L’imperfection comme stratégie
Dans la pub et sur les podiums, on voit apparaître des mamys, des mannequins XXL, des » jolies laides » et, plus transgressif, une trisomique, une dépigmentée, une amputée… Les canons de beauté ont-ils muté ?
Tentative de réponse avec la philosophe Marie-Aude Baronian, professeur aux facultés de sciences humaines de l’université d’Amsterdam (département Media Studies) et spécialiste du rapport entre philosophie et mode.
Le laid serait donc le » nouveau beau « …
On observe effectivement un phénomène de mutation des codes et des canons de la beauté et le laid introduit une rupture mais, pour moi, c’est la même dynamique que de dire : » Cet été, la mode est aux rayures ou aux imprimés safari. » Il se fait que la tendance, cette fois-ci, se positionne sur les mannequins. Mais la saison prochaine, elle aura sans doute changé. Je ne suis pas une pessimiste et j’adore trop la mode pour l’attaquer. Il y a sans doute une volonté profondément humaniste à sortir des canons mais il faut être conscient des autres aspects. La beauté et la perfection sont des codes qui donnent le ton. La laideur, elle, n’est pas un code recherché, il s’agit plus d’une stratégie. Je ne crois par exemple pas que, demain, défileront des vêtements taille 58, ce ne sera jamais un code de beauté, même si cela correspond à une réalité.
De quand date l’apparition de cette esthétique de l’imperfection?
Difficile à dire… On observe néanmoins depuis une petite dizaine d’années que cela concerne la société en général, même si c’est plus prégnant en design et en matière de vêtement, notamment, avec le slow design et le retour à l’artisanat en opposition à l’industrialisation. C’était annoncé, mais aujourd’hui, c’est standardisé. Et c’est simultanément une réponse pour freiner la vitesse de la mode et un besoin de perfection. Car s’il y a imperfection, il y a forcément perfection, l’un ne va jamais sans l’autre.
Cette esthétique est proportionnelle à la dialectique annoncée et théorisée par le philosophe allemand Georg Simmel au tout début du XXe siècle. Pour lui, la mode est la dialectique de l’imitation et de la différenciation : en d’autres termes, on essaie d’imiter et en même temps de se différencier. Il l’expliquait dans le contexte des classes sociales où l’une d’entre elles veut imiter le style vestimentaire de la classe supérieure. A partir du moment où celle-ci se rend compte qu’elle est imitée, elle recherche un autre style, qui sera à son tour imité, c’est un mouvement infini… Dans la mode, les choses sont en apparence un peu moins marquées qu’auparavant mais il y a toujours cette idée: la recherche de l’imperfection est en même temps la recherche d’une forme de perfection. C’est devenu un code.
Cette apparente ouverture à la différence est donc un leurre?
Oui et non. Certains créateurs essaient tant bien que mal de sortir du système, et l’une des façons est de proposer d’autres corps. Mais est-il possible d’en sortir réellement? La question reste ouverte. Ce qui me fascine profondément dans la mode, indépendamment du travail des créateurs que je peux trouver géniaux, c’est cette dualité, cette ambivalence: la mode est l’un des seuls champs d’industrie qui ne cache pas sa logique. La mode, c’est de la consommation, elle cherche à nous faire acheter, elle n’existe que par l’achat, il n’y a pas de mode si on n’achète pas. Elle a donc besoin de mort et de renaissance perpétuelle. Chaque saison, un créateur, même de la façon la plus minimale, doit se réinventer, ne fût-ce qu’en réinterprétant ses propres archives.
>>> Retrouvez la suite de cette interview dans Le Vif Weekend de ce 17 avril 2015.
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