À 56 ans, Anne-Sophie Pic vient de reprendre Le Normandie à Bangkok, fleuron de la gastronomie française. Elle s’apprête aussi à ouvrir un restaurant Monsieur Dior, en Asie. La cheffe la plus étoilée du monde nous a accueilli dans son fief à Valence. Leçon de cuisine et de bienveillance.
Petite fille, Anne-Sophie Pic rêvait d’être styliste. C’est sans doute de là que lui vient sa passion du plissé. Qui la voit transformer une asperge blonde en jupe drapée, mouvante même, comme chavirée par un coup de vent espiègle. L’assiette est tellement belle qu’on ose à peine y piquer la fourchette… Nous voilà touchés en plein cœur par celle qu’on appelle la dame de Pic.
Comme tous les grands virtuoses, c’est l’émotion qu’elle recherche, celle qui fait remonter les saveurs de l’enfance, ce goût de la découverte sans filtre que les adultes blasés ont hélas oublié. À 56 ans, 8 étoiles au compteur et son fils Nathan en route pour prendre la relève, pas question de lever le pied, elle qui pourrait se contenter de faire rayonner la maison familiale. Celle que fonda son arrière-grand-mère Sophie en 1889 dans les collines de Saint-Péray, en Ardèche, avant le déménagement vers Valence et la proximité des vacanciers nomades de la Nationale 7. Trois générations de chefs, chacun triplement étoilé, s’y sont depuis lors succédé.
Un groupe de 600 collaborateurs
Depuis son arrivée en 1997, l’affaire a grandi, une adresse à Paris puis d’autres à l’international. Une collaboration avec Dior initiée il y a deux ans s’est soldée par l’ouverture de quatre Cafés Dior by Pic et bientôt d’un restaurant Monsieur Dior, à Osaka. Derrière cette expansion raisonnée mais déterminée – treize nouvelles adresses devraient compléter le portfolio d’ici 2028 –, David Sinapian, son roc, son complice, est à la manœuvre. Pendant qu’il gère le groupe qui compte désormais pas moins de 600 collaborateurs, elle bouillonne d’idées dans sa cuisine d’essai d’où sortent tous les plats qui portent son nom. Des iconiques berlingots au petit gâteau en forme de bouton de tailleur imaginé pour Dior, sans oublier le repas servi à Versailles pour le roi Charles III qui l’a rendue si fière.
Dès qu’elle le peut, elle retrouve sa brigade à Valence dans la «cuisine blanche» de la maison Pic. Heureux sont alors les clients du jour. Silhouette discrète reconnaissable entre mille à ses lunettes rondes cerclées de noir, son jeans sous son tablier blanc et ses baskets colorées, la voilà qui s’avance entre les tables du restaurant pour s’assurer que la magie qu’elle a scénographiée dans les moindres détails est en train d’opérer. Nous faisons rapidement connaissance, le rendez-vous est pris pour un long entretien le lendemain matin sous les tonnelles du jardin. La voix douce, le sourire joyeux, la complicité en bandoulière, elle est juste telle qu’on l’imaginait, prête à parler de ce qui la pousse à rechercher sans relâche le plaisir dans l’excellence.
Quand on se penche un peu sur l’histoire de la maison Pic, avec votre arrière-grand-mère Sophie aux fourneaux, votre destin ne semblait-il pas tout tracé?
En effet, je suis née à Valence et j’ai grandi dans cette maison. Nous habitions au-dessus des cuisines. Toute mon enfance a été conditionnée par le restaurant. J’étais littéralement imprégnée des bruits, des odeurs. La joie que suscitait ce métier, je l’ai ressentie très jeune. Celle des clients bien sûr – j’entendais les clameurs le soir depuis ma chambre. Et celle de mes parents. Je voyais bien qu’ils travaillaient beaucoup, que c’était dur parfois. Mais même s’ils étaient fatigués, je savais que ça les rendait heureux.
Et pourtant finalement, vous êtes partie… pour avoir la légitimité de revenir?
Après le bac, j’ai ressenti le besoin de m’émanciper, poussée par la curiosité d’aller voir ailleurs. Ma mère m’a vraiment encouragée. Elle me disait: «Si tu restes, les gens penseront que tu n’es pas capable de faire autre chose.» C’était important pour elle que je m’affranchisse. Mon frère, de dix ans mon aîné, était aussi vu comme «l’héritier» naturel. Je suis donc partie à Paris faire une école de commerce. J’ai voyagé beaucoup, aux États-Unis et au Japon notamment. Je rêvais alors d’intégrer un grand nom du luxe. C’est mon maître de stage, chez Moët & Chandon, qui m’a fait remarquer que le restaurant familial, fondé en 1889, il n’appartenait qu’à moi de le faire rayonner. J’ai appelé mon père pour lui dire que je rentrais pour commencer avec lui mon apprentissage. Nous n’avons hélas pu travailler que trois mois ensemble car il est décédé brutalement d’une rupture d’anévrisme à 52 ans.
À ce moment-là, le moins que l’on puisse dire, c’est que les équipes en place ne vous ont pas fait de cadeau…
Ne dit-on pas que ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort? J’ai eu énormément de chance d’avoir David, mon mari, à mes côtés. Nous avions 22 ans et sans doute une forme d’insouciance, même si la souffrance était là. Le fait de se dire que tout était possible, en dépit des difficultés que nous avions rencontrées, c’était notre moteur. Manger son pain noir, c’est sans doute préférable au début de sa vie. Car des obstacles, nous allions en rencontrer tout le temps. Mais nous avions appris à les gérer. Ce qui me pesait le plus, c’était l’absence de dialogue. C’est ce qu’il y a de plus douloureux. Aujourd’hui, s’il y a un conflit avec un membre de mon équipe, on s’assied, on met les choses à plat. Le conflit ne me nourrit pas.
Votre père s’inquiétait de vous voir arriver dans un milieu alors encore très fermé aux femmes. Plus encore même lorsqu’on est la fille du patron?
Aujourd’hui, quand je regarde en arrière, je crois que je me disais que je n’aurais jamais trois étoiles si je n’étais pas adoubée par les hommes, ce qui, quand j’y repense, est un peu scandaleux. Si j’ai pu croire ça, c’est parce que j’étais formatée… sans l’être tout à fait pourtant. Car à la maison, j’étais bercée par l’idée que notre dynastie de chefs avait commencé avec une femme et mon grand-père vénérait la mère Brazier, la première cheffe à avoir obtenu trois étoiles. La misogynie en cuisine est bien plus larvée, plus historique: elle remonte à l’époque d’Escoffier qui a tout fait pour reléguer les femmes au seul rôle de ménagère. Les choses ont heureusement changé aujourd’hui.
«Ma cuisine évolue en permanence. J’aime faire jouer les ingrédients entre eux, créer des dialogues même au-delà de l’assiette.»
Pourtant, on ne trouve encore que 5% de femmes parmi les étoilés alors qu’elles sont de plus en plus nombreuses dans les brigades. Comment peut-on faire bouger les lignes quand on est la femme chef la plus étoilée du monde?
Je les vois et je les encourage. Elles sont là, elles sont fortes, elles ont vraiment développé leur style. Elles n’ont pas peur d’y mettre de l’émotion, de faire preuve de générosité. Je suis toujours prête à échanger, à goûter leur cuisine, à leur dire franchement ce que j’en pense. C’est important pour moi de les aider à grandir.
Si vous deviez parler de votre cuisine à quelqu’un qui n’a jamais eu l’occasion de la goûter, comment la décririez-vous?
Elle n’est pas figée et elle évolue en permanence mais s’il y avait un mot à choisir pour la qualifier, ce serait «imprégnation». J’aime faire jouer les ingrédients entre eux, créer des dialogues même au-delà de l’assiette car cela va jusqu’à ce que l’on sert dans nos verres. Le vin, bien sûr, mais aussi des boissons non alcoolisées, toujours pour mettre en valeur l’ingrédient principal du plat. Tout chez moi part de cette idée d’accord de saveurs. Dès que j’ai une idée d’association, je la note, ce sont mes trames aromatiques. J’en ai plein mes petits carnets – j’en ai rempli des dizaines et des dizaines – que j’emporte partout avec moi.
En salle, la surprise n’est pas que dans l’assiette, son arrivée est pour ainsi dire scénographiée. Comme un spectacle?
J’ai un mari qui déteste l’idée que l’on puisse s’ennuyer au restaurant. Donc, le service est une forme de rituel, oui. Qui cherche à emmener les gens dans mon univers. Pour moi, la cuisine va au-delà de l’association de saveurs et de la construction de textures. Elle doit aussi être belle à regarder. Elle s’accompagne de gestes précis en salle, de mots bien choisis, poétiques parfois. Chaque objet sur la table est sélectionné pour sa fonction mais aussi pour sa beauté.
Les chefs sont-ils des artistes?
Si l’on accepte l’idée que tout ce qu’ils font doit pouvoir être reproduit. C’est le fruit d’un travail collectif. Créer un plat, c’est un chemin complexe. Tout ce que l’on servira dans nos restaurants a été élaboré dans notre cuisine d’essai où je suis assistée de deux chefs en permanence. Une fois le plat validé, c’est aux équipes de la cuisine blanche de se le réapproprier. Il ne suffit pas de lire la fiche technique, il faut aussi comprendre le plat. Saisir quel ingrédient prendra le dessus sur l’autre et comment il doit se déguster. Et cette réappropriation peut être bénéfique pour nos plats phares qui restent ou reviennent à la carte. Mais ils ne restent jamais plus de deux ans. Même s’ils fonctionnent bien, je m’impose de changer. De résister à l’assurance d’être tranquille.
Anne-Sophie Pic en bref
- 1889. Sophie Pic, arrière-grand-mère d’Anne-Sophie, ouvre l’Auberge du Pin sur les collines de Saint-Péray, en Ardèche.
- 1969. Naissance d’Anne-Sophie Pic.
- 1997. Anne-Sophie Pic reprend la Maison Pic.
- 2007. Elle obtient 3 étoiles au Michelin.
- Avec son mari David Sinapian, elle développe le Groupe PIC avec le restaurant Pic au Beau-Rivage Palace à Lausanne (2-étoiles), La Dame de Pic à Paris (1-étoile), le Bistrot André, Cristal Room by Anne-Sophie Pic à Hong Kong (1-étoile) et La Dame de Pic à Dubai (1-étoile).
- Début de la collaboration avec Dior. Elle ouvre 4 Cafés Dior, en Chine et au Japon. Un restaurant Monsieur Dior by Anne-Sophie Pic est en projet.
- 2025. Reprise du restaurant Le Normandie, au Mandarin Oriental de Bangkok.
- Avec ses 8 étoiles, Anne-Sophie Pic est aujourd’hui la femme la plus étoilée du monde.
Comment sait-on que l’on y est arrivé, que le plat est terminé, que l’on ne risque pas d’en faire trop?
Cette question, je me la pose constamment! Cela peut parfois tourner à l’obsession. Quand un plat n’est pas fini, parfois j’en rêve même la nuit. Je me réveille et j’ai comme des illuminations, j’envoie des petits messages à mes chefs qui tombent dessus avant d’entamer un nouvel essai le matin. Tant qu’on n’a pas trouvé ce qui manquait, on cherche, c’est une émulation saine. Un chemin que l’on parcourt et à un moment, grâce à l’expérience, on «sait» que c’est prêt, que c’est exactement ça qu’on cherchait.
Valence est votre fief, votre restaurant de cœur. Mais on vous retrouve aussi aux quatre coins du monde. Vous venez de reprendre Le Normandie, à Bangkok, dans le Mandarin Oriental. Et vous allez ouvrir un restaurant Monsieur Dior, en partenariat avec la maison de couture. Que vous apportent toutes ces ouvertures?
J’y vois bien plus qu’une simple histoire de business, vu l’énergie que nous mettons dans tous ces projets. Pour moi, ce sont d’abord des leviers de progression pour les membres de mes équipes. Cela leur permet de grandir, de vivre – s’ils ont en eux ce qu’il faut pour devenir chefs – l’aventure d’une ouverture ensemble: apprendre à constituer sa brigade, construire ensemble une carte, s’installer dans un restaurant flambant neuf. C’est prendre un risque avec eux, pour qu’ils construisent leur propre chemin. Être présent partout dans le monde et en Asie notamment, cela va nous nourrir, nous permettre de découvrir d’autres saveurs, d’autres techniques. C’est comme cela que nous avons appris à faire notre propre pâte à nouilles chinoises, notre version de la célèbre sauce XO. Certes, quand nous ouvrons un restaurant là-bas, c’est pour y faire rayonner la cuisine française. Mais je la veux empreinte du terroir local. C’est une question de respect pour le pays dans lequel on se trouve.
«J’ai un mari qui déteste l’idée qu’on puisse s’ennuyer au restaurant. Donc le service est une forme de rituel.»
Dans un groupe comme le vôtre, le niveau d’exigence est indiscutablement élevé. Cela laisse-t-il de la place pour le droit à l’erreur, pour la bienveillance dans l’apprentissage?
L’excellence, ça demande du temps. Mais nous sommes tous de plus en plus pressés. Les jeunes qui commencent veulent évoluer beaucoup plus vite qu’avant. La prise de responsabilité arrive beaucoup plus tôt. Il faut faire avec. Et accepter une forme de fragilité, de faiblesse qui fait qu’on progresse ensemble. Si je fonctionnais autrement, peut-être que je gagnerais des étoiles plus vite qu’aujourd’hui, mais ce n’est pas ce qui m’importe. En revanche, cela n’empêche pas l’exigence. Et cela passe par un cadre, de la rigueur. Alors oui, la cuisine c’est dur – c’est physique, ce sont de longues heures – mais jusqu’à un certain point. Il ne peut y avoir de place pour du harcèlement, de la violence. En cuisine, je n’élève jamais la voix. Ce qui ne m’empêche pas de me faire entendre. C’est important de dire ce qui ne va pas. Si on laissait passer un plat qui n’est pas parfait, c’est ça qu’ils ne comprendraient pas.
Vous avez un temps projeté de devenir styliste dans une grande maison de luxe. Votre collaboration avec Dior, c’est un peu comme toucher ce rêve du doigt?
Alors oui, certainement! Ce n’est pas pour rien que j’ai développé au fil des années une obsession pour le plissé que l’on retrouve dans mes desserts mais aussi dans la manière dont je travaille mes légumes. C’est la première fois de ma carrière que je me mets de cette manière au service d’une marque. J’adore le fait que Christian Dior ait été un fin gourmet.
«Dès que je le peux, je marche. J’emmène un sac à dos et j’en profite pour faire des cueillettes d’herbes sauvages. C’est mon bonheur ultime.»
Justement, comment réconciliez-vous vos deux univers sans verser dans la caricature?
Une fois encore, il faut prendre le temps de s’imprégner. J’ai eu le privilège de me plonger deux fois dans les archives de la maison avec Soizic Pfaff qui est véritablement une mémoire vivante de l’histoire de Dior. Je suis aussi partie de visuels et des grands codes de la maison – le gris, le rose, le matelassé, les rubans… Tout en les abordant avec subtilité. Ainsi, lors de ma seconde visite, j’ai découvert les boutons qui chez Dior sont de véritables accessoires. C’est de là que nous est venue, à Éric Verbauwhede, mon chef pâtissier, et à moi-même, l’idée de créer notre premier gâteau en forme de bouton. Ce qui est génial avec cette histoire, c’est que cela nous a forcés à développer nos propres moules 3D. Une technique que nous maîtrisons aujourd’hui et que j’applique à d’autres créations, comme l’une de mes toutes dernières autour de la tomate.
La cuisine, vous l’avez déjà dit, c’est un métier exigeant qui met le corps sous tension. Quel est votre secret pour tenir le coup?
Je marche. Énormément. Dès que je le peux, j’emmène un sac à dos et j’en profite pour faire des cueillettes d’herbes sauvages. C’est mon bonheur ultime, surtout que maintenant, mon fils Nathan qui se destine aussi à la cuisine m’accompagne parfois. Depuis trois ans, je travaille avec une coach sportive, une de mes copines de terminale, qui m’a concocté un programme de renforcement musculaire qui m’aide à me tenir beaucoup plus droite. C’est devenu vital pour moi, je la vois au moins une fois par semaine et dès que je dois débloquer quelque chose. Quand je le peux, je m’offre aussi une retraite de remise en forme dans un lieu fabuleux qui s’appelle La Pensée sauvage. Je mange léger, on y sert une cuisine végane délicieuse, je marche – encore… –, je profite de soins donnés par des praticiens exceptionnels. J’en reviens complètement réénergisée.