Le lieu s’ouvre au public le 6 juin à Bruxelles. Tandis que les brasseries généralistes peinent à se maintenir à flot et qu’un nombre croissant d’établissements sont pilotés par des groupes misant sur des concepts standardisés, Boemvol revisite le genre brasserie avec une approche générationnelle, technologique et bien dans son époque.
Alors qu’on s’apprêtait à signer l’acte de décès des brasseries généralistes à Bruxelles – essor des cartes «deep & narrow», standardisation des offres, pressions économiques croissantes – deux trentenaires sont en passe de faire mentir ce diagnostic. Nés dans les années 1990, Ludovic Chevalier et Maxime Grell incarnent un nouveau souffle dans le monde de la restauration, à la fois pragmatique, connecté et décomplexé. Le 6 juin, ils ouvriront Boemvol, premier projet porté par la structure Nonante Folies, en plein cœur de la capitale, rue Henri Maus, sur les côtés de la Bourse.
«On a voulu une brasserie où il y a tous les âges, toutes les nationalités, toutes les générations», résume Ludovic Chevalier. Pendant la visite des lieux, il s’arrête devant un cadre où trône ce que l’on prend d’abord pour un dessin d’enfant. «C’est une réplique au crayon de l’album Brol d’Angèle. On l’a fait faire par l’IA», sourit-il. Clin d’œil générationnel assumé. L’endroit se veut inclusif, chaleureux et manucuré dans ses moindres recoins – on doit le décor à Zazie Maquet.
Les deux associés ont bien compris que le restaurant est aujourd’hui un lieu d’apparence, un environnement que l’on partage autant qu’on le fréquente: Boemvol est pensé comme un espace hautement instagrammable, où chaque détail – néon, marbre clair, affiches vintage – joue avec les codes visuels en vogue : double escalier pour la fluidité, bar à étagères monumentale, vieilles réclames aux murs et une salle à l’étage qui peut accueillir jusqu’à 75 couverts supplémentaires.
Une stratégie millimétrée
Leur ambition ne s’arrête pas là. Dès l’été 2025, une seconde adresse verra le jour dans une maison bruxelloise emblématique située à Ixelles, entièrement rénovée. Un lieu au fort capital affectif pour les Bruxellois, transformé en nouvelle scène pour une cuisine de partage aux résonances locales. «Ce ne sera pas un copier-coller. On ne veut pas faire une chaîne. Chaque adresse aura son âme», insiste Chevalier.
Ludovic Chevalier le reconnaît sans détour: «Il y a quatre ans, je ne savais rien de la restauration». Il ne faut pas sous-estimer l’impact qu’a eu Big Mamma sur toute une génération de néo-restaurateurs. La success story parisienne fondée par Tigrane Seydoux et Victor Lugger a prouvé qu’une expérience immersive, bien marketée et impeccablement scénographiée pouvait faire exploser le concept de trattoria moderne – au point d’envahir l’imaginaire collectif de jeunes entrepreneurs, jusque bien au-delà des frontières françaises.
L’exemple a désinhibé: plus besoin d’avoir roulé sa bosse en salle ou de venir d’une lignée d’aubergistes. Ce qu’il faut, c’est comprendre l’époque, bien s’entourer, et raconter une histoire. D’où l’importance cruciale du chef Alix Gascoin, en cuisine. Un nom qui inspire confiance dans le paysage bruxellois. Son père, Alain, est une figure respectée, notamment pour son restaurant, resté culte pour beaucoup, L’Idiot du Village. Alix, de son côté, a déjà prouvé sa maîtrise, notamment chez le traiteur Choux de Bruxelles et dans le développement de la carte de Gratin, une adresse du quartier du Châtelain.
Boemvol, ce n’est pas un projet porté par la seule passion, c’est une affaire mûrement soupesée. Ludovic Chevalier, issu du monde de l’IT – il a contribué au développement de la plateforme d’échange linguistique Speaky – et Maxime Grell, passé par la Solvay Business School, revendiquent une gestion rationnelle. On peut d’ailleurs établir un lien entre leur background professionnel commun – l’un passé par une start-up tech, l’autre s’étant rapidement ancé dans la restauration – et la manière dont Boemvol est structuré: attention portée à la fluidité du parcours client, sens du détail fonctionnel, souci constant d’itération et de retour utilisateur. On retrouve ici des réflexes d’optimisation empruntés au monde de l’entreprise, transposés dans l’espace physique d’un restaurant, qu’il s’agisse de la carte courte (9 plats), du sourcing local, du double service ou de la projection vers une cuisine centrale si le volume le justifie.
Et côté boissons, un contrat de brasserie avec InBev. Il faut dire que sans ce type de partenariat – qui implique une exclusivité sur une partie de la carte et un engagement sur les volumes -, il serait presque impossible de financer un projet de cette ampleur. Les brasseries industrielles avancent une partie des fonds d’installation, prennent en charge du matériel ou de l’équipement, en échange d’une visibilité quasi garantie sur le long terme. Pour des entrepreneurs qui se lancent, c’est souvent le seul levier permettant de sécuriser l’ouverture d’un lieu de cette taille. Une compromission ? Pour le journaliste qui écrit ces lignes, cela reste une limite difficile à avaler: il est toujours un peu désolant de voir un lieu neuf s’adosser d’emblée à une major. Mais dans le contexte actuel, cela semble aussi la seule manière de rendre possible ce type d’implantation. Un compromis, donc – stratégique autant que contraint. « Oui, InBev impose ses conditions. Mais il rassure aussi. Et on tourne, on amène aussi d’autres bières. On travaille avec Lutgarde, on a de la Cantillon, de la Dupont… »
Durer, disent-ils
La structure qui chapeaute leur ambition a été baptisée Nonante Folies. Ce n’est pas un hasard. Tout transpire la belgitude relookée : serviettes marquées Tendres Kusjes, vaisselle pimpante, slogans en brusseleir, humour décalé à tous les étages. Derrière le nom bon enfant, une stratégie pensée pour durer – à tout le moins, c’est l’intention affichée. La réalité, elle, devra encore faire ses preuves sur la longueur. Pas une chaîne, jurent-ils. Plutôt des maisons sœurs, à l’identité propre, reliées par une même exigence.
Vol-au-vent, carbonnade à partager, croquettes aux crevettes, saucisse compote, truite en aquaponie sur les toits d’Anderlecht, fromages du pays et sauces bien balancées. La carte fait aussi appel à des fournisseurs de référence, comme le boucher Dierendonck, dont le contre-filet maturé figure à la carte (35 €), preuve d’un engagement qualitatif sur les pièces carnées. Ils font aussi le choix affirmé de cuire leurs frites à l’huile végétale plutôt qu’à la graisse de bœuf – une décision pensée pour ne pas exclure les végétariens. La cuisine est plus courte que celle d’une brasserie classique mais plus engageante qu’un concept de niche. La carte assume un registre accessible, pensé pour plaire et rassasier, sans effets de manche ni posture gastronomique. Le filet américain maison, par exemple, s’affiche à 21 €, quand il dépasse les 27 € dans de nombreuses maisons bruxelloises.
Le lieu lui-même reflète cette fusion entre tradition et modernité, chère à ses fondateurs. Ludovic Chevalier guide à travers les deux étages de Boemvol, ponctués de banquettes rouges, de chaises cannées et de marbre clair. Plus loin, il évoque la double circulation des escaliers comme un choix architectural visant à préserver ce qu’il appelle «la fuite de brasserie»: ce mouvement perpétuel de serveurs et de clients, cette dynamique de flux typique des grandes maisons, entre étages et terrasses. À l’étage, 70 à 75 couverts viennent s’ajouter aux 80 du rez-de-chaussée, sans compter les 65 places de terrasse. Le bardage en bois, les affiches anciennes, le bar surmonté d’une étagère monumentale, tout participe d’un univers chaleureux, où les références à l’héritage belge sont retravaillées à la sauce 2025.
Ce qui frappe, c’est à quel point tout semble calé. L’équipe (25 personnes) mêle CDI et flexi-jobs, les fournisseurs sont identifiés en amont, les espaces sont pensés pour une gestion fluide, et les fondateurs ont anticipé les nécessaires ajustements post-ouverture. «On apprend vite, on est à l’écoute. On ne veut pas brûler les étapes mais on a une feuille de route claire.»
Et si l’audace de leur projet suscite l’admiration – dans un secteur frileux, ils misent gros sur un format jugé risqué – elle s’accompagne aussi de quelques points d’interrogation. Leur inexpérience, qu’ils ne cherchent pas à masquer, se ressent notamment dans leur discours sur le vin. Boemvol est alimenté par Vineaste, leur propre structure d’importation, ce qui constitue un choix stratégique intelligent et économiquement cohérent. Mais à l’écoute de Ludovic, on ne perçoit pas de distinction claire entre vin nature et vin bio – une confusion qui surprend, surtout pour quelqu’un qui loue par ailleurs la «constance du goût» des bières industrielles. Une approche plus intuitive que documentée, qui rappelle que l’apprentissage est toujours en cours.
Boemvol détonne dans le paysage bruxellois. Porté par deux profils atypiques, il traduit une nouvelle forme d’entrepreneuriat décomplexé, au carrefour de la restauration et du branding. Est-ce que cela suffira? On pourra le dire vraiment après l’ouverture, une fois qu’on aura goûté – et surtout, une fois qu’on aura constaté que la sauce prend, que le grand public suit, s’attable, et revient.
Boemvol, 25, Rue Henri Maus, à 1000 Bruxelles. Ouvert 7 jours sur 7. www.90folies.com