Užupis, la bohème gentrifiée: l’âme insouciante d’un quartier de Vilnius

Le Centre d'information de la République est en réalité une sorte de fan shop. © EMILIEN HOFMAN

L’embourgeoisement ne faisait pas partie des plans de ce quartier de Vilnius qui s’est autoproclamé indépendant il y a vingt ans. Forte de son gouvernement, de sa Constitution et de son esprit libertaire, la République conserve heureusement son âme insouciante. La bourse en plus.

En Lituanie, les vieux ne sourient jamais. Un héritage de la période soviétique, quand la population craignait à tout moment que le ciel ne lui tombe sur la tête. A son entrée dans le café Užupio kavine, une dame d’un âge respectable et vêtue comme Florence Foster Jenkins ne déroge pas à la règle. « Elle fait partie de celles que je surnomme les « vieilles reines », habillées à l’ancienne et qui raffolent du baisemain. » Manteau chaud sur les épaules, barbe grise et cheveux hirsutes sur le cassis, Tomas Cepaitis salue cette habituée du quartier. « Ici, la population est très éclectique. Des artistes, des retraités, des riches, des célébrités, des permaculteurs, des excentriques », poursuit cet homme de théâtre, écrivain humoriste, thérapeute par le livre et fou de chats. Il accueille ensuite Pepper, qui lui demande une cigarette. L’éreintement de son visage est forcément lié à ses années militaires passées dans un sous-marin russe. Depuis sa retraite, le vieil homme fabrique du poivre dans un bois de la banlieue de Vilnius et le vend à Užupis. Une activité qui lui a valu son surnom. « La plupart des gens vivent ici comme dans un conte de fées, ajoute Cepaitis. Ils ne croient pas au monde réel. »

Les tags et dessins des murs ont été récemment rafraîchis.
Les tags et dessins des murs ont été récemment rafraîchis.© EMILIEN HOFMAN

Une folle constitution

La République d’Užupis couvre une surface de 0,6 km2, soit 0,16 km2 de plus que le Vatican. Située dans un méandre de la Vilnia, elle possède son hymne, un gouvernement, une monnaie (uniquement utilisée pour acheter de la bière), ses propres panneaux de signalisation et une Constitution. Tomas Cepaitis, le ministre des Affaires étrangères, et son pote Romas Lileikis, l’actuel Premier ministre, l’ont rédigée en trois heures un soir de nouba. Ce document officiel comprend 41 articles dont quelques perles. Morceaux choisis: « Tout le monde a le droit d’être unique »; « Tout le monde a le droit de mourir, mais ce n’est pas une obligation »; « Un chat n’est pas obligé d’aimer son maître, mais doit aider en cas de besoin »; « Tout le monde a le droit de comprendre/de ne rien comprendre. » Installé dans la salle principale de l’Užupio kavine, le Barlement où se prennent toutes les décisions autour d’une chope, Cepaitis sourit. « On a en partie voulu se foutre de la Constitution américaine, mais Užupis est une parodie générale de l’Etat… et de mon père, un ancien politicien qui a changé quand il est devenu « quelqu’un ». » Lorsque le quartier déclare son indépendance le 1er avril 1998, de nombreux policiers débarquent pour répondre aux craintes d’un pays qui ne comprend rien à ce qui se passe. Ni une ni deux, le nouveau gouvernement crée une armée de onze hommes qui jurent de défendre la République en cas d’attaque. « C’était évidemment du second degré, se marre encore le ministre. L’imagination et l’humour sont les seuls moyens d’avoir des contacts avec les gens sérieux. »

La République possède ses propres panneaux de signalisation.
La République possède ses propres panneaux de signalisation.© EMILIEN HOFMAN

Du bidonville à la liberté

Au-delà des six ponts qui constituent ses seuls accès, Užupis se développe comme un centre culturel à ciel ouvert et au discours positif. Sous le Pont d’Užupis, la Balançoire de la Destinée dévoile le futur de tout badaud qui accepte de se tremper les pieds. Plus loin, la sculpture de la Main Ouverte promet la bonne fortune à toute paume alors que le piano à queue installé sur la rive incite à l’évasion. A l’époque soviétique, le quartier était pourtant réputé infréquentable parce que rempli de bandits, de squatteurs et d’alcooliques. Il était surnommé « Le foie de la ville ». « Une fois que le vent de la liberté a soufflé sur l’indépendance (après l’effondrement de l’URSS), les Lituaniens ont surtout eu envie de règles et de prospérité individuelle. Le pays est donc devenu un Etat bureaucratique et policier », regrette Tomas Cepaitis. Le bidonville d’Užupis se transforme alors en échappatoire pour Lileikis, Cepaitis et des centaines d’autres esprits libres, qui s’installent de l’autre côté de la Vilnia. « Nous avons voulu créer un espace qui favorise le lien social, qui rend les gens plus relax, prêts à partager leur propre histoire et à s’intéresser à celle des autres. »

Selon les locaux, la balançoire détermine le destin de celui qui s'y assied.
Selon les locaux, la balançoire détermine le destin de celui qui s’y assied.© EMILIEN HOFMAN

L’ouverture à l’art et à l’Autre séduit rapidement des gens de tous bords et de toutes nationalités. Aujourd’hui, outre 7.000 habitants, la République possède 500 ambassades et 1.500 consuls à travers le monde. Il existe entre autres un ambassadeur de la survie, du body building, des aurores boréales, du Nirvana et… des femmes de grande taille. Celle-ci s’appelle Ieva, mesure plus d’1,80 m et nie s’être inspirée du ministère des Démarches ridicules des Monty Python pour trouver son titre. « Non, c’est juste parce qu’on me surnommait « tavo didybe » – « Votre Grandeur » », rigole cette blonde élancée dont les fonctions sont simples : elle a le droit d’enseigner à l’université… qui n’existe pas, d’afficher le drapeau d’Užupis à sa fenêtre et de parler de la République autour d’elle. Tous les membres du gouvernement sont bénévoles. La règle est simple: n’importe qui peut devenir ministre, mais il doit en assumer les responsabilités. En charge des Affaires étrangères, Cepaitis est ainsi en contact constant avec les ambassadeurs allochtones dans le but d’organiser des événements qui sont principalement d’ordre artistique: carnavals, parades, expositions, concerts…

De l'autre côté de la rivière Vilnia: l'église Saint-François-d'Assise et... le vrai monde.
De l’autre côté de la rivière Vilnia: l’église Saint-François-d’Assise et… le vrai monde.© EMILIEN HOFMAN

Exit l’art brut

En face du Barlement, un panneau signale le contrôle des frontières. Au comptoir d’un bâtiment situé quelques marches plus bas, Alma surveille le tampon qui délivre le visa pour Užupis. « Beaucoup viennent ici en pensant que c’est obligatoire », sourit la vendeuse, qui invite rapidement à jeter un oeil sur ce que propose ce « ministère du Shopping »: nourriture, bougies, stickers… Ces objets ne sont pas réalisés par les artistes du coin, mais ils plaisent au touriste. La marchandisation rattrape en effet cette République par ailleurs en pleine gentrification. Attirés par l’atmosphère décontractée et créative, de nombreux Lituaniens riches et/ou célèbres ont investi les lieux depuis une vingtaine d’années. Une opulence économique idéale pour la survie de l’esprit artistique du quartier, mais un coup de massue pour l’art spontané. « A l’époque soviétique, nous devions chercher la liberté, affirme ainsi Milda Arcikauskaite, une artiste qui gère une école de chant dans le quartier. Ça avait un côté romantique parce que les gens n’avaient pas grand-chose, ils voulaient passer du temps ensemble et créer pour eux-mêmes. » Aujourd’hui, les oeuvres brutes laissent de plus en plus leur place à des galeries froides où règne l’art « contrôlé ».

Au ministère du Shopping, Alma tamponne votre passeport (avec le sourire).
Au ministère du Shopping, Alma tamponne votre passeport (avec le sourire).© EMILIEN HOFMAN

La plupart des pôles importants ont été rafraîchis. La façade de l’incubateur d’art a été repeinte et la Jonas Mekas Draught Alley, longtemps sublimée par son street art avant-gardiste, s’apprête à prendre les airs d’une rue pavée et commerçante façon Durbuy, le charme en moins. Sur les hauteurs de la République, les portails de propriétés privées dotés de digicode se succèdent. En quelques années, le prix de l’immobilier aurait augmenté de plus de 70%. « C’est clair qu’Užupis est devenu très propre et les disparités sociales sont plus évidentes, reconnaît Tomas Cepaitis. Mais je crois en l’esprit de ce quartier excentrique qui a un caractère fort et dont l’âme restera. Ceux qui ne s’y adapteront pas partiront. » Avec ou sans le sourire.

Dans l'arbre, les flèches indiquent d'autres républiques imaginaires dans le monde.
Dans l’arbre, les flèches indiquent d’autres républiques imaginaires dans le monde.© EMILIEN HOFMAN

Même le virus de ces derniers mois n’a pas freiné les élans. « L’absence de touristes a plutôt ravi certains habitants, heureux d’être un peu plus tranquilles, positive Kestas Lukoskinas, le ministre du Tourisme. L’activité culturelle a été maintenue grâce à des événements online et l’ouverture de galeries avec port du masque. On a même ajouté une 39e plaque – en tchèque – sur le mur de la République où s’alignent des reproductions de la Constitution dans des langues différentes. » Quant à la réalisatrice belge Anne Levy-Morelle, qui s’est rendue là-bas en 2007 et qui garde aujourd’hui un oeil attentif sur ces « ivrognes poètes qui propagent leur philosophie de vie », elle résume parfaitement la raison d’être des lieux: « Cet endroit remet l’humain à sa place et lui rappelle pourquoi il est sur terre: manger sur l’herbe avant qu’elle ne mange sur lui. »

Le cochon-tirelire rassemble un maximum de monnaies différentes... pour financer la République.
Le cochon-tirelire rassemble un maximum de monnaies différentes… pour financer la République.© EMILIEN HOFMAN

Politiquement incorrect

Il n’existe pas de régime spécial à Užupis: tous les habitants sont soumis aux taxes nationales. « Mais quand on peut éviter certaines règles, on le fait », sourit Tomas Cepaitis, qui n’hésite pas à dépasser l’heure légale des fins de soirées. Bien qu’à vocation culturelle et non politique, la République a déjà eu quelques soucis diplomatiques, notamment avec la Chine quand le gouvernement užupien a décidé de nommer un de ses parcs le Tibet Square. « Les Chinois ont menacé de reprendre le marbre qu’ils nous avaient offert pour construire la Statue de l’Ange, l’un des symboles du quartier. Pour s’en sortir, on a dit qu’Užupis n’était qu’un petit endroit merdique et que placer le Tibet en son centre était la preuve que tout le monde s’en foutait. » Une justification lunaire… acceptée par la Chine.

Užupis, la bohème gentrifiée: l'âme insouciante d'un quartier de Vilnius

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