaux.
Nous ne nous attendons pas à ce que tout le monde devienne soudainement un spécialiste. Mais le sujet n’est pas non plus une niche: chaque année, en Belgique, au moins 1.500 enfants naissent à la suite d’une conception par donneur, soit près de 1,5 % de la population. Cela représente près de 1,5 % du taux de natalité total. Dans une salle de concert comble, l’AB par exemple, cela représente environ vingt-cinq enfants issus de dons.
Si nous avons décidé d’écrire De donor en wij (« Le donneur de sperme et nous », pas encore traduit en français NDLR) c’est avant tout pour Odie. Il a maintenant six ans et on lui a raconté plusieurs fois l’histoire de ses origines. L’une des premières fois qu’il y a répondu, il avait trois ans et a répondu »est-ce que j’ai droit à un beignet? » En attendant, il sait que les graines de papa sont cassées et qu’un autre monsieur nous a donné les siennes. Que les ovules des femmes peuvent aussi s’épuiser ou être cassés.
Et qu’il existe d’autres formes de famille que celle qui consiste à partager son patrimoine génétique avec son papa et sa maman.
« Avoir recours à un don de sperme n’est jamais le plan A »
Nous avons lancé un appel pour interviewer des familles et avons reçu plus de réponses que prévu dans notre boîte mails. Heureusement, car cela signifiait peut-être que « ne pas en parler » n’était plus la norme. Nous avons choisi 15 familles et avons toujours commencé par la même question : « Où commence votre histoire ? »
Pendant un an, nous avons ri, parlé et parfois pleuré avec ces familles. En Belgique, il n’existe pratiquement pas d’accompagnement psychologique pour les familles d’enfants nés de dons de sperme. Cela crée parfois un sentiment d’insécurité chez les parents. Certains ont peur de ne pas être considérés comme une famille « normale » ou un « vrai » parent. Ils se demandent: est-ce que je fais bien les choses ? C’est dommage, car ce qui nous a le plus frappés au cours de l’année écoulée, c’est qu’il n’est pas nécessaire d’avoir des mots ou un timing parfaits.
Ce qui compte, c’est d’engager la conversation et de trouver son propre style. Un parent en parlera avec légèreté et humour, un autre restera sec et factuel. Mais tant qu’il y a de l’ouverture, il n’y a pas de tension dans la relation entre le parent et l’enfant. Certaines familles ont réalisé un livret ou un album photo sur l’histoire du donneur de sperme. D’autres ont soutenu la Belgique et le Danemark – le pays de leur donneur – pendant la Coupe du monde. La plupart des parents s’intéressent principalement aux besoins de leur enfant.
Nous avons également appris qu’avoir recours à un don de sperme n’est jamais un plan A. Les personnes qui entament ce parcours passent souvent par une phase de colère ou de tristesse. Elles doivent apprendre à accepter une nouvelle identité et un nouvel avenir. Oser lâcher prise et sauter. Un père stérile a résumé la situation en ces termes : « Je n’échangerais pas ma fille contre plus d’argent. En même temps, je donnerais n’importe quoi pour avoir un enfant génétique à moi. Ces deux sentiments se côtoient ».
Qu’est-ce qui nous a également frappés? Le fait que les Belges préfèrent parler par courrier électronique de sujets sensibles. Un couple hétérosexuel a annoncé à sa famille, le dimanche, autour d’un gâteau, qu’il attendait un bébé. Ils n’ont pas réussi à faire passer le message qu’ils avaient eu recours à un donneur. Ils ont ensuite ajouté cette information dans un courriel, qui n’a suscité que des réponses chaleureuses. Un autre couple hétérosexuel a écrit le courrier de sa vie la veille de Noël. La femme ayant appris qu’elle était atteinte d’une maladie héréditaire, ils espéraient trouver une donneuse d’ovules dans leur réseau. L’une d’entre elles s’est présentée trois heures plus tard, avec les vœux de Noël les plus chaleureux.
Nous avons parlé à des parents qui ont osé regarder loin devant eux pour le bien de leur enfant. Une mère célibataire s’est rendue en particulier aux Pays-Bas, où les donneurs en champ libre sont la norme. Elle voulait parler à son enfant dès sa naissance du donneur qu’elle avait choisi – un homme passionné par le travail du bois. Une autre mère a déclaré à la pouponnière dès le premier jour : « Mon fils est un enfant issu d’un don. Il n’a pas de père, il a un donneur. Je veux que vous utilisiez ces mots correctement ».
Des enfants de donneurs devenus adultes, nous avons appris combien il est crucial d’abolir enfin l’anonymat du donneur. Une jeune femme élevée par deux mères nous a confié : « Le fait de ne pas savoir de qui l’on descend peut être si envahissant que chaque homme que je croise dans le tram me fait penser : est-ce que c’est lui ? Pourvu que ce ne soit pas ce politicien d’extrême droite… Ou bien ai-je les mêmes yeux que mon prof de basson ? »
Deux personnes que nous avons rencontrées envisagent de devenir donneurs à leur tour. Par gratitude pour ce qu’elles ont reçu. Comme quoi l’ouverture ne se limite pas aux mots: elle peut se traduire aussi par des gestes. Ce que nous avons surtout constaté, partout, c’est à quel point les enfants issus de dons sont désirés. Peu de bébés ont été aussi réfléchis et attendus avant même leur conception.
Des familles ordinaires
Faute de beaucoup d’informations sur notre propre donneur, j’ai moi-même connu des peurs irrationnelles durant ma grossesse. À quoi allait ressembler notre enfant? J’aurais trouvé si rassurant de voir des photos de familles issues d’un don, parfaitement banales, en train de manger un croissant sur le marché un dimanche matin. C’est pourquoi Le donneur et nous devait forcément aussi être un livre photo. Lieven a immortalisé des familles dans des instants simples du quotidien: pendant un cours de boxe ou une balade en forêt.
Ce que dégagent ces portraits, pour moi, c’est qu’une famille de donneur reste, avant tout, une famille. Et une famille, c’est ce que ses membres en font. Je n’aime pas vraiment les mots comme « famille de donneur » ou « enfant issu d’un don ». Ils mettent trop l’accent sur le donneur, sur la manière dont on est né – alors que cela ne dit qu’une partie de ce que l’on est.
La psychologue Astrid Indekeu préfère d’ailleurs parler de « familles après conception par don ». Avec d’autres experts, elle apporte dans notre livre un éclairage précieux sur les émotions et pensées complexes qui traversent bon nombre de familles.
Et le donneur, dans tout ça?
Quelle place occupe le donneur d’Odie dans notre vie? Pour Lieven, il se tient quelque part à l’horizon. Un homme qui, peut-être, jouera un rôle plus grand à l’avenir. Pour moi, il est plutôt dans le tronc de notre arbre généalogique. Il a rendu notre famille possible, mais affectivement, il ne fait pas partie de la cime, là où se trouvent les autres membres de la famille.
Odie, lui, peut passer des mois sans parler de « l’autre monsieur », puis en reparler soudainement, de manière totalement inattendue. Comme l’été dernier, quand nous avons refusé de lui donner une friandise et qu’il a dit : »Est-ce que je ne devrais pas demander ça à l’autre monsieur ? » Il montrait qu’il avait intégré son histoire, et tentait d’en tirer un avantage : plus d’ours acidulés. J’espère simplement que nous continuerons à parler de tout cela, aussi librement – et pas seulement de ça d’ailleurs. Et du reste?
Merci
Au moi de dix-neuf ans : merci d’avoir sauté le pas. Regarde ce que cela donne, comme c’est beau. À Lieven, à vingt ans : merci d’avoir attendu. Et à Odie : je t’aime fort, tellement fort.
Je ne connais qu’un mot en danois – tak, ou merci – mais il suffit. À notre donneur : hjertelig tak. Que nous puissions commencer chaque journée avec ce petit blond à notre table du petit-déjeuner, c’est quelque chose que je ne prendrai jamais pour acquis.
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