Qu’ont en commun la feta, le concombre et le cottage cheese?

Cela ressemble à une devinette insoluble, mais la réponse est à l’image de l’époque: ces trois ingrédients ont connu une célébrité fulgurante sur les réseaux sociaux, et incarnent la manière dont Internet est en train de changer profondément notre rapport à la cuisine et à la nourriture.
D’abord, ils s’en sont pris aux oeufs. Puis à la feta, au caviar, au cottage cheese et au concombre. Dans certains pays, ces ingrédients sont même devenus des denrées rares. En Islande, une pénurie de concombre a ainsi été suivie d’une disparition momentanée de la feta des rayons des supermarchés. La raison de ces raids? L’enthousiasme des fans de contenu culinaire en ligne, désireux de recréer à la maison les vidéos virales de recettes mettant ces produits à l’honneur.
C’est qu’en ligne, peu de sujets sont plus appétissants que la cuisine, surtout en période de vacances. La nourriture est ainsi le 4e sujet le plus populaire sur la toile, précédée seulement par les films, la musique et les téléphones – et ce, alors qu’en 2009, elle n’arrivait qu’en 17e position selon les données de GWI, une firme spécialisée dans les études de consommation. Encore plus impressionnant: aucun autre objet de recherche n’a vu son rang augmenter de plus d’un cran dans le classement ces dernières années, exception faite du sport, qui reste toutefois moins populaire que la nourriture.
Et cette abondance de (fans enthousiastes du) contenu ne provoque pas uniquement d’épisodiques pénuries d’ingrédients quand une recette devient virale. Le phénomène contribue également à rendre la cuisine plus sociale. Sur TikTok, les vidéos de mukbang, dans lesquelles des personnes se goinfrent face caméra, attirent des dizaines de millions de spectateurs. Et si ces capsules sont apparues en Corée du Sud, elles sont désormais tout aussi populaires en Occident.
Non content de propager des tendances virales, Internet permet également à des quidams sans restaurant ni livre de recettes à leur nom de devenir des chefs célébrés dans le monde entier. C’est ainsi que Nick DiGiovanni, un diplômé de Harvard de 28 ans devenu influenceur food, a 21 millions d’abonnés à sa chaîne YouTube, soit autant que le chef britannique de renommée internationale Gordon Ramsay.
@nick.digiovanni Teriyaki Flying Noodles @Kikkoman USA #TeriyakiThat #ad
♬ original sound – nick.digiovanni
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.
Mettre la technologie à profit
Incroyable? Pas tant que ça, car au fond, le fait que les réseaux sociaux aient permis à l’intérêt suscité par la nourriture de croître plus rapidement qu’un pain de seigle fait maison n’est pas si surprenant que ça. Après tout, nous devons tous manger, et la cuisine est un hobby fédérateur, qui transcende âge, sexe et classes sociales.
En outre, les capsules vidéos sont bien plus adaptées au suivi des recettes que les livres: si on vous dit que la peau du poulet doit être « dorée », cela pourra être interprété de différentes manières selon les préférences de chacun, mais si la nuance précise apparaît à l’écran, il n’y a pas de doute possible.
Et si celles et ceux qui ont appris l’art de la cuisine dans des écoles spécialisées seront peut-être tentés de dénigrer ce nouveau medium, le fait est que de tous temps, les chefs ont mis la technologie à profit pour partager leur vision culinaire et consolider leurs carrières. Dès le début du 19e siècle, Marie-Antoine Carême, un chef parisien prisé par le Tsar Alexandre I de Russie, entre autres notables, avait ainsi publié une série de livres de recettes minutieusement illustrés, qui visaient non seulement à simplifier l’exécution des plats mais aussi à codifier la gastronomie française.
Dans les années 60, Julia Child a quant à elle profité de l’avancée de la télévision pour démystifier cette même gastronomie, contribuant au passage à populariser les livres de recettes grand public. Lentement mais sûrement, la cuisine était en train de devenir un passe-temps plutôt qu’une corvée, et la « nourriture étrangère », l’objet d’une curiosité gourmande plutôt que de méfiance.
Les personnalités de la gastronomie en ligne qui accèdent à la célébrité « reconnaissent les besoins spécifiques de leurs spectateurs et s’efforcent d’y répondre », explique Madeline Buxton, responsable de la culture et des tendances chez YouTube. Certains spectateurs veulent se divertir, d’autres veulent apprendre, voyager ou encore manger par procuration grâce à des personnes plus aventureuses qu’eux. Les chefs en ligne et les promoteurs de contenu culinaire vendent un style de vie.
Vous êtes ce que vous mangez, comment vous mangez et ce que vous consommez comme contenu lié à l’alimentation.
Contrairement aux livres de cuisine et aux émissions culinaires à la télévision, les barrières à l’entrée des vidéos culinaires en ligne sont faibles. Les créateurs qui pensent avoir une idée gagnante n’ont pas besoin de persuader des agents, des rédacteurs en chef et des responsables de chaînes; ils peuvent tourner eux-mêmes une vidéo sur leur téléphone et voir si les gens l’apprécient. Les créneaux sont donc nombreux.
Certains contenus alimentaires en ligne sont « directs », c’est à dire axés sur des recettes, « comme ce que l’on s’attendrait probablement à voir dans une émission de cuisine traditionnelle à la télévision », explique Mme Buxton. D’autres vidéos accompagnent les téléspectateurs à la découverte de cuisines locales, montrant comment tirer à la main des nouilles chinoises ou faire griller des brochettes turques.
Les étudiants au budget serré peuvent apprendre à faire de meilleures ramen instantanées, tandis que les cuisiniers chevronnés qui veulent impressionner leurs amis peuvent reproduire de A à Z le très populaire sandwich au poulet de Popeyes.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.
Certaines chaînes YouTube font le lien entre le divertissement et l’enseignement.
Beaucoup plus de gens sont susceptibles de regarder Andrew Rea, dont la chaîne est spécialisée dans les plats tirés de films et de séries télévisées, préparer le sombrero de tortilla et de chips de « Moi Moche et Méchant 2 » que d’essayer de le cuisiner eux-mêmes.
Les vidéos de « cuisine de village », qui montrent des habitants de régions reculées en train de préparer des plats, sont populaires au Pakistan et en Inde, peut-être parce qu’elles sont une source d’évasion et de nostalgie pour les citadins. Et parce que pour reproduire la cuisine villageoise chez soi, il faudrait un espace pour un grand feu de camp et plusieurs morceaux de mouton écorchés et prêts à être grillés.
Les recettes du succès
Signe des temps: des entreprises de médias bien établies ont également pris part à l’aventure. Elles ont créé des vidéos en ligne qui emmènent les téléspectateurs dans le monde entier pour montrer comment les chefs ouzbeks préparent 350 kg de riz pilaf, par exemple, ou où les chauffeurs de taxi de New York aiment manger (des restaurants sud-asiatiques sans prétention dans l’est de Manhattan).
Mais l’internet est surtout rempli de contenus plus courts. Il prédomine sur TikTok et ses imitateurs, tels que YouTube Shorts et Instagram Reels. Alors que les TikTokers aventureux se sont essayés au coulibiac et à d’autres recettes complexes, la nourriture accessible a tendance à mieux fonctionner: l’une des raisons pour lesquelles les recettes de pâtes à la feta cuites au four, de « pain de cottage cheese » et de salade de concombres sont devenues virales est qu’il est facile de faire fondre le fromage et de couper les concombres en rondelles.
Il est également utile d’être visuellement attrayant : les vidéos virales ont tendance à mettre en valeur la texture et le croquant des aliments.
@carolinagelen cottage cheese bread #cottagecheese #bread #homemadebread
♬ Sunday – HNNY
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.
Et les créateurs eux-mêmes sont parfois surpris par le succès de leurs vidéos.
Nick DiGiovanni se souvient de sa première vidéo populaire, qui le montrait en train de fabriquer une tablette de chocolat à partir de cabosses de cacao entières. Elle était « mal filmée: l’éclairage était raté; elle était surexposée ». Mais elle a été visionnée près de 14 millions de fois.
Aujourd’hui, M. DiGiovanni emploie une demi-douzaine de personnes et peut dépenser plus de 50.000 dollars pour une seule vidéo. Il gagne de l’argent grâce aux recettes publicitaires de YouTube, et il est sans doute aidé par sa belle apparence et son attrait pour les gens ordinaires. Dans des vidéos récentes, il a essayé des fast-foods japonais (le cheeseburger « Great White » de Burger King, avec une quantité effroyable de mayonnaise, a été un succès) et des aliments rares (de l’eau recueillie dans les « rivières d’air » d’Amazonie, dont le goût ressemblait beaucoup à celui de l’eau).
À l’instar d’autres créateurs d’aliments, il montre aux téléspectateurs des choses qu’ils ne verraient pas autrement, et il s’amuse à le faire.
Et son succès met en évidence un aspect important de la culture alimentaire en ligne: le plaisir. Julia Child maîtrisait certainement l’art de la cuisine française, et les personnes qui ont suivi ses recettes se sont peut-être amusées, mais elle croyait surtout à la partie « haute » de la haute cuisine. Une révérence qui ne fait pas bon ménage avec le monde démocratisé du contenu en ligne, où la formation, le pedigree et même l’expérience comptent moins que la sympathie, la valeur de production et le fait qu’une vidéo vous donne envie de prendre une poêle et de commencer à cuisiner.
Ceci étant dit, pouvez-vous nous passer le cottage chesse ?
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici