Je plonge dans ma baignoire et je prends avec moi: un savon parfumé, des huiles essentielles, un peu de lecture… Et mon repas? Cela peut sembler peu pratique, voire même hérétique, et pourtant, manger dans son bain n’a jamais été plus populaire qu’aujourd’hui – sur les réseaux, au cinéma et surtout, dans la vraie vie.
On peut dire beaucoup de choses d’Anatole « Zsa-zsa » Korda, l’entrepreneur louche interprété par Benicio del Toro dans le dernier Wes Anderson. Le personnage principal du Phoenician Scheme est un roublard. Un nabab. Une cible. Un misogyne. Un père absent. Un filou. Mais aussi, comme chacun des protagonistes de l’univers nostalgique et coloré du réalisateur texan, un esthète. Cela passe par sa manière de s’habiller, par le goût exquis avec lequel son palais délabré est décoré, et par sa pratique favorite, montrée à plusieurs reprises dans le film: traiter sa pièce d’eau comme en QG depuis lequel il peut trier son courrier, vaquer à ses affaires mais aussi manger dans son bain.
Une énième idiosyncrasie photogénique sortie tout droit de l’imaginaire de celui à qui on doit des fables fantasmagoriques telles que Isle of Dogs ou The Grand Budapest Hotel? Oui et non, car une fois n’est pas coutume avec Wes Anderson, ce serait plutôt sa fiction qui imite la réalité. Ou du moins, qui capture une tendance qui n’en finit pas de déferler sur les réseaux sociaux: le banquet bathing. Ou l’obsession actuelle pour la pratique du festin dans le bain, en français dans le texte.
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La nourriture de choix de l’anti-héros du Phoenician Scheme? Des oeufs brouillés, dégustés à l’aide de couverts un argent sur un plateau faisant office de table. Et si cela vous semble absolument incompatible avec l’heure du bain, c’est probablement parce que vous n’avez jamais jeté un coup d’oeil aux repas-ablutions de Justin Deveaux, le créateur du compte @bathfoods.
On adore ou on abhorre
Lequel régale ses plus de 37.400 followers sur Instagram de combinaisons aussi improbables qu’une pizza, une salade garnie ou même un seau de popcorn (en carton, matériau pourtant hydrophobe au possible) savourés à l’eau. Et si son contenu, entrecoupé de baignoires remplies de thé glacé ou bien de baignoires dans lesquelles des poulets crus font office de claquettes, a visiblement plus vocation à choquer qu’à inspirer, le fait est que le concept fait de (toujours plus) nombreux adeptes.
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D’ailleurs, c’est pour répondre à cet engouement croissant que Justin Deveaux a créé ce compte Instagram. À l’origine, le natif de Boston dédiait en effet son temps libre à @shippedbeans, un compte au following à six chiffres voué à la publication des comportements alimentaires les plus décomplexés de sa communauté. C’est parce qu’il recevait tellement de photos de repas pris dans le bain que l’Américain a décidé de lancer une plateforme séparée, réservée à la pratique de la gourmandise aquatique.
Laquelle serait bien plus répandue qu’on ne pourrait le croire, puisqu’en 2022, une étude réalisée auprès de 2.000 adultes au Royaume-Uni révélait que 20% d’entre eux s’autorisait à manger dans son bain. Depuis, aucun autre effort similaire n’a été entrepris pour comptabiliser les enthousiastes du banquet bathing dans d’autre pays, ce qui invite à une certaine retenue avant d’affirmer qu’un Belge sur cinq se régale régulièrement dans sa baignoire, par exemple. Mais face à la visibilité croissante de ce phénomène, et aux réactions manichéennes (on adore ou on décrie, sans aucune tiédeur possible) qu’il suscite, on a voulu en avoir, si pas le coeur net, alors du moins, la curiosité rassasiée : qu’en disent ceux dont la nourriture est le métier?
Les chefs et personnalités culinaires belges contactés n’ont pas rechigné à répondre à notre question. Voire même, dans le cas du boucher star Hendrik Dierendonck, à le faire par le biais d’une photo (en couverture de cet article) qui vaut plus que mille mots.
Retour aux sources
Alors, manger dans son bain, délice ou dégoût? Pour Bruno Lesbats, le chef de la Taverne du Passage, « c’est très relaxant. Après une journée intense, il est très agréable de se détendre dans l’eau: après tout, in utero, nous baignions déjà dans un liquide ». Certes. Et on s’y nourrissait aussi. Le goût du repas aquatique nous viendrait-il donc du ventre de notre mère?
Pas si vite. Chef du Lily’s, à l’ombre de l’avenue Louise, Valentin Fonteneau note lui que cela va à l’encontre de l’idée de convivialité que l’on associe traditionnellement à l’heure du repas. Et si manger seul dans sa baignoire est bien plus tristounet que de partager un moment délicieux à table, le Bruxellois fait un autre reproche au banquet bathing: « ça ne doit pas être pratique du tout. Et puis je ne suis pas certain que ce soit très sain de manger dans l’eau ». Un avis que ne partagent pas tous ses confrères, loin de là.
Le manque de praticité? Tout dépend de ce que l’on choisit de manger. Julius Persoone, chef et chocolatier élue « Chocolatier de l’année » en 2023 par le Gault&Millau, souligne avec gourmandise que sa déclinaison autour du Snickers s’y prête à merveille. Hendrick Dierendonck, lui, y dévore une patte de poulet sous l’oeil amusé de la responsable de ses relations presse, Alice Bown, qui a immortalisé la scène – ainsi que le verre de vin qu’il tient dans l’autre main.
Et Willem Hiele? Le chef étoilé qui a grandi entre Oostende et Coxyde fait honneur à sa famille de pêcheurs, et se sent véritablement comme un poisson dans l’eau. Tellement qu’il a choisi de répondre à notre question par une historiette de son invention.
Lire aussi: Rencontre exclusive avec Willem Hiele
« Un rêve devenu réalité »
« Il était une fois un homme appelé Don Hiele, qui décida un jour de s’entourer des choses les plus luxueuses de la vie. Il remplit donc une grande baignoire de champagne Selosse et fit danser les bulles autour de lui. Les murs de sa salle de bains étaient décorés d’images surréalistes dans le style de Salvador Dalí, ce qui conférait à la pièce une atmosphère de rêve.
Alors qu’il s’allongeait dans son bain, des huîtres et du caviar Beluga belge apparurent devant lui, prêts à satisfaire ses papilles.
Sur un plateau, un délicat crabe de la mer du Nord sur un toast de seigle et, cerise sur le gâteau, une gaufre de Bruxelles, garnie de crème fouettée aérienne et de chocolat fondu, accompagnée de fraises sauvages juteuses, l’attendaient. Dans ce cadre enchanteur, Don Hiele goûta à un moment de pur luxe, un rêve devenu réalité. C’est ainsi qu’il vécut heureux, entouré de la splendeur de la vie ».
De quoi convaincre même les gourmets les plus circonspects que manger dans son bain n’a finalement pas l’air si mal que ça.
Toutes les trempettes ne se valent pas
D’ailleurs, même si la taille du bassin diverge, la pratique ne date pas d’hier.
Souvenez-vous, il y a quelques années, les réseaux sociaux débordaient de clichés plus ou moins léchés de « Bali breakfasts », soit de copieux (et photogéniques) petits-déjeuners servis sur des plateaux flottants dans des piscines paradisiaques. Et si on pourra mettre en question le bien fondé de s’attaquer à un toast à l’avocat dans une eau dans laquelle on a à peine pied à certains endroits, il ne s’agit toutefois pas là de la combinaison la plus farfelue d’une immersion et d’un repas.
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Il y a quelques mois, l’actrice américaine Jessica Biel avait en effet brièvement fait le buzz après avoir confié que pour des raisons d’efficacité, il lui arrivait régulièrement de manger… dans sa douche.
C’est à dire, donc, non pas plongée dans l’eau, mais bien avec un flot continu qui lui coule dessus. Tout de suite, les possibilités de mets à savourer ainsi deviennent (extrêmement) plus limitées. Et non seulement on sacrifie la convivialité, mais aussi, toute forme de plaisir qu’il peut y avoir à prendre son repas dans sa baignoire.
Manger dans son bain, l’antidote ultime à la sinistrose?
Car ainsi que ses adeptes vous l’assureront, manger dans son bain, contrairement à la variante (incompréhensible) dans la douche, n’a rien à voir avec un quelconque gain de temps mais plutôt avec une sensualité exacerbée. Ainsi plongé dans l’eau, piochant ci et là une bouchée de quelque délice, le toucher, le goût, l’odorat et même la vue sont en éveil. Oserait-on l’affirmer? En bonne compagnie, ces festins aquatiques seraient presque le comble de l’érotisme.
« Personnellement, j’ai déjà mangé dans mon bain, surtout quand je le prends accompagné, et c’est encore plus agréable » confie d’ailleurs Bruno Lesbats, qui aime allumer quelque bougies, agrémenter cette ambiance tamisée d’un savon légèrement parfumé, et savourer « une petite coupette et quelques biscuits secs salés, et voilà, je suis un homme heureux ».
Son confrère Filippo La Vecchia, de L’Osteria Romana, avoue pour sa part l’avoir « déjà fait plusieurs fois, plus pour profiter du moment que pour plaquer l’appétit (sic) ». Et si la pudeur l’empêche de rentrer dans les détails, il note que son menu de baignoire de choix est composé de champagne et de fruits rouges, un duo dont la sensualité n’est plus à prouver depuis une certaine scène de Pretty Woman. Ce qui ne veut pas dire que pour être agréable, manger dans son bain doit forcément se faire accompagné.
Au contraire, même. En bonne compagnie ou en solo, ce n’est pas une lubie, c’est un manifeste. Dans un monde au rythme toujours plus effréné, en ce compris en ce qui concerne l’arrivée de nouvelles anxiogènes, manger dans son bain permet de s’offrir une déconnexion totale, dont la décadence parfaitement assumée fait office de baume pour mental malmené.
Tout, de l’actualité au contexte géopolitique, évoque de manière glaçante les derniers jours de l’empire romain? Peut-être.
Mais ce n’est qu’une raison supplémentaire de vous offrir un luxe que les notables de la Rome antique n’auraient pas renié.
Après tout, aujourd’hui plus que jamais, on n’a que le bien qu’on se fait, et ainsi que vous le confirme notre panel de gourmets professionnel, le banquet bathing, c’est exquis.
Alors, à table! Enfin, à l’eau, plutôt!