Voyage culinaire à Bangkok, nouvelle capitale mondiale de la gastronomie

Bangkok
Barbara Serulus Journaliste

La capitale thaïlandaise entre dans l’histoire. Six de ses restaurants viennent de rejoindre la liste des World’s 50 Best Restaurants. C’est plus que toute autre ville au monde. Immersion dans cette métropole gastronomique qui a plusieurs saveurs d’avance sur son temps.

Depuis une dizaine d’années, la scène culinaire de Bangkok est en ébullition. Autrefois, les gourmets locaux et les touristes s’y rendaient avant tout pour sa formidable street food. Mais aujourd’hui, les tables gastronomiques s’ajoutent à la liste de ses attraits.

Après un atterrissage matinal à Bangkok, pas question de faire la sieste. Ce soir, direction l’enseigne qui figure à la place numéro 35 de la prestigieuse liste World’s 50 Best Restaurants: Nusara. Cet établissement, tenu par le jeune et ambitieux chef Thitid «Ton» Tassanakajohn, est un hommage à la cuisine de sa grand-mère. Une première rencontre fascinante avec la gastronomie thaïlandaise. Une expérience emplie de saveurs authentiques présentées sous forme de petits plats élégants. On y goûte notamment un riche curry de crabe accompagné d’un cracker salin aux herbes aromatiques et têtes de crevettes, un plat typique du sud du pays.

Chef Thitid ‘Ton’ Tassanakajohn
Chef Thitid ‘Ton’ Tassanakajohn.

Le repas est aussi incroyable que la vue sur le temple de Wat Pho. Le monument, illuminé comme un décor de conte,est l’un des sanctuaires les plus visités de Bangkok. Pendant ce temps, le frère du chef, Chaisiri «Tam» Tassanakajohn, sommelier, sert des verres plutôt intrigants. De l’hydromel thaï (une boisson fermentée à base de miel) à un sato rouge du nord du pays, un alcool de riz gluant rouge. Tam s’éloigne délibérément des accords classiques pour mieux mêler vins, cocktails et spiritueux.

Dans le bar au rez-de-chaussée, après le dîner, on peut poursuivre la découverte avec des spiritueux thaïs et des cocktails maison, comme celui à base de liqueur de pandan, de melon d’hiver et de citron.

restaurant Nusara Bangkok
La vue sur le temple Wat Pho.

«Il y avait à peine de vrais restaurants gastronomiques quand j’ai commencé à cuisiner, se souvient le chef de Nusara lorsqu’il nous rejoint à table en fin de repas. Ma mère a pleuré quand je lui ai annoncé que je voulais devenir chef: j’avais de si bons résultats à l’université. À l’époque, il n’existait ici aucun exemple de chef reconnu et respecté.»

Vers les étoiles

Comment expliquer l’impressionnante ascension de la cuisine gastronomique à Bangkok ces dix dernières années? «D’abord, c’est un mélange de timing, de fierté et de curiosité, avance Patra Patrayuwat, directrice Food & Beverage du prestigieux Siam Kempinski Hotel et ancienne manager de plusieurs grands restaurants de la ville.

Le lancement du classement Asia’s 50 Best Restaurants en 2013 et la première édition du Guide Michelin pour Bangkok en 2017 ont offert à la ville une reconnaissance culinaire mondiale. La ville est devenue une destination pour les foodies internationaux, et les chefs locaux ont eu envie d’innover. En parallèle, une génération de Thaïs fiers et tournés vers le monde a émergé, désireuse de hisser sa cuisine au même niveau que Noma ou Eleven Madison Park. Cela a créé une dynamique incroyable. Plus de confiance chez les chefs, plus de curiosité chez les convives. Puis une vague d’attention internationale qui a tout renforcé.»

En Thaïlande, il y a une culture du repas festif mais pas spécialement une tradition du repas élaboré. «En tout cas, pas dans le sens occidental.» L’interprétation européenne de la gastronomie est arrivée à Bangkok via les hôtels internationaux du XXe siècle.

Nusara
Nusara

Des établissements comme Le Normandie à l’Oriental Hotel proposaient des menus dégustation formels, servis dans de l’argenterie, avec vins importés. Pendant des décennies, la gastronomie à Bangkok était synonyme de cuisine européenne dans les restaurants d’hôtels. Ces derniers étaient d’ailleurs souvent dirigés par des chefs français ou italiens.

«Pendant ce temps, les plats thaïs restaient cantonnés aux marchés de rue, aux cuisines domestiques ou aux banquets royaux. Ce n’est que ces quinze à vingt dernières années que les chefs thaïs ont repris cet espace et prouvé que leur cuisine pouvait être tout aussi raffinée et universelle», explique Patra Patrayuwat.

«Cet engouement pour la cuisine gastronomique de Bangkok, c’est simplement un mélange de timing, de fierté et de curiosité.»Patra Patrayuwat, directrice Food & Beverage du Siam Kempinski Hotel

Le lendemain, l’équipe du restaurant Gaggan (6e au World’s 50 Best) nous emmène à Or Tor Kor, l’un des nombreux marchés de la ville. Il est encore tôt, mais la chaleur humide de la saison des pluies est étouffante. On découvre les étals favoris des chefs. Première halte: le stand de poissons où ils viennent chaque jour chercher des crabes vivants.

En face, une machine en Inox attire l’attention. Des noix de coco entières y sont introduites avant de ressortir en pulpe. Le vendeur glisse les copeaux dans un filet et presse le tout pour en extraire le lait. Nous dégustons un verre de cette première extraction: elle est sucrée, fraîche, onctueuse. «Ce lait très crémeux n’est utilisé que pour parachever les currys, détaille Fabio Costa, le chef de Gaggan. Pour la cuisson, on utilise la deuxième pression, moins grasse, qui ne se sépare pas à la chaleur.»

«Quand j’ai commencé ici, tout était importé, même la coriandre, qui coûtait plus cher si elle venait de France!» Henrik Yde-Andersen, chef

Les étals de fruits ne manquent pas. Mangues, pomelos, minuscules ananas et durians sont empilés en pyramides. Ce dernier est célèbre pour son odeur et son goût puissants. «L’humanité se divise en deux camps. Ceux qui adorent et ceux qui détestent», plaisante Fabio. Après dégustation, on peut affirmer qu’on fait partie du premier camp. La chair mûre et crémeuse, presque fumée, a la texture d’une mangue trop mûre mêlée à un fromage frais.

gerecht Chef Ton
Le chef Ton rend hommage à la richesse de l’agriculture thaïe dans un menu raffiné.

Petit détour, encore, par les stands de street food. Chacun regorge de grands plats en Inox débordant de mets attrayants. Les chefs les disposent sur une grande table commune: salade de papaye verte épicée, porc croustillant, couenne soufflée, chutney de piments verts, boulettes fermentées et curry vert. Sous la chaleur tropicale et les saveurs brûlantes, nos joues rougissent… avant d’être apaisées par un thé thaï glacé.

Il est temps, ensuite, de découvrir Gaggan de l’intérieur. Chaque soir, seuls quatorze convives s’installent autour du comptoir circulaire qui entoure la cuisine, sous une boule à facettes et le néon «be a rebel». La suite n’est pas un dîner, mais une performance de deux heures et demie, orchestrée par le charismatique et imposant chef indien Gaggan Anand, désigné meilleur chef d’Asie par le World’s 50 Best.

Gaggan restaurant Bangkok
Quatorze convives par soirée s’attablent au comptoir du Gaggan, sous une boule disco et face au slogan en néon «be a rebel».

Son emblématique «yoghurt explosion» ouvre un menu de vingt-cinq petites créations réparties en cinq actes, ponctués d’interventions théâtrales, de règles et d’humour. L’expérience oscille entre génie et mégalomanie, mais ne laisse personne indifférent. Entre une assiette léchée à la main et un refrain de Hey Jude chanté en chœur, le moment est à la fois déroutant, intense, délicieux et inoubliable.

Pharmacie reconvertie

Le lendemain, cap sur Chinatown, en fin de journée, dans une rue sombre et déserte. Le jour, ce quartier fourmille d’activités − boutiques, ateliers, échoppes − mais la nuit, le calme revient et Potong ouvre ses portes.

Pichaya Soontornyanakij
Pam a été nommée cheffe de l’année par le World’s Best Restaurants.

La maison étroite, magnifiquement restaurée dans un style sino-portugais, appartient depuis quatre générations à la famille sino-thaïe de la cheffe Pam (Pichaya Soontornyanakij). Couronnée cette année par The World’s Best Female Chef, elle ajoute ainsi une nouvelle distinction à son impressionnant palmarès. Elle nous accueille dans sa demeure familiale.

De retour d’un tournage de l’émission télé The Restaurant War où des chefs de street food s’affrontent, elle s’apprête à nous concocter un menu en cinq services. Avant cela, elle nous guide à travers l’ancienne pharmacie familiale, aujourd’hui transformée en restaurant, en montrant souvenirs et objets d’époque: flacons de médicaments, bocaux d’épices, et le nom du bar à cocktails du lieu − Opium Bar.

gerecht Pichaya Soontornyanakij
Une cuisine sublime de simplicité.

Après avoir gravi cinq étroits escaliers, nous atteignons la terrasse. Pam nous y parle de son projet de cœur. Seulement 6% des chefs de restaurants étoilés dans le monde sont des femmes. Les inégalités d’accès, les salaires plus bas et la discrimination restent la norme. Avec son programme «Women for Women», la cheffe veut renverser la tendance. Elle offre des stages à des jeunes cheffes, mais aussi des bourses à des filles issues de régions rurales, pour leur ouvrir la voie vers les sommets de la gastronomie.

Son engagement se goûte dans ses plats. Et pour cause: son menu puise dans son histoire familiale et se plaît à marier subtilement les influences thaïe et chinoise. Après une série d’entrées exquises, place au plat principal: un canard rôti croustillant, affiné quatorze jours, accompagné de riz sauté fumé, de concombres pimentés et d’une saucisse confectionnée avec les restes du canard. Chez Potong, on ne vient pas chercher le spectacle, mais la sublime simplicité.

3 adresses street food recommandées par la cheffe Pam (Potong)

Wat Kor Satay

Les brochettes préférées de la cheffe Pam se dégustent ici. On sent de loin le parfum fumé du porc grillé sur le barbecue. Les satés noircis à point se trempent dans une sauce cacahuète et se savourent avec des tranches de concombre et d’oignon rouge.

Sai Nam Phueng Noodle Shop

Selon la cheffe, on y mange l’une des meilleures soupes de nouilles de Bangkok. Le bouillon, longuement mijoté à base d’os de porc ou de poulet, est garni d’ailes de poulet fondantes, de boulettes de poisson ou de tofu.

Nai Ek

Ce stand existe depuis plus d’un demi-siècle. On y sert un bol fumant de nouilles de riz roulées dans un bouillon pimenté, relevé de (beaucoup de) poivre et de morceaux de porc croustillant, le tout au cœur de Chinatown.

Une cuisine d’histoires

Que la majorité des ingrédients servis dans ces restaurants soient thaïs n’a rien d’une évidence. Il y a encore dix ans, le luxe passait surtout par des produits importés: truffe, wagyu, foie gras.

Bangkok
Aujourd’hui, les chefs thaïlandais travaillent presque exclusivement avec des ingrédients locaux, achetés sur des marchés.

«Aujourd’hui, on célèbre davantage le terroir thaï, avec des ingrédients comme le crabe du sud, le riz d’Isaan ou les herbes du nord, précise Patra Patrayuwat. Les chefs racontent désormais des histoires personnelles à travers leurs plats, puisant dans leurs souvenirs d’enfance, les cuisines de leurs grands-mères et les paysages qui les ont façonnés.»

Le chef Henrik Yde Andersen du restaurant Sra Bua (une étoile au Michelin) confirme cette passionnante évolution. «Quand j’ai commencé ici, tout était importé. Même la coriandre coûtait plus cher si elle venait de France! Aujourd’hui, nous travaillons presque exclusivement avec des produits locaux. Les prix de durabilité attribués par les guides gastronomiques ont joué un rôle essentiel. Ils ont incité les chefs à redécouvrir la richesse de leur environnement et à redéfinir la notion même de luxe.»

De la rue au raffinement

La version raffinée du pad thaï de la cheffe Pichaya Soontornyanakij, le miang kham sophistiqué du chef Henrik Yde Andersen ou la brochette de porc grillé servie en amuse-bouche par le chef Thitid Tassanakajohn. La street food et la haute gastronomie sont les deux forces qui s’alimentent mutuellement à Bangkok.

Potong restaurant Bangkok
Potong, situé dans la maison familiale (et ancienne pharmacie) de la cheffe.

La fine cuisine s’inspire des saveurs franches et audacieuses des étals de rue qui jalonnent la ville. Ce lien est profond, confirme Patra Patrayuwat. «La street food, c’est vraiment l’âme de la cuisine thaïe. La gastronomie à Bangkok séduit parce qu’elle n’a jamais perdu cette connexion. Un chef peut servir un curry de crabe dans une porcelaine ou revisiter la brochette de porc en version wagyu. L’essence reste la même: la générosité et la hardiesse des saveurs populaires. C’est ce qui rend la haute cuisine thaïlandaise si authentique. Raffinée, certes, mais toujours enracinée dans l’esprit de la rue.»

Cette odyssée gastronomique à Bangkok nous a enseigné une chose: nous sommes là dans une ville de contrastes, entre tradition et extravagance, entre temples et boules à facettes. Et c’est précisément ce mélange, doublé d’une effervescence et d’une soif incessante de découvertes qui la rend aussi irrésistible.

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