Un mois sur un voilier en direction du pôle Nord: «Dormir, manger, naviguer, lire et soudain, tout le monde sur le pont»

Sur une montagne enneigée à Tromsø, en Norvège.
Sur une montagne enneigée à Tromsø, en Norvège. © Zeger Dox

À seulement quelques nœuds du pôle Nord, sommeille le Spitzberg, une île de l’archipel du Svalbard illuminée par le soleil de minuit et où les phoques côtoient les ours blancs. Une terre d’aventures que nous avons rejointe en voilier, les yeux éberlués.

Le soleil de minuit colore le ciel de nuances pastel, tandis que nous nous tenons sur le pont. Au nord de la Norvège, où la lumière ne s’éteint jamais en été et où la nature règne en maître, nous embarquons à bord du Mencia, le voilier de Sammy et Robin. Ce couple belge vit d’aventures – ski, surf, randonnée, plongée – qu’il adore partager. Nous avons fait leur connaissance il y a quelques années, via Instagram, et nous sommes très vite devenus amis. Ensemble, nous avons déjà vu des baleines et longé des fjords déserts, avant que le défi ne soit un jour lancé en riant: «L’année prochaine, le pôle Nord?»

Le couple de capitaines, Robin et Sammy. © Zeger Dox

La plaisanterie s’est donc transformée en projet. En ce 2 juillet 2025, nous hissons les voiles à Bergsfjord, en Norvège, avant de gagner la vaste mer de Norvège. La terre disparaît derrière nous, la boussole pointe droit vers le nord, cap sur le Spitzberg. Dès que le moteur s’éteint, un étrange silence s’installe. Ne restent alors que le claquement des voiles, les craquements du bois et le roulis répétitif des vagues.

Un rythme harmonieux

Nous sommes quatre: Sammy, Robin, Zeger (photographe) et moi. L’idée de passer un mois sur un petit bateau avec des quasi-inconnus a de quoi intriguer, mais une harmonie s’installe assez vite. Nous vivons serrés, chacun avec nos émotions, mais le voilier ressemble à une petite communauté.

© Zeger Dox

Nous avons organisé des tours de garde pour les nuits. Le premier quart est grisant: seuls sur le pont, portés par l’immensité liquide, pendant que les autres dorment. L’excitation laisse place à une réalité plus rude quand le réveil sonne à trois heures du matin. Heureusement, la ligne d’horizon reste baignée d’une jolie lumière.

Chaque journée devient une capsule temporelle presque routinière: dormir, manger, lire, rêvasser, bavarder, puis se retrouver sur le pont pour ajuster les voiles. Nous faisons parfois une sieste, bercés par les flots. Le parfum du pain frais nous réveille. Sammy, toujours prévoyant, sort un bol de chips ou une assiette de pâtes au bon moment, histoire d’entretenir le moral de l’équipage. Puis vient le rituel du brossage de dents, épaule contre épaule dans la minuscule cambuse, avant de regagner nos couchettes.

‘Même en voilier, nous restons des intrus dans cet écosystème fragile.’

La mer paraît déserte, mais la vie y est intense. Les dauphins à bec blanc nous accompagnent, les oiseaux planent au-dessus du mât, un cargo surgit parfois au loin, un tronc flotte à la dérive, souvenir du continent. À mi-parcours, l’île de Bjørnøya se dresse enfin. Et comme pour fêter cela, des baleines font le spectacle: rorquals à bosse et petits rorquals s’élancent et soufflent à tour de rôle.

Hissage des voiles avant l’aventure! © Zeger Dox

La mer de Norvège, souvent capricieuse, se montre étonnamment clémente. Trop calme, même: nous devons recourir plus d’une fois au moteur, en espérant que le réservoir suffira. Une brise salvatrice finit par nous pousser, et au cinquième jour, nous atteignons Longyearbyen. Après tant de jours entre ciel et eau, revoir des maisons, des gens promenant leurs chiens, des touristes sur les balcons des bateaux de croisière, a quelque chose d’irréel. Tout comme le fait de ne plus tanguer.

Terre des ours

Le Spitzberg, principale île de l’archipel du Svalbard, se trouve à près de 1.000 kilomètres de la Norvège et relève de sa juridiction. Sauvage, isolé, presque inaccessible. Hors des villages, pas de routes. En hiver, on s’y déplace en motoneige; en été, en bateau… et armés, car c’est le royaume des ours polaires.

Un ours polaire empaillé à Longyearbyen. Aujourd’hui, il est interdit de les abattre. © Zeger Dox

Longyearbyen, avec ses cinq rues, est la plus grande «ville» de l’archipel. Sans neige, elle paraît industrielle: les motoneiges attendent l’hiver, et les maisons colorées contrastent avec les vestiges de mines. Nous sommes ici dans l’une des contrées les plus septentrionales du monde. Après un repas au restaurant, nous levons à nouveau l’ancre, cap au nord. Avec une réflexion qui hante notre esprit: d’où vient donc cette étrange attirance pour l’extrême, cette envie d’aller toujours un peu plus loin, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien?

Nous glissons entre les vagues froides et brumeuses, avant d’apercevoir les premiers pans de glaciers et d’amarrer dans le St. Johnsfjord. Au matin, en sortant sur le pont, la conscience du lieu nous saisit à nouveau: l’isolement est total. Nous débarquons à bord d’une petite annexe.

© Zeger Dox

Des phoques relèvent la tête, curieux. Nous marchons jusqu’à la langue du glacier Osbornebreen, qui plonge dans la mer. Quand il gronde et craque, nous en mesurons la force. Il fut un temps où ce fjord constituait une vaste calotte glaciaire. Sa petite taille est d’autant plus saisissante. Même en voilier, nous restons des intrus dans cet écosystème fragile… Un peu plus loin, d’ailleurs, dans la baie d’Engelsbukta, nous rebroussons très vite chemin: de profondes empreintes d’ours polaires marquent la boue. Rappel brutal que nous ne sommes pas chez nous.

Toujours plus au nord

Plus au nord, les caps se perdent dans la brume et la mer se couvre de glace dérivante. Puis surgit une poignée de maisons: Ny-Ålesund, la colonie permanente la plus nordique du globe.

Aujourd’hui, c’est une base scientifique où se côtoient Italiens, Chinois, Néerlandais, Français et Coréens. Pour nous, c’est surtout un port, de l’électricité et… une douche.

© Zeger Dox

L’arrivée tourne d’abord à la confusion: un voilier polonais entre dans le port et manque de nous percuter. L’incident évité, les navigateurs nous proposent de les accompagner le lendemain vers un glacier voisin. Une escapade qui finira, le soir, au bar de Ny-Ålesund, ouvert un seul jour par semaine et dont les fenêtres sont occultées afin de recréer une atmosphère nocturne.

Nous sirotons une bière en chaussettes, parmi les chercheurs, les marins norvégiens et les plaisanciers suédois. En sortant, après minuit, la clarté nous éblouit: le soleil a décidément l’art de nous surprendre, tandis que le temps semble définitivement suspendu.

Plus nous montons vers le nord, plus les glaciers impressionnent. Le Lilliehöökbreen s’étire sur de longs kilomètres, entaillé de profondes stries bleues, et semé de blocs de glace flottants. Nous slalomons entre eux, cherchant le passage. Et nous en sommes convaincus: on vogue ici à travers un territoire hors du commun…

L’ultime traversée

Nous faisons demi-tour, cap au sud. «En route vers la maison!», sourit Zeger. Mais il reste encore du chemin… et des merveilles: phoques, bélugas, morses. Ces derniers, entassés en grappes, bronzent sous 5°C comme si c’était l’été, tandis que nous les observons avec trois pantalons superposés.

Au soleil couchant, nous retrouvons Engelsbukta, où nous avions vu les empreintes d’ours. Cette fois, nous en apercevons deux: une femelle et son petit, marchant paisiblement sur la plage. Nous retenons notre souffle, conscients de notre chance – et de notre sécurité, à bord.

Longyearbyen est l’une des rares petites villes de l’archipel du Svalbard. © Zeger Dox
‘Nous sirotons une bière en chaussettes, parmi les chercheurs, les marins norvégiens et les plaisanciers suédois.’

Près d’un mois s’est écoulé, et le rythme de la mer est ancré en nous. Après un ravitaillement à Longyearbyen, nous mettons le cap sur la Norvège. La traversée nous semble désormais familière, bien que les réveils nocturnes restent rudes. Ce sont pourtant ces moments de solitude sur le pont, face à la mer, qui comptent parmi les plus marquants: seuls avec l’horizon, conscients du privilège d’avoir foulé le territoire des baleines et des ours polaires.

Le Spitzberg disparaît dans la brume, remplacé par la danse fluide des dauphins. Nous voulons cette fois nous arrêter à Bjørnøya, mais la brume se densifie. L’île n’apparaît qu’au moment d’ancrer. Quelques maisons rouges s’y distinguent, dont la station météo où l’équipe change tous les six mois pour éviter la folie de l’isolement. Une brève visite, un poisson pêché pour les réserves, et nous repartons.

La mer de Norvège se montre docile, sans un souffle de vent. Les oiseaux effleurent une surface d’eau lisse comme un miroir. Le soleil perce la brume et enveloppe le décor d’une lumière irréelle. L’endroit parfait pour se vider l’esprit. Si parfait qu’en regardant les photos, plusieurs semaines après notre retour, nous nous demandons encore si nous ne l’avons pas rêvé. Dans ce pays de mer et de glace, difficile de savoir où finit la réalité et où commence l’imagination…

Plus d’infos: menciaadventuresailing.com

Texte: Maya Toebat

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