Le nouveau souffle des émissions culinaires
Après la vogue des télécrochets et autres Cauchemar en cuisine, les programmes culinaires se réinventent, transformant les rois des fourneaux en héros de série… Chef’s Table en est un excellent exemple. Mais tous ne sont pas du même tonneau.
David Gelb. Le nom est à retenir. Ce gars à la dégaine banale de New-Yorkais né le cul dans le beurre a acquis en un temps record un poids gastronomique… astronomique. Parfait inconnu en 2012, il a aujourd’hui son portrait scotché au-dessus du passe-plat de tout cuisinier qui se respecte. A côté de lui, les inspecteurs du Michelin font office de fantoches d’un autre âge. Ceux du Gault&Millau ? Des guignols qui sont au jeune réalisateur vivant entre Big Apple et Los Angeles ce que le fax est au tweet. Paradoxe, l’homme est un mangeur lambda. Il n’a jamais caché son peu de connaissance en la matière, confiant même à Men’s Journal qu’il est « loin d’être un food expert ». Mais qu’en revanche, il adore « raconter des histoires ».
Qu’a-t-il bien pu se passer en quatre ans ? Quel ascenseur pour le nirvana gustatif a-t-il emprunté pour que tous les maîtres des fourneaux rêvent de le voir débarquer un jour dans leur antre ?
Pour le comprendre, il faut remonter le cours des événements, direction 2011. A l’époque, le golden boy végète sur les bancs de la University of Southern California. Il est ce que l’on appelle un modeste « undergrad », un bachelier, qui étudie le cinéma. Pas du genre le plus assidu d’ailleurs, il passe ses soirées devant Discovery Channel, un bong à portée de main. Un soir, alors qu’il regarde une rediffusion de Planet Earth, l’excellente série documentaire de la BBC, la vapeur de la pipe à eau colonise ses neurones. « Il y a cent ans, il y avait un milliard et demi d’humains sur la Terre. Nous sommes maintenant plus de six milliards sur notre fragile planète. Malgré cela, il reste des endroits que les hommes n’ont presque pas explorés. Cette série vous amènera dans les dernières régions sauvages ; vous y verrez votre planète et sa faune comme jamais auparavant » : la voix de Sigourney Weaver fait décoller l’étudiant à la verticale. A tel point que depuis les sphères brumeuses de son cerveau jaillit une idée : « Pourquoi ne pas imaginer un Planet Earth, version food ? Comment se fait-il que personne n’y ait jamais pensé ? »
Présenté comme cela, le concept peut paraître trivial. Il va néanmoins bouleverser le récit gastronomique. C’est que le jeune homme imagine déjà une débauche de moyens techniques gonflés à la mégalomanie pour vendre du rêve à manger aux téléspectateurs. Fébrile, il tapote le nom du programme britannique sur Google et se prend à rêver devant les données techniques de sa réalisation. « Un tournage de cinq ans », « 2 000 jours de travail sur le terrain », « quarante caméramans ayant filmé à travers 200 endroits du globe »… Ce soir-là, David Gelb peine à se rendormir.
Lendemains radieux
Excité par sa trouvaille, il pense alors d’emblée à proposer le sujet à Netflix, l’entreprise américaine qui diffuse des films et séries télévisées en flux continu sur Internet. Bien vu, la société, créée en 1997, est à la recherche de contenus originaux pouvant singulariser son offre face aux chaînes traditionnelles. On lui déroule le tapis rouge, non sans les précautions d’usage. Avant de s’engager sur un terme plus long, son partenaire le met à l’épreuve en lui commissionnant une sorte de numéro pilote. En 2012, il débarque au siège de Los Gatos avec Jiro Dreams of Sushi, un documentaire narrant le parcours de Jiro Ono, le seul maître sushi à avoir obtenu trois étoiles au guide Michelin. Bingo, dès fin 2013, le film engrange 2 500 000 dollars de bénéfices, se classant parmi les 70 documentaires US les plus rentables de tous les temps. Il n’en fallait pas plus pour que David Gelb se voie offrir une carte blanche, assortie de moyens nettement plus conséquents, par un canal de diffusion dont une partie de la stratégie consiste à produire des contenus en propre.
Le réalisateur, qui a le vent en poupe, imagine alors les grandes lignes de Chef’s Table et signe dans la foulée deux saisons d’un programme qui retrace les destins de douze cuisiniers aux quatre coins de la planète. Le succès est total, la série figure parmi les grandes réussites de la machine Netflix. Rien de surprenant, le concept noue deux tendances fortes de l’intérêt populaire : la nourriture, dont le succès ne se dément pas depuis les années 90, et l’univers des séries, qui n’a pas son pareil pour tenir en haleine. Mieux, une troisième saison, consacrée exclusivement à la France, terre de bonnes choses pas encore abordée jusqu’ici par Gelb, est diffusée dès mai 2016. Sans parler d’une quatrième, prévue pour 2017, qui fera entre autres place à un moine restaurateur oeuvrant dans un monastère sud-coréen.
Baguette magique
Dans les établissements sélectionnés, la venue d’une équipe de tournage de Chef’s Table n’est pas sans inconvénient. Il faut composer avec une quinzaine de personnes qui squattent l’établissement de 7 à 23 heures, parfois au-delà. Ces embarras sont rapidement oubliés, un tel programme, disponible dans 190 pays, prend des allures de coup de baguette magique, d’alchimie qui transforme le plomb d’une vie laborieuse de cuisinier en or d’un destin de star.
Alexandre Couillon de La Marine à Noirmoutier, enseigne doublement étoilée, n’en revient toujours pas : « Au départ, on figurait dans la liste mais pas parmi les candidats les plus probables. Pourtant, l’équipe a débarqué en octobre 2015. Ils ont accompli un travail immense, me suivant partout, du matin au soir. Quand j’ai découvert le résultat en septembre dernier, j’ai été bluffé. David Gelb raconte une histoire sincère qui m’a permis d’enfin me rendre compte de ce que j’avais accompli avec ma compagne. Il fallait une totale inconscience pour se lancer dans cette aventure. Quand on est arrivé en 1999, Noirmoutier était un désert gastronomique », explique l’intéressé visiblement touché. Il n’a pas fallu longtemps pour que les conséquences de la diffusion se fassent sentir. « J’ai été frappé par l’immédiateté des réactions. Jamais je n’avais pu éprouver la mondialisation de cette façon, c’est vertigineux. J’ai compris la force incroyable des images. Dès le 2 septembre, moment où l’épisode était disponible, les mails ont afflué, surtout depuis les USA et l’Amérique du Sud. Je n’en revenais pas. Les réservations tombaient mais il y avait également des messages tels que « Un jour, si Dieu le veut, je serai avec vous ». Un client états-unien, qui avait fait le voyage jusque Nantes sans avoir réservé, à qui j’ai dû annoncer que le restaurant était complet, m’a supplié de simplement pouvoir venir me voir. Gelb m’avait averti que je toucherais le monde mais je ne m’attendais pas à cela… », raconte le Vendéen, réputé pour son humilité.
Globalement, l’émission suscite l’hystérie auprès des foodies qui la découvrent. Magali, qui ne rate aucun programme culinaire, avoue qu’elle a ressenti une grande émotion en regardant l’épisode sur Alain Passard. « La passion, l’obsession qu’il a pour les choses bien faites m’a incroyablement émue. C’est un orfèvre. J’avais les larmes aux yeux quand j’ai vu les tomates qu’on sortait de la camionnette », se souvient cette Belge, passionnée de gastronomie. Même pour une personnalité qui écume les meilleures tables du monde, telle que le tendanceur gastronomique Laurent Vanparys, la surprise a été énorme. Convoqué sur le tournage consacré à Couillon pour témoigner, celui qui a fait partie pendant trois ans du jury du Fifty Best a du mal à cacher son admiration : « Enfin, on prend le temps de s’arrêter sur une personne. Chaque émission dure cinquante minutes, elle donne l’impression d’aller au bout des choses. Visuellement, c’est parfait, ce n’est plus de la télévision, c’est du cinéma. Les moyens déployés sont incroyables. Il y a une séquence de quelques secondes où l’on voit Alexandre courir le long de la plage. Pour la filmer, l’équipe a utilisé un hélicoptère qui le suivait au ras de l’eau. Tout cela confère une juste dose d’émotion à l’ensemble, impossible de rester indifférent. »
Parfum d’Hollywood
Pour Maxime Biermé, journaliste médias au journal Le Soir, c’est une réussite qui tombe à pic pour Netflix. « Après la déconvenue de Marseille, la série policière qui a fait un four, beaucoup de gens ont eu tendance à se méfier des contenus réalisés à destination du public francophone. Même si aucun chiffre ne sort jamais, on sait que l’entreprise a des difficultés à percer en France. Avec ces épisodes consacrés exclusivement à l’Hexagone, la marque a redoré son blason. Il faut dire que c’est parfait tant en termes de casting que de réalisation. C’est un programme pointu qui sort le genre culinaire des ornières de la confrontation et de la compétition. Il était temps. »
Malgré le concert d’éloges entonnés à l’unisson, on ne peut s’empêcher de nuancer le propos. En cause, un formatage qu’il est difficile d’ignorer : une mécanique hollywoodienne dopée au storytelling. La forme est parfois trop dramatique : ralentis injustifiés, images tournées au moyen de drones, lumières radicalement modifiées… La grammaire utilisée opère une véritable mainmise sur l’imagination du spectateur. De plus, à l’instar de la peoplisation à l’oeuvre dans le monde politique, Chef’s Table insiste davantage sur l’histoire exemplaire des protagonistes plutôt que sur leur savoir-faire. Des enjeux de personnalité qui sont, c’est une hypothèse, le ressort véridique du casting. On pense à Alexandre Couillon qui a failli tout arrêter en 2006 ou, plus emblématique encore, Grant Achatz, un cuisinier qui a presque perdu le goût. Ces histoires individuelles sont le pain bénit de scénarios dignes du Rocky de Sylvester Stallone. Le tout drapé dans une pellicule néo-libérale individualiste et méritocratique. Un point de vue que partage Camille Labro, journaliste culinaire pour le magazine M du Monde. Responsable de l’écriture de différents épisodes du Bonheur est dans l’assiette, diffusé sur Arte, la jeune femme pointe une émission « trop théâtrale ». Elle s’explique : « La mise en scène manque d’honnêteté, un gars comme Francis Mallmann, par exemple, ne cuisine pas, or on le voit derrière les fourneaux. Il est aussi dérangeant que les plats ne constituent que le dernier tiers de l’émission, ils sont filmés en mode « food porn ». Personnellement, je regrette que la dimension de transmission et d’environnement – tous les gens qui font qu’un restaurant ait de la matière première – ne soit pas davantage abordée. » Peut-être qu’entre Chef’s Table et Le bonheur est dans l’assiette, conçu avec de petits moyens, l’émission culinaire idéale est encore à venir.
Au programme p>
1. Le bonheur est dans l’assiette p>
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Pour sa troisième saison, l’émission s’envole vers l’Amérique, continent entendu comme le « berceau de tous les légumes ». Au menu, dix documentaires dressant le portrait de dix cuisiniers de talent. Ecrite avec subtilité, tournée sans emphase, cette série est le modèle du genre à suivre. Les chefs y occupent le devant de la scène mais pas seuls. Leurs fournisseurs et les produits sans lesquels ils n’existeraient pas sont également mis en évidence. Sans oublier le fait que les intéressés livrent des recettes. Côté moyens, les reportages sont assurés par une équipe de… trois personnes. On est très loin du concept de David Gelb. p>
Diffusé sur Arte, en novembre. Saisons 1 et 2 disponibles en VOD et DVD p>
2. A pleine dents ! p>
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Bien sûr, si l’on n’aime pas Gérard Depardieu, on peut regretter que l’acteur français y occupe une place considérable. Il reste qu’ici, les héros sont indéniablement les producteurs. Pour la deuxième saison, diffusée dernièrement, le comédien épicurien et son compère, le chef Laurent Audiot, ont débusqué l’excellence dans l’Hexagone et aux alentours. Un éloge du circuit court plus que bienvenu. Cela donne quelques moments de grâce à la recherche du miel de tilleul sur les toits de l’Opéra de Paris ou sur les traces des cressonnières de Méréville. p>
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Sur Arte, en octobre dernier. Une nouvelle saison est annoncée pour 2017. p>
3. Les recettes pompettes p>
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Importé en direct du Québec, ce concept d’émission présente enfin une vision de la cuisine qui ne se prend pas au sérieux. Le pitch ? Faire à manger… et boire de l’alcool. Le teaser a fait le tour des réseaux sociaux, on y voit monsieur Poulpe préparer une recette bien arrosée, façon OEuf mollet princier cassé à la pince-monseigneur, avec un invité soumis à une série de jeux à boire. Aussi drôle que décalé. p>
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Sur Youtube. p>
4. #Blue Room p>
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Les contenus food intéressent les réseaux sociaux. La Blue Room de Twitter – un espace immersif, équipé d’écrans et de dispositifs de capture et partage de vidéos, qui permet les échanges entre une personnalité et le public – accueille également des chefs. Eric Frechon, triple étoilé au Bristol, s’est prêté à cet exercice live. Impression d’intimité, possibilité d’interagir et transmission de recettes en prime. p>
Sur Twitter France. p>
5. L’amour food p>
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On notera que certains concepts ne retiennent pas les leçons du passé. Ainsi de ce programme qui, comme son nom le laisse présager, est une formule de dating culinaire. « Après les bouseux, les cuistots », commentait un tweetos pour dire sa consternation devant une émission qui tire les bonnes vieilles ficelles du voyeurisme. Rien à voir avec la gastronomie donc. p>
Sur la chaîne privée française C8 (anciennement D8). p>
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