Les chefs étoilés ont souvent voix au chapitre dans nos pages. Mais aujourd’hui, on a décidé de mettre à l’honneur leurs bras droits: les sous-chefs. Quelles sont leurs forces en cuisine? Leur personnalité se reflète-t-elle dans l’assiette? Trois d’entre eux passent à table.
Entre inspirations, défis et rêves, portraits (et confidences) de sous-chefs qui sont tout sauf des seconds couteaux.
Texte Annelies De Waele – Photos Damon De Backer
Emile Desmet (30 ans) est sous-chef chez Eliane, le restaurant étoilé de Kobe Desramaults à Bruxelles
«Dès mes 9 ans, je savais que je voulais devenir cuisinier – rien d’autre. C’est Jamie Oliver qui a allumé l’étincelle: un type passionné, avec des cheveux longs, une batterie, un minuscule appart, qui cuisinait de manière débridée et invitait ses potes à manger. Le rêve. Mon grand-père aussi tenait un restaurant. Je ne l’ai pas connu personnellement, mais j’ai grandi avec ses histoires. Il faisait partie des 33 «maîtres-chefs» de Belgique. C’est dans les gènes, quelque part.
Mes parents n’étaient pas particulièrement enthousiastes à l’idée que j’en fasse mon métier. J’ai donc sagement commencé mes humanités à Gand. Mais à 16 ans, j’ai bifurqué vers l’école hôtelière de Coxyde.
Pour mon dernier stage, je voulais absolument aller à Paris, au Chateaubriand du chef basque Iñaki Aizpitarte. Il a mis ma motivation à rude épreuve: avant de m’accepter, j’ai dû, en quelque sorte, le harceler pendant six mois (rires). Il exigeait aussi que je reste au minimum quatre mois. Finalement, j’y ai passé dix ans.
D’Iñaki, le pionnier de la bistronomie, j’ai tout appris ou presque: la connaissance des produits, l’art de sortir des sentiers battus en cuisine, le management. Il a été bien plus qu’un chef: un mentor, une figure paternelle, un ami. Travailler au Chateaubriand, dont j’ai fini par devenir le sous-chef, c’était un rêve éveillé. Je voyais les gens faire la file pour obtenir une table. Pour un cuisinier, c’est l’ultime reconnaissance de voir son restaurant complet.
Pourtant, c’est moi qui ai décidé de couper le cordon, je voulais prendre une année sabbatique, voyager. Mais chaque voyage tournait malgré tout autour de mon métier. J’ai d’abord cuisiné quatre mois à New York comme «second premier» chez Fulgurances, où j’ai eu carte blanche pour la première fois. Ensuite, j’ai exploré presque tous les bars à street food du Vietnam et de Chine, séjourné à Rome, et l’année passée, Iñaki m’a emmené au Pays basque pour l’ouverture de son nouveau projet.
A Rome, j’ai recroisé Kobe. Avant mon départ pour Paris, j’avais déjà travaillé avec lui à In de Wulf à Dranouter. Il m’a proposé de rejoindre son nouveau projet à Bruxelles. Je n’ai pas hésité une seconde.
Aujourd’hui, je vis et travaille à Bruxelles. Est-ce que Paris me manque? Bien sûr. Pour moi, la capitale française reste le berceau de la gastronomie, ma ville de cœur. Mais Bruxelles a une énergie folle, une sorte de chaos organisé. Et en termes de gastronomie, elle a un énorme potentiel.
J’ai 30 ans, un âge charnière. On veut davantage de responsabilités.
Pour l’instant, je suis heureux comme sous-chef aux côtés de Kobe, un perfectionniste dans l’âme. Je ne connais personne qui travaille aussi dur que lui.
J’ai participé à toutes les étapes de lancement du projet: choisir les bons fournisseurs, visiter une boutique qui reconvertit des cuisines industrielles d’occasion – c’était passionnant.
Chez Eliane, je travaille en tandem avec Tiziano Franchetta, qui collabore avec Kobe depuis plus longtemps. Nous formons une équipe soudée, durant le service nous échangeons peu de mots, le regard suffit. J’ai dû apprendre ça. (rires)
En ce moment, j’habite dans la tête de Kobe, mais je sais qu’un jour je voudrai suivre mon propre chemin. Rien n’est encore concret, mais j’ai une idée de la direction que je veux prendre. Cela impliquera cinq à dix ans de travail acharné, peu de revenus, mais je suis prêt à le faire. Ce sera une aventure créative, à la carte si possible. Tout est encore ouvert. Une chose est sûre: je veux un lieu avec une âme.»
Les trois secrets d’un bon sous-chef selon Emile
1. Toujours emporter un carnet de notes, surtout en voyage: l’inspiration peut venir de partout.
2. Rester humble, garder les pieds sur terre, travailler dur, viser l’excellence – pas pour les étoiles, mais pour soi, son équipe, son client.
3. S’amuser et prendre plaisir à cuisiner.
Laurence De Smet (25 ans) est la première femme à avoir remporté le titre de «Premier Cuisinier de Belgique». Elle est sous-cheffe au Hof van Cleve. Son compagnon, Abel Demeestere (26 ans), est sous-chef chez Sir Kwinten à Lennik. Bientôt, ils ouvriront ensemble leur propre restaurant.
«C’est intense, en ce moment, nous n’avons que le lundi de libre, que nous consacrons entièrement aux préparatifs de notre futur projet commun à Louvain. (NDLR: Le couple reprend le restaurant Arenberg des parents d’Abel, avec ouverture prévue en octobre). Ce sera vraiment notre lieu, avec un nouvel aménagement et un nouveau nom: Est – le latin pour «ici est». C’est la mère d’Abel qui a découvert cette référence. Au XIIe siècle, les évêques envoyaient un émissaire en repérage dans les auberges. Là où il écrivait «EST» sur la façade, l’évêque savait qu’il pouvait s’y rendre les yeux fermés.
Nous n’avons pas fréquenté la même école hôtelière, donc nous ne nous sommes rencontrés que plus tard. Mais nous avons tous deux travaillé en cuisine au Hof van Cleve, alors dirigé par Peter Goossens. Pour nous, il reste le parrain de la haute gastronomie. Après toutes ces années, nous continuons de l’appeler respectueusement «chef». Il demeure un maître parmi les maîtres: une connaissance des produits impressionnante, une technique hors pair, une mémoire encyclopédique du métier.
Laurence: «Je suis aussi admirative de Clare Smyth, la seule cheffe britannique à avoir obtenu trois étoiles Michelin.»
«Avant de devenir sous-chef, il faut avoir gravi tous les échelons: commis, chef de partie, etc. Maintenant que nous sommes à ce poste, nous avons envie d’exprimer notre propre vision. Oui, nous sommes encore jeunes, mais comme les parents d’Abel souhaitaient transmettre leur restaurant, l’opportunité s’est présentée naturellement.
Tout ce que nous vivons aujourd’hui nous servira à Louvain, ne serait-ce que pour organiser efficacement une cuisine.
La haute gastronomie exige une rigueur absolue. Il faut de la patience, accepter de répéter un geste mille fois, et comprendre qu’un plat n’est pas parfait du premier coup.
Dans notre nouveau projet, nous avons décidé d’une répartition claire des rôles: Abel sera chef de cuisine, Laurence s’occupera de la salle. Nous sommes très complémentaires: l’un est très créatif, l’autre plus rationnel. L’un est plus extraverti, l’autre plus discret.
Laurence veillera à l’expérience client, mais son âme de cuisinière ne disparaîtra pas pour autant: avec notre crêpe soufflée, qu’elle préparera en salle, elle amènera la cuisine au plus près du client, tout en mettant en valeur les produits. Petit indice: pendant la saison du gibier, nous voulons nous imposer comme une adresse de référence. Et oui, il y aura aussi un menu végétarien – Laurence en est elle-même adepte.
Pour l’instant, la quête d’une étoile n’est pas notre priorité. Mais nous ne cachons pas que c’est un objectif à long terme. D’abord, il s’agit de poser les bases: brainstormer, construire des menus, revisiter les classiques à notre façon. Assembler nos talents, jouer à la gastronomie comme à un puzzle, innover sans relâche. Et apprendre à séparer vie privée et vie professionnelle. Un défi à relever, d’autant que nous souhaitons fonder une famille un jour. Il faudra que tout reste compatible.»
Les trois règles d’or du sous-chef selon Laurence De Smet et Abel Demeestere
1. Tout commence avec la passion, pour les produits bruts, pour la cuisine authentique.
2. Il faut être structuré, et transmettre cette organisation à toute l’équipe.
3. Une vaste connaissance des produits, la plus pure possible, est indispensable.
Thijs Baert (30 ans) est cochef chez Bar Misera, aux côtés de Nicolas Wentein, à Anvers
«Si je devais ne citer qu’un mentor, ce serait le chef étoilé Syrco Bakker. J’ai travaillé de nombreuses années pour lui à Cadzand. Je n’y suis pas arrivé par hasard: je viens de la région, mes parents ont tenu pendant trente ans la célèbre boulangerie-pâtisserie Demaré à Knokke-le-Zoute. J’ai grandi dans les effluves de cuisine. Chez nous, on cuisinait toujours, et enfant, je coupais déjà les légumes. A 15 ans, j’ai intégré l’école hôtelière Ter Duinen à Coxyde. C’est ainsi que j’ai fait mes premiers pas en tant qu’étudiant jobiste, puis en stage, à Cadzand.
Pure C, Blueness… j’ai pu m’investir dans tous ces projets portés par Sergio Herman et son cochef Syrco Bakker. J’y ai tout absorbé, j’ai appris, observé, et oui, un peu «volé» aussi. J’ai saisi cette chance à pleines mains.
Syrco a des origines indonésiennes, et cela se ressent dans sa cuisine. Grâce à lui, je suis parti l’an dernier à Bali. (NDLR: Après la fermeture de Pure C, le chef y a ouvert un nouveau restaurant, et Thijs Baert a participé à son lancement). Là-bas, je me suis senti comme un enfant dans un magasin de bonbons: tous ces produits nouveaux, ces couleurs, ces parfums, ces goûts!
De retour en Belgique, j’avais besoin de sortir un peu du cocon qu’est Knokke. Je me suis donc installé à Anvers, au Bar Misera, situé dans le quartier sud. Nicolas dirige le restaurant étoilé Misera avec sa compagne Yasmin Weyn, et je cogère le Bar Misera, de l’autre côté de la rue, avec Ana Boznar.
Bien sûr, Nicolas et Yasmin impriment leur signature – leur expérience parle d’elle-même. Mais on nous accorde aussi une grande liberté, une vraie carte blanche.
Etre cochef, ce n’est pas seulement une question de talent, c’est une question de volonté, de détermination.
Le fait d’avoir évolué très jeune dans des cuisines de haut niveau m’a permis d’élargir énormément ma palette gustative. La créativité, je l’ai sans doute héritée de mon père: ce qu’il faisait avec la pâtisserie, je le transpose aujourd’hui avec d’autres ingrédients.
J’ai aussi eu la chance de vivre de l’intérieur toutes les étapes du lancement de Bar Misera. Cela crée un lien très fort avec le lieu. Le concept me tient à cœur: une bistronomie accessible, doublée d’un bar à vins. On mise sur une ambiance chaleureuse, une échelle humaine, des produits d’exception et un amour profond pour la cuisine française, le tout dans un cadre agréable.
Mais Misera n’est pas mon unique passion. Le week-end, on me retrouve souvent à la côte, où mon frère a repris l’affaire familiale. Il l’a transformée en atelier B2B qui fournit des restaurants et hôtels. Je l’aide dans cette nouvelle aventure. Un jour, je retournerai sans doute à mes racines, pour faire revivre la marque Demaré. Partir m’a fait prendre conscience de ce que j’avais quitté. Aujourd’hui, je le chéris. Mais à ce stade, je ne sais pas encore quelle tournure prendra ma carrière. »
Les trois principes d’un bon (sous-)chef, selon Thijs Baert
1. L’équipe passe avant tout: sans une bonne team, un chef ne peut pas bien travailler.
2. La loyauté envers l’entreprise et le groupe vous fait grandir en tant que chef.
3. Suivre son intuition et rester soi-même: porter un masque, c’est courir le risque qu’il tombe un jour.