Vos vêtements trahissent votre inconscient, et c’est un psy qui l’affirme
Et si, plutôt que nous habiller, nos vêtements nous déshabillaient et trahissaient notre inconscient? C’est ce que suggère le psychanalyste Patrick Avrane dans un stimulant essai, Quand les vêtements nous déshabillent. «Je choisis un thème peu ou pas traité par les psychanalystes», confesse-t-il.
Parmi ses pairs, notre psychanalyste détonne. Il ne discourt ni sur le complexe d’Œdipe ni sur les tréfonds de l’inconscient. Les sentiers labourés par ses confrères, Patrick Avrane ne les emprunte jamais. Mieux, il s’évertue à les contourner de livre en livre pour se pencher sur des sujets à première vue frivoles et sans lien direct avec sa discipline: la gourmandise, la timidité, l’héritage…
On se réjouit que sa dernière dilection en date ne soit autre que les vêtements et la mode, thème sur lequel il s’épanche avec la même joyeuse et espiègle érudition dans Quand les vêtements nous déshabillent. Ce psychanalyste iconoclaste, établi à Paris, ancien président de la Société de Psychanalyse Freudienne, explique que les vêtements, paradoxalement, plutôt que nous habiller, nous déshabillent, trahissent notre inconscient, dévoilent notre moi profond. En substance: en s’habillant, on se déshabille. Puisant également au meilleur de la littérature, du cinéma, mais aussi auprès de l’expérience de gens ordinaires passés par son cabinet de psychanalyse, c’est à un remarquable effet d’éclairage que parvient Patrick Avrane. Entretien.
Dans quelle mesure et en quoi nos vêtements nous déshabillent vraiment?
En premier lieu, le vêtement nous déshabille car il met à nu notre identité. Le vêtement est ce que l’on appelle un fait social global, il concerne l’ensemble des activités humaines: le choix des matières dont il est fait, sa technique de fabrication, son commerce, de quoi il nous protège (du froid, du chaud, des piqûres ou morsures, de nos ennemis, etc.). Il indique notre sexe, notre place dans la société, l’époque à laquelle nous vivons, etc. Aujourd’hui, lorsqu’un homme d’Etat européen rencontre un chef de tribu amazonienne, pas de doute sur qui est qui. D’autre part, nous choisissons notre vêtement et la façon de le porter. Que nous le voulions ou non, il nous déshabille car il rend compte de nous-même. De quoi je veux me protéger en boutonnant complétement mon blouson? Quelle désinvolture je veux afficher en posant ma veste sur mes épaules? Qu’est-ce que je veux cacher en portant des habits amples? Quel regard je veux attirer avec ce vêtement flamboyant? Quel acte manqué a provoqué le port de chaussettes désassorties ou l’oubli de fermer complètement ma chemise?
A vous entendre, et vous lire, les vêtements qu’on porte et la manière dont on les porte en disent long sur notre inconscient…
En effet. Prenons un exemple simple, celui d’Andréa, l’héroïne du film Le Diable s’habille en Prada. Fagotée dans un pull bleu, elle participe pour la première fois au comité de rédaction de la célèbre revue de mode où elle a été engagée. La rédactrice en chef comprend qu’habillée ainsi, elle signifie aux autres qu’elle se prend trop au sérieux pour s’intéresser à la mode. Elle lui explique aussi que son pull bleu céruléen est le dernier avatar d’une mode que cette revue a lancée. Sans le savoir, et en s’en défendant, Andréa a suivi inconsciemment les prescriptions de la mode.
Qu’en est-il de votre propre expérience du vêtement?
Quand j’ai commencé à exercer en tant que psychanalyste, j’aimais enfiler un bourgeron, la veste portée par les maquignons. Dans les marchés aux bestiaux, les tractations se concluent par une poignée de main, une parole donnée. J’ai compris plus tard qu’en portant cette veste, inconsciemment, je me définissais comme homme de parole, le propre du psychanalyste. Lorsque cette analysante, habituellement élégante, arrive à sa séance avec des vêtements dépareillés, cela lui permet de retrouver le souvenir oublié, perdu dans l’inconscient, de jugements portés sur son apparence. Ainsi, chaque personne peut dire la signification inconsciente du vêtement qu’elle porte.
«Les couturiers cultivent l’idéal du moi», écrivez-vous. Qu’entendez-vous par là?
Pour un psychanalyste, l’idéal du moi est ce que chacun inconsciemment porte en lui et qui façonne son mode d’être, ce vers quoi il tend. Les parents le transmettent comme il l’ont reçu de leurs aïeux. A cet héritage s’ajoute l’influence de l’entourage, du milieu ambiant dont les créateurs de mode font partie. Les couturiers cultivent cet idéal du moi en lui proposant une forme, celle du vêtement qui habille une silhouette parfaite, et la haute couture lui donne un nom idéalisé: être habillée en Dior ou Chanel relève pour la plupart de l’inaccessible.
Vous avez évoqué tout à l’heure la différenciation des sexes par les vêtements. Dans quelle mesure cette différenciation est-elle encore d’actualité aujourd’hui dans le secteur?
C’est une évidence, à travers les siècles et les civilisations, les vêtements féminins et masculins diffèrent, ce n’est pas une invention de psychanalyste. A chaque fois, cette différence rend compte de la séparation des rôles. Dans notre culture, il y a eu, au moment de la Révolution, ce que certains appellent la «Grande Renonciation»: les sans-culottes rejettent la culotte courte et les bas aristocratiques en même temps que les ornementations des habits masculins au profit du pantalon. Le vêtement masculin avec veste, chemise et pantalon prend la forme qu’il a toujours schématiquement aujourd’hui. Par contre le vêtement féminin, dès le Premier Empire, retrouve peu ou prou ce qu’il était dans l’Ancien Régime, en gagnant toutefois de plus en plus de sobriété jusqu’à la Première Guerre mondiale qui voit disparaître l’essentiel de ses entraves.
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Et aujourd’hui ?
Dans la vie quotidienne contemporaine, où les femmes peuvent notamment porter les pantalons qui leur étaient autrefois interdits, le vêtement reste ce qui permet de distinguer les sexes. Les boutiques ou les rayons de vêtements féminins et masculins sont la plupart du temps séparés, le boutonnage à droite ou à gauche reste différent selon qu’il s’agit d’une chemise pour homme ou d’un chemisier.
Néanmoins, on remarque que de plus en plus de marques proposent des vêtements «unisexes», destinés aussi bien aux hommes qu’aux femmes …
Tee-shirts, jeans, survêtements de sport, blouses de travail sont déjà des vêtements portés par les deux sexes. Il me semble que la plupart des vêtements unisexes actuels sont des vêtements issus de la garde-robe masculine. Ils vont dans le sens de la sobriété et du pratique. Je ne vois pas, dans la vie courante, de jupes ou de robes unisexes. Ce qui reste le propre de chacun et chacune, c’est la façon de les porter et de les accessoiriser, je dirais que, là, c’est une question de genre plus que de sexe.
Selon vous, existe-t-il une inégalité homme-femme face à la mode et aux injonctions sociales en termes vestimentaires?
Il me semble que l’inégalité devient une différence. Par exemple, jusque dans les années 60, dans beaucoup d’établissements scolaires, il était interdit à une lycéenne de porter un pantalon, et, jusqu’à la Seconde guerre mondiale, une «femme en cheveux», sans chapeau ni foulard, était considérée comme une femme «de mauvaise vie»… De telles injonctions n’ont plus cours, reste sans doute une attention plus grande aux vêtements féminins, ne serait-ce que parce que leur mode change plus vite.
On constate une prolifération du vintage. Que vous inspire ce phénomène de «nostalgie»?
Dans la mesure où le vêtement est un fait social global, les explications peuvent être multiples. Acheter des vêtements anciens d’occasion économise les matières premières, élimine la fabrication, et limite les circuits commerciaux, cela a donc une fonction écologique. On sait aussi que la mode a des mouvements cycliques, la longueur des jupes ou la largeur des pantalons en sont un signe. On peut se demander aussi qui a lancé cette mode, dans quel contexte elle s’inscrit, à qui elle bénéficie. Y aurait-il une mode de la nostalgie, comme il y a eu celle de la robe en vichy de Brigitte Bardot dans les années 50? Quand la nostalgie est à la mode, s’agit-il encore de nostalgie?
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A titre personnel, qu’en pensez-vous?
Je dirais que la nostalgie est présente lorsqu’une personne s’habille pour retrouver une époque passée idéalisée, quand elle tente de réaliser un idéal du moi qui lui appartient. Dans mon livre, je prends pour exemple ce que Hitchcock met en scène dans Vertigo (Sueurs froides) quand son héros (James Stewart) s’efforce de transformer Kim Novak en l’habillant comme la femme imaginaire dont il est tombé amoureux. A la différence des animaux, l’homme n’est jamais nu. Il porte les habits qui l’inscrivent dans le monde social auquel, qu’il le veuille ou non, qu’il l’accepte ou le critique, il appartient. C’est aussi ce que raconte le mythe de la sortie de l’Eden, le premier geste d’Adam et Eve a été de s’habiller. Du paradis, chacun peut avoir la nostalgie.
Dans le livre, vous dites que «la mode est d’essence féminine». Qu’entendez-vous par là ?
Je dis que, dans une perspective freudienne, la mode est d’essence féminine parce que, pour Freud, profondément inscrit dans la fin du XIXe et le début du XXe siècle, la femme cache son infériorité sexuelle par l’efflorescence de ses vêtements. Il reprend là une conception biblique. J’ai remarqué que dans de multiples représentations picturales d’Adam et Eve chassés du paradis, c’est Eve qui est pudique, et cache son sexe et sa poitrine, avant de se vêtir, Adam se voilant les yeux ou détournant son regard. Pour ma part, je dirais que la mode est le propre de l’humain, sans distinction de sexe, même si à certaines époques, comme aujourd’hui, elle est plus féminine que masculine parce que les hommes héritent de la conception du vêtement du XIXe siècle, ce qui est sans doute en train de changer.
Vous suggérez que les rapports de force, aussi bien en politique, qu’en société ou dans la vie mondaine, peuvent se jouer sur le plan du vêtement. Existe-t-il une sorte de lutte de l’élégance?
Le vêtement est notre peau sociale. Il est ce que nous montrons aux autres. Si nous sommes dans un rapport de force, ce qui n’est pas toujours le cas, il devient un outil d’affirmation, et nous l’affichons comme les oiseaux gonflent leurs plumes dans une parade. Mais l’élégance n’est pas nécessairement une lutte, ce peut être un plaisir esthétique à partager. La première mention par Freud du concept de «sublimation» concerne le vêtement, dans la mesure où il s’agit de transformer un objet utilitaire en un objet qui tend à la beauté. L’esthétique, y compris dans les habits les plus communs, comme les vêtements de travail, n’est jamais absente, ne serait-ce que par le choix des couleurs, de la coupe.
Dans quelle mesure le style vestimentaire et nos vêtements peuvent-ils refléter les valeurs et les convictions (politiques) d’une personne?
Les nostalgiques de l’Ancien Régime pouvaient arborer un petit chapeau (petit Capet) et un habit à dix-sept boutons (Louis XVII), et on connaît les chemises brunes ou noires. On a vu récemment les polémiques au sujet du port de la cravate à l’Assemblée nationale. Cela permet d’afficher ses convictions, mais le vêtement n’est pas que cela. Dans la vie quotidienne, il y a sans doute un style conservateur qui se distingue d’une allure plus décontractée, et il y a une différence entre une personne qui ne change jamais de style et celle qui suit la mode. Toutefois, le vêtement s’adresse autant à soi-même – je choisis ce que je porte en fonction de mon humeur – qu’aux autres – l’image que je veux donner aujourd’hui –, il témoigne aussi bien de l’état d’esprit du moment que de valeurs immuables, sans oublier que, au même titre qu’un discours, le vêtement peut être menteur. On peut vouloir s’habiller de couleurs gaies parce qu’on est triste, jouer le branché alors que l’on est profondément réactionnaire…
Les vêtements habillent le moi et non le corps, suggérez-vous en substance…
La peau contient le corps, elle sépare l’intérieur du sujet de l’extérieur; elle est aussi un lieu d’échange. Elle peut porter des signes: tatouages, peintures, scarifications qui s’adressent aux autres, et qui sont déjà un premier vêtement. Le moi est un moi-peau, il a une fonction de limite entre le psychisme du sujet et le monde. C’est le moi qui parle, qui se montre, qui agit. Le vêtement est la peau de la peau, il ne contient pas le corps déjà enveloppé dans la peau, mais il habille le moi. C’est-à-dire qu’il est ce que je décide de montrer et de cacher à autrui du corps nu, mais aussi, dans son infinie variété, chaque habit porte une signification. Le vêtement n’est jamais anodin, on peut dire qu’il parle pour moi.
Quand les vêtements nous déshabillent, par Patrick Avrane, PUF.
Patrick Avrane en bref
Patrick Avrane est un psychanalyste et écrivain français. Il a longtemps exercé en hôpital psychiatrique et beaucoup travaillé avec les enfants. En 2003, il publie Un enfant chez le psychanalyste, ouvrage de vulgarisation pour les parents.
Il est l’auteur de nombreux essais liant la psychanalyse à certains aspects de la vie quotidienne.
En 2018, il sort Petite psychanalyse de l’argent, sur les ressorts inconscients de l’économie.
En 2020, il publie Maisons –Quand l’inconscient habite les lieux, dans lequel il dépeint la maison comme une enveloppe que l’on partage. Dans Hériter qui sort deux ans plus tard, il s’interroge sur l’impudeur obligée des inventaires et des partages.
En 2024, il signe Quand les vêtements nous déshabillent.
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