Les mains dans le tapis: Christoph Hefti nous fait découvrir sa maison-atelier
Il y a tout juste dix ans, Christoph Hefti refermait le chapitre Dries Van Noten pour se consacrer personnellement et pleinement à la création de tapis. Des pièces excentriques, nouées à la main, qui bousculent le genre avec une audace folle.
Ces derniers temps, comme beaucoup d’entre nous, Christoph Hefti a transformé sa salle de séjour en « bureau à domicile ». Tout autour de lui, des tapis roulés, dressés dans un coin telles des colonnes antiques, et des caisses contenant des chutes d’étoffes de Ratti, longtemps fabricant de tissus de Versace. Mais aussi un amoncellement d’échantillons de soie de couleur minutieusement triés, contenus dans du papier jauni. « Lors de mon dernier séjour à Zurich, je me suis rendu dans les archives du producteur de soieries Schwarzenbach. Certains de ces échantillons d’étoffes ont plus de 100 ans », s’enthousiasme l’homme. Cette matière qui est passée à deux doigts de la poubelle, l’artiste va leur offrir une deuxième vie sous forme de patchwork. L’idée a germé lors du deuxième confinement quand, sur YouTube, il a découvert le travail de Gee’s Bend, une communauté noire d’Alabama qui confectionne des quilts depuis le début du siècle dernier. Depuis, il apprend assidûment à coudre sur la machine d’une amie. « Non pas que je veuille prendre une nouvelle direction, mais j’aime travailler avec mes mains. En temps normal, je me rends dans des ateliers, j’y rencontre des professionnels et, en m’imprégnant de leurs connaissances techniques, je crée, entouré de gros tas de fils de toutes les couleurs. Pour le moment, tout se fait sur Zoom. C’est comme si j’avais une main en moins. Ou comme si je dansais sans musique. »
Punk à sa manière
Pour un non-initié, le nom de Christoph Hefti n’est pas très éloquent. Or, son parcours est pour le moins remarquable. Ces trois dernières décennies, il était l’homme derrière Gaultier, Dries Van Noten, Lanvin, Balenciaga et Acne Studios. Pourtant, dans sa jeunesse, il s’intéressait peu à la mode. « J’étais un new waver qui vivait dans un squat. Je voulais peindre et expérimenter la couleur. Ma perception de la mode aussi était différente. Je trouvais le courant punk et les pièces de seconde main beaucoup plus intéressants que ce qui se passait à Paris ou à Milan. Les réalisations de Sonia Rykiel me faisaient surtout penser à ma mère », plaisante le Suisse de 54 ans.
Je trouvais le courant punk et la seconde main beaucoup plus intéressants que ce qui se passait à Milan ou Paris.
Comme il n’existait pas de formation artistique digne de celles dispensées aujourd’hui à Zurich, les intérêts spécifiques de Hefti l’ont mené vers le département textile de Bärbel Birkelbach. « Je l’avais remarquée lors de la journée portes ouvertes de l’académie. Une femme aux cheveux courts, qui portait des vêtements Yamamoto et des bijoux minimalistes. C’était une intellectuelle, une vraie wonderwoman des années 80. Elle ne s’intéressait pas aux étoffes visuellement belles, mais à leur processus de création. » L’artiste nous montre alors un foulard chamarré qu’il a épinglé sur le mur de son living. Une création de Sonnhild Kestler, qui venait de terminer ses études lorsque lui a entamé sa formation chez Birkelbach. « J’ai été ébahi par son oeuvre. Si ceci était aussi de la création textile, je pouvais vraiment faire ce que je voulais. »
Des esprits trop étriqués
En tant que « squatteur », Christoph Hefti ne semblait pas tout à fait insensible aux maisons de mode de luxe. Son premier employeur, un excentrique fabricant suisse de tissus, l’a emmené dans le Paris de Dior et de Claude Montana. Cette expérience, conjuguée à la rencontre avec un certain Jean Paul Gaultier alors débutant, et sa décision de mettre ses études sur pause pour obtenir une place dans son équipe lui ont donné envie de partir à Londres pour suivre une formation au Central Saint Martins College. « Son langage imagé me surprenait », dit le créateur pour expliquer son choix. « Tout débordait d’innovation et de gaieté. Il a créé un monde dont je voulais faire partie. Sans distance ni arrogance. »
A Paris, sa naïveté lui a joué quelques tours. Ce n’est pas son expérience avec Gaultier qui lui a déplu, mais tout le tralala qu’il y avait autour. Il est donc retourné à Londres pour décrocher son master. « Je suis toujours étonné de voir le nombre de hiérarchies à l’esprit étriqué qui règnent encore, même dans les maisons de mode les plus avant-gardistes », dit-il. Cela le perturbera aussi chez Lanvin à l’époque d’Alber Elbaz (lire par ailleurs) et de Balenciaga sous Alexander Wang. « Après treize ans chez Dries Van Noten, j’avais l’habitude de réaliser un travail qui aurait été confié à quatre personnes dans une maison de couture parisienne. Cela implique quatre visions, encore plus d’avis différents et une multitude d’e-mails. Mais aussi des malentendus, qui ont parfois donné lieu à une véritable guerre. Une perte de temps qui me soûlait. Alors qu’avec Dries, qui n’était pas quelqu’un de compliqué, tout était fluide. »
De ses propres ailes
Aujourd’hui, Christoph Hefti s’est réconcilié avec le milieu de la mode. Il continue de créer des imprimés pour Mugler, qui se retrouvent (notamment) dans la garde-robe de Beyoncé. L’équipe est petite et décontractée, les rôles sont clairement définis. Mieux: cela lui permet de se concentrer pleinement sur ses tapis. L’artiste n’a pas de voiture et a aménagé son modeste appartement bruxellois avec des objets de brocante ou dénichés lors de ses voyages. « Lorsque j’ai voulu quitter la mode, j’ai supposé que je devais aussi arrêter le textile. Mais j’ai été heureux de constater qu’avec les tapis, je pouvais prendre une tout autre direction sans devoir renoncer à ma passion. C’est seulement à ce moment-là que j’ai pu m’intéresser aux masques, vases, chaises ou autres objets. Attention, je ne suis pas un collectionneur. J’achète selon mon impulsion, parce que l’objet est original ou simplement un peu bizarre. » Des tentures représentant un paysage composé d’yeux et d’oreilles, des tapis muraux figurant des masques mystiques et des renards magiques, ou encore des poufs en forme d’insectes psychédéliques… Hefti a clairement dessiné un univers peu banal.
J’achète selon mon impulsion, parce que l’objet est original ou simplement un peu bizarre.
Son living-bureau relié par deux hautes portes intérieures est son espace de jeu (forcément) insolite. Au sol, des restes de bande adhésive témoignent des formats avec lesquels il joue et change régulièrement son intérieur. Ses réalisations voyagent constamment entre son appartement et Maniera, la galerie design d’Amaryllis Jacobs et Kwinten Lavigne… et inversement. « Ils ne font pas que me représenter, nous avons un échange extrêmement créatif. Les tapis sont tellement complexes, par la façon de les créer et de les produire, mais aussi l’art de les placer dans le contexte idéal. Je suis très reconnaissant du parcours que nous avons accompli ensemble. » Comme dans The Little House, le tout récent espace d’exposition de la première boutique américaine de Dries Van Noten à Los Angeles. Bien que la pandémie ait gâché beaucoup de choses, cela a été un moment particulier pour Christoph Hefti. « Je suis extrêmement touché par le fait qu’on m’ait demandé, dix ans plus tard, d’exposer là-bas des créations réalisées après avoir mis un terme à ma collaboration avec Dries. Ma démission fut un des épisodes les plus difficiles de ma carrière. Je me posais plein de questions existentielles, alors que j’avais enchaîné des saisons inouïes avec lui. Mais il faut savoir refermer une porte pour pouvoir en ouvrir une autre. »
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– Né en 1967 à Lausanne, en Suisse. p>
– Après des études de design textile à Zurich et de mode au Central Saint Martins College à Londres, il travaille chez Jean Paul Gaultier, crée des étoffes pour Dries Van Noten, puis devient free-lance pour Lanvin, Balenciaga et Acne Studios. p>
– Actuellement, il crée des étoffes pour Mugler, mais il se consacre surtout à son propre travail: des tapis originaux qu’il fait confectionner au Népal de manière artisanale, parfois avec des restes de fils, sous le label suisse de commerce équitable STEP. p>
– En 2009, il gagne le Grand Prix Design pour son oeuvre multidisciplinaire. p>
– Son travail fait partie de la collection du Musée national suisse et du Museum für Gestaltung Zürich. p>
– Parmi ses projets les plus récents, un carrelage de sol pour le centre d’arts Vooruit de Gand, un papier peint textile destiné à la boutique vitrine belge de la Maison Dandoy et des expositions à Milan, Zurich, New York et Los Angeles, où il était invité par Dries Van Noten. p>
– Chez nous, il a conçu cette année une nouvelle oeuvre spécialement pour le Musée Horta et un espace de coworking aménagé sous la direction de la galerie bruxelloise Maniera. p>
- Instagram @c_hefti_2017 et maniera.be
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