Superstar des années 80, ce dessert italien connaît une seconde vie. Toujours plus régressif, aux fruits, à la pistache ou même en version salée Il n’a pas fini de se réinventer.
Le week-end du 10 au 12 octobre dernier à Trévise (Italie), se tenait le 9e championnat du monde du Tiramisu. L’évènement a rassemblé pas moins de 240 pâtissiers amateurs venus du monde entier.
Dans la catégorie «classique», c’est une Italienne de la région de Venise qui a remporté la couronne. Ici, pas de fantaisie possible mais une liste stricte d’ingrédients imposés.
Et de l’huile de coude pour tout assembler et faire monter les blancs en neige dans le temps imparti. En marge de la compétition, 15.000 parts de ce dessert hautement régressif ont été servies, préparées par les champions des années précédentes. Trois versions «classiques» et trois versions «créatives» agrémentées tantôt de caramel au beurre salé, tantôt d’éclats de cacahuète, de marmelade d’orange et… de réglisse.
La plasticité d’un plat fait-elle sa force ou sa faiblesse? Elle est en tout cas le signe qu’il a acquis un degré suffisant de familiarité pour que chacun veuille se l’approprier. Comme celles de la carbonara ou de la «bolognaise» qui ne bénéficient pas d’une appellation protégée, la recette du tiramisu s’est adaptée au fil du temps à d’autres terroirs que l’Italie, engendrant jusqu’en Belgique des débats sans fin sur les vertus comparées du boudoir et du biscuit à la cuillère utilisé par les concurrents en compétition officielle.

La présence ou pas de Marsala dans le café fait elle aussi l’objet d’un bras de fer pugnace. Une légende du XIXe siècle évoque un dessert aphrodisiaque – appelé tirami sù pour «tire-moi vers le haut» – sûrement alcoolisé et servi dans les maisons closes pour «stimuler» les clients. En 1935, la Coppa Vetturino – un dessert crémeux mais avec moins de couches – concentrait déjà dans une coupe un cake moelleux, une crème sabayon à base de Marsala, de la crème fraîche infusée de cacao et de Marsala sec, le tout saupoudré de cacao.
Mais ce n’est qu’en 1972 que naît le tiramisu officiel au restaurant Le Beccherie, sous l’impulsion d’Ado Campeol, de la cheffe pâtissière Alba di Pillo et de Roberto Linguanotto. Dans leur liste d’ingrédients, toute trace d’alcool avait disparu…
Joujou de la street food
Depuis, d’autres adaptations plus fantaisistes sont passées par là. Avec sa structure simple – un support imbibé, une crème, un jeu de couches –, la matrice du tiramisu est, par essence, déclinable à l’infini. Son nom à lui seul agit comme une marque déposée de la gourmandise, convoquant fondant et plaisir.
Apposer l’étiquette «tiramisu» sur une préparation, même très éloignée de l’original, c’est actionner un réflexe de plaisir conditionné. On y projette ses envies du moment: douceur régressive, excès viral, fraîcheur fruitée ou même audace salée.
‘Si on veut vraiment inventer, il faut avoir le courage de l’appeler autrement.’
Les «revisites» nous poussent plus facilement à sortir des clous, parfois jusqu’au sacrilège. Ainsi, c’est dans l’excès de sucre que s’est traduite la première vague d’appropriation massive. En France, le Bondy Blog – média en ligne né dans les quartiers populaires de Seine-Saint-Denis – s’est intéressé à l’émergence des «tiramistreet» dans les fast-foods: portions bon marché, faciles à personnaliser, dans l’esprit des kebabs et autres tacos, emblèmes de la street food locale.

Très vite, la presse nationale, dont Le Monde, a relayé cette diffusion massive de barquettes débordantes de crème nappée de Nutella, hérissées de Kinder Bueno, brandies comme des emblèmes générationnels.
Dans le même esprit, la pizza Tiramisu que Dr. Oetker s’apprête à sortir cette saison en édition limitée a de grandes chances d’enflammer la toile. Et de quoi susciter des questions: jusqu’où peut-on détourner un classique sans le piétiner?
Des boutiques dédiées
Depuis quelques années, la liste des ingrédients homologués – biscuit à la cuillère, mascarpone, œufs, café, poudre de cacao et sucre blanc – s’est largement élargie: l’omniprésent matcha s’invite désormais dans le biscuit, remplaçant même la poudre de cacao de couverture.
L’arrivée des fruits, de la pistache ou même du spéculoos le rapproche parfois de la charlotte française.
Le trifle anglais qui empile génoise imbibée de sherry, crème pâtissière et fruits a certainement influencé à sa manière le tiramisu nouvelle génération. Les grands chefs n’y sont pas insensibles, chacun y allant de sa recette perso.
Cyril Lignac a ainsi mis à sa carte une version fraise-citron pour la Journée mondiale du tiramisu, le 21 mars. Pierre Gagnaire, lui, le sert dans son plus simple appareil à la brasserie Piero TT, tandis que certains bistrots haut de gamme en déclinent des variantes inattendues: soja torréfié à Lyon, citron de Menton à Nice.
Le mouvement est tel qu’il a conduit à l’ouverture de boutiques entièrement dédiées. À Paris, la Tiramisserie vend des tiramisus toute la journée, avec files d’attente à la clé. Le best-seller? La pistache, suivie de près par la fraise-chocolat blanc, en phase avec la tendance mondiale aux fruits rouges enrobés. À Bruxelles, l’atelier Tira Terra livre aux quatre coins de la capitale. De dessert jugé ringard il y a encore quelques années, le tiramisu, comme le flanc, est redevenu une star des vitrines pâtissières.
L’appel du sel
Puis est arrivé le temps du salé. Le café et le cacao cèdent la place aux bouillons parfumés, les biscuits au pain et la crème à des mélanges tomatés. En Italie, le mensuel La Cucina Italiana – fondé à Milan en 1929 et véritable institution gastronomique – a même publié une recette devenue référence: pain trempé de bouillon, crème mascarpone-parmesan, nappage de pesto d’olive noire.

Sur Internet, les exemples se multiplient. On retrouve: tiramisu méditerranéen aux tomates cerises et mozzarella di bufala, version marine au saumon fumé et à l’aneth, déclinaisons rustiques aux légumes grillés. Outre-Atlantique, certains blogs proposent des versions ludiques à base de crackers au fromage, tomates séchées et crème aux herbes, quelque part entre gratin et tiramisu.
Face à cette lame de fond, les réactions divergent. Filippo La Vecchia, chef de l’Osteria Romana à Bruxelles, ne cache pas son scepticisme: «Le tiramisu salé… rien que le mot me fait sourire. Je comprends l’envie de revisiter, mais pour moi, le tiramisu, c’est et cela restera le café, le cacao, la crème. Quand on enlève ça, on garde le nom mais on perd l’essence. Sur papier, ça intrigue. Mais dans l’assiette, c’est souvent une autre histoire.
Un tiramisu au saumon ou au pesto peut être bon, mais ce n’est plus un tiramisu. C’est juste une autre recette déguisée sous un nom racoleur. Et si vraiment on veut inventer, il faut avoir le courage de l’appeler autrement.»
Plus mesuré, Carlo De Pascale, auteur de plusieurs ouvrages sur la cuisine italienne, préfère y voir des pistes à explorer plutôt qu’un sacrilège. S’il se montre prudent face aux excès – «Ça ne m’inspire pas énormément car la trame se résume trop souvent à du pain mouillé avec mascarpone et tomates séchées» – il reconnaît qu’«il y a des idées à prendre».

Pour lui, un tiramisu salé digne de ce nom devrait s’appuyer sur la même logique que l’original. Un jeu de textures et de contrastes nets. Il imagine volontiers une focaccia légèrement imbibée d’eau de tomate, une crème au mascarpone enrichie de parmesan, et quelques tuiles croustillantes émiettées en surface, qui joueraient en quelque sorte le rôle du cacao saupoudré de la version classique. «Comme pour le tiramisu sucré, il faut de la précision, sinon on tombe vite dans le lourd et l’approximatif», insiste-t-il.
De Pascale rappelle d’ailleurs que l’évolution du tiramisu sucré lui-même ouvre cette voie. «Il y a vingt ou trente ans, on le servait très mouillé, en verrines ou en plateaux. Aujourd’hui, les chefs le proposent à l’assiette, avec un biscuit moins imbibé, plus de fraîcheur et un dressé minute.» C’est dans cette dynamique que pourrait s’inscrire le tiramisu salé: non pas un pastiche, mais une déclinaison contemporaine, précise et vive.
Qu’on le veille ou non, les recettes évoluent. Roberto Linguanotto, co-inventeur de la recette originelle, le rappelait dans les colonnes du quotidien britannique The Guardian, peu après la mort d’Ado Campeol: «La recette de base du tiramisu est le résultat d’un heureux accident. Chaque pays possède une conception du goût qui lui est propre. Tant que le tiramisu continue à tirer les gens vers le haut, ça me va.» Recette inratable, beauté graphique et convivialité: ce dessert gourmand conserve ce privilège rare de réussir à encore nous surprendre tout en nous régalant.
La recette originale
3 œufs frais, 250 g de mascarpone,125 g de sucre cristallisé,20 savoiardi (biscuits à la cuillère),café, cacao en poudre
– Préparer du café, le verser dans un plat et le laisser refroidir.
– Séparer les œufs et fouetter les jaunes avec le sucre jusqu’à ce qu’ils deviennent mousseux. Incorporer le mascarpone pour obtenir une crème lisse.
– Pour une crème plus légère, monter les blancs en neige et incorporer délicatement la crème mascarpone.
– Tremper rapidement 10 biscuits dans le café – pas trop longtemps, sinon ils risquent de se désagréger. Les disposer dans un plat ou sur une assiette, en une seule rangée.
– Étaler la moitié de la crème au mascarpone sur les biscuits.
– Tremper le reste des biscuits dans du café et former une deuxième couche au-dessus de la crème.
– Répartir le reste de la crème au mascarpone sur les biscuits.
– Mettre un peu de cacao en poudre dans une petite passoire et en saupoudrer le tiramisu.
– Laisser le tiramisu reposer au réfrigérateur pendant au moins quatre heures, de préférence toute une nuit.