Le rhum, un savoir-faire centenaire préservé par les maîtres cubains
Chaque matin, le maître-rhumier cubain César Marti ressent le même plaisir intense en ouvrant les portes du chai de la « Rhumerie centrale » de Santo Domingo (centre) où depuis vingt ans il préserve un savoir-faire centenaire inscrit depuis peu au patrimoine immatériel de l’humanité.
Les murs de la cave de vieillissement sont tapissés de fûts jusqu’au plafond. Dans l’air flotte une odeur enveloppante où se mêlent effluves de sucre, d’épices, de fruits mûrs et d’alcool.
Un parfum unique et changeant qui ravit quotidiennement le maître-rhumier, jamais blasé malgré les années au sein de cette fabrique d’Etat du centre du pays, située à 270 km au sud-est de La Havane.
« C’est ici que se reposent patiemment les rhums et eaux-de-vie les plus anciens du centre de Cuba », explique fièrement César Marti, en montrant les barriques de chêne américain dans lesquelles vieillissent naturellement eaux-de-vie et assemblages (mélanges de plusieurs d’entre elles), parfois depuis plus de sept décennies.
A 46 ans, ce Cubain au sourire franc est dépositaire d’une tradition séculaire qui s’est affinée au XIXe siècle lorsque les premiers alambics modernes ont été introduits sur la plus grande île des Caraïbes où les moulins à sucre tournaient à plein.
Le rhum cubain affirme alors sa singularité: 100% confectionné à partir de mélasse (résidu de la fabrication du sucre), une fermentation courte, une distillation discontinue et un degré d’alcool dépassant rarement 40 degrés, donnant un rhum dit « léger ».
Voyage exotique
Les maîtres-rhumiers cubains sont depuis lors les gardiens de cette tradition: « sélectionner la meilleure mélasse, produire l’eau-de-vie, assurer les assemblages, le vieillissement », explique M. Marti qui rappelle combien « le rhum est un produit extrêmement complexe à élaborer ».
Aujourd’hui, ils sont au total deux « premiers maîtres-rhumiers », considérés comme les plus expérimentés, sept maîtres-rhumiers, dont deux femmes, et cinq « apprentis », tous dispersés dans les différentes fabriques d’Etat du pays.
Chacun a fait l’objet d’une cooptation rigoureuse. Si un bagage universitaire en sciences est désormais un prérequis notamment pour améliorer les procédés techniques, la transmission orale reste fondamentale à travers le travail quotidien au sein de la fabrique.
C’est là que César Marti, qui travaillait à la distillerie après des études scientifiques et une enfance au milieu des champs de canne à sucre, a été repéré par le maître-rhumier de l’époque. Il devient alors « apprenti » pendant neuf ans, avant d’être nommé maître à son tour.
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Douze ans de pratique et une thèse scientifique plus tard, il devient à 44 ans le plus jeune « Premier maître-rhumier » cubain. Un parcours qui n’a pas échappé au géant français du luxe Louis Vuitton Moët Henessy (LVMH) qui lui a demandé de créer un rhum cubain exclusif désormais commercialisé dans plusieurs pays d’Europe.
Car être maître-rhumier, c’est aussi « créer de nouveaux produits ». Odeur d’herbe humide, saveurs fruitées ou florales … il faut trouver l’assemblage parfait pour que le consommateur puisse ressentir « un voyage à travers la campagne cubaine ».
Toujours plus amoureux
Ce savoir-faire, César Marti s’attache désormais à le transmettre à Mitehel Niebla Lago, 42 ans. « Apprenti » depuis sept ans, il a occupé plusieurs postes dans la fabrique où le maître a observé discrètement ses qualités sensorielles et son engagement personnel, avant de lui proposer de faire ses premiers pas dans la confrérie.
« C’est là que j’ai commencé à comprendre combien c’était important pour notre pays que nous soyons dépositaires d’une tradition transmise à travers huit générations », raconte l’apprenti.
Aujourd’hui, pour parfaire sa formation, il se concentre sur « la partie culturelle (du rhum), son histoire ». Et se réjouit, au fil des connaissances et des responsabilités acquises, de « tomber toujours plus amoureux » de cette tradition.
Pour César Marti, le rôle du maître-rhumier est d' »assimiler avec humilité » les techniques, l’histoire, la diversité sensorielle des eaux-de-vie léguées par les prédécesseurs et « d’être généreux » avec les successeurs pour qu’ils puissent continuer à transmettre ce patrimoine.
Parmi ce legs figure aussi un « code déontologique »: si chaque maître-rhumier est rattaché à une fabrique et une marque commerciale, tous défendent la qualité et la pérennité du rhum cubain. « Menaces du changement climatique, culture de la canne, normes internationales », autant de sujets qui occupent leurs réunions régulières.
Sans oublier son rayonnement, couronné en novembre par l’inscription de cette tradition sur la liste du patrimoine immatériel de l’humanité par l’Unesco. Une première pour un rhum dans le monde.
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