Lisette Lombé

Trottoirs philosophiques: ce parc nous appartient!

Lisette Lombé se promène sur le même bitume que tout le monde… mais son regard y distingue d’autres choses. Elle nous livre ici ses humeurs poétiques.

Parfois, sur un coup de tête, j’achète un objet qui brille: des chaussures noires vernies, un bracelet manchette doré, un stylo vermeille avec une bague personnalisée… C’est clairement une entaille dans mon budget, c’est absolument non essentiel, c’est impulsif mais je n’ai jamais regretté aucun de ces achats-là… Il m’a fallu près de quarante ans pour apprendre à me choyer de la sorte, en m’offrant des cadeaux à moi-même, sans me sentir coupable. J’essaye donc d’assumer ces envies sporadiques de touches clinquantes. Une question demeure… Comment intègre-t-on que se faire plaisir est réservé aux nantis ou aux personnes futiles?

Il faut du temps pour assouplir ses positions et déconstruire ses propres prisons mentales. Aujourd’hui je regarde différemment les biens qui m’entourent. Tel objet va symboliser un moment charnière particulièrement important, tel autre va être chargé de l’énergie d’une ville découverte lors d’une halte, en tournée. En portant ces objets, en les utilisant, en les regardant, je peux me rappeler que la flamboyance est aussi un signe d’estime de soi-même. Mais quand je me retrouve en séance de dédicace sans mon stylo porte-bonheur ou sur scène sans mes chaussures ou mes bijoux fétiches, parce que je les ai oubliés à la maison, je ne me sens un peu nue que quelques secondes car la vraie richesse reste bien intérieure…

Je suis donc en train de marcher dans un parc de Vincennes, en fin d’après-midi, en train de réfléchir à ces définitions du luxe, peu avant de participer à une importante rencontre littéraire, lorsque je suis sortie de ma rêverie par un jeune homme exhibitionniste. Sur le coup, je suis choquée par le spectacle qui m’est imposé. J’avance, je fais machinalement quelques pas plus rapides puis, non, je fais deux pas en arrière… Le jeune homme s’est déjà rhabillé, tout penaud. Je me retourne dans sa direction et lui crie qu’il bousille ma promenade… Je n’ai pas réfléchi! C’est sorti tout seul. Je n’ai pas pensé au sens de ma phrase, ni aux conséquences de mon interpellation, ni au risque d’une éventuelle confrontation. J’ai ajouté: « Fait chier, mec! »

J’ai conscience que je peux me permettre cette apostrophe parce que j’ai 43 ans, que je m’adresse à un jeune type qui pourrait être mon fils, que j’ai un caractère bien trempé et de l’aplomb. Il y a dix ans, j’aurais pris mes jambes à mon cou. Mais là, non seulement je réagis à chaud, toutes cornes en avant, et en plus, le lendemain, je décide de retourner exactement au même endroit et de repasser par les mêmes allées. Hors de question que mes rituels de balades pour me déstresser soient pris en otage et annulés à cause d’un pauvre bougre caché dans les fourrés! Hors de question que cet inconnu me confisque mon droit à marcher librement et en toute sécurité dans l’espace public! Hors de question que je ne retienne de mon passage dans ce parc que cette regrettable mésaventure!

Je ne décolère pas! Parce que le gars en question a eu le culot de venir s’expliquer et qu’il s’en est suivi une conversation surréaliste. Rien n’était de sa faute! Il urinait, tout simplement. Je n’avais pas besoin de regarder dans cette direction à ce moment-là. Et l’érection? J’avais dû la fantasmer aussi? Une telle mauvaise foi est incroyable! C’est comme prêcher dans le désert… Il n’y a rien de constructif à tirer d’un échange avec une personne fautive qui ne reconnaît pas ses torts.

Il fallait me voir, répétant plusieurs fois au jeune homme: « Tu me prends pour une buse? » et lui, ne comprenant pas cette expression ou feignant de ne pas en saisir le sens. Traduction. Décodeur. « Tu te fous de ma gueule! » Je le tutoie. Je ne peux pas être polie. Il m’agace. Il ne capte pas que c’est la goutte, que c’est l’incarnation du patriarcat, que c’est violent, cette exposition gratuite à la sexualité. Je ne décolère pas car à cette heure, de nombreuses étudiantes passent par là et aussi cette femme, aveugle, avec son chien en laisse, que j’ai fait sursauter en criant. Je ne décolère pas mais, grâce aux mots de cette chronique, je prends distance et je réaffirme calmement l’occupation d’un territoire safe pour toutes et tous. Je dis, j’écris, je revendique.

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