Un peu tristounet, aller seul au restaurant? Bien au contraire. De plus en plus de gens s’offrent ce petit plaisir… qui ne rend pas le dîner moins bon. Mission des chefs: séduire cette nouvelle clientèle.
Manger au restaurant dans notre société a longtemps été associé à l’idée de partage. Pourtant, les statistiques sont là pour faire mentir ce bon vieux cliché. Dans les grandes villes où se concentrent la plupart des établissements gastronomiques, le nombre de dîneurs en solo n’a cessé d’augmenter ces dernières années. Rien d’étonnant à cela, lorsque l’on sait que c’est aussi dans les métropoles que l’on retrouve le plus de célibataires. De quoi inciter les restaurateurs à penser leurs espaces – et leurs menus – pour contenter au mieux cette nouvelle clientèle.
«Le Covid a encouragé le dîner en solo, souligne Maarten Groven, professeur de design hôtelier à la haute école Thomas More à Malines. On a davantage accepté de faire des choses seul. En outre, depuis la pandémie, on travaille plus à domicile. Jusque-là, celui qui passait la journée dans un bureau animé appréciait, le soir venu, le calme de sa table à manger.
Mais aujourd’hui, si l’on est resté enfermé entre les quatre murs de son bureau perso, on aura plus envie de sortir le soir.» Même pour se retrouver en tête à tête avec soi-même.
«Une personne qui mange seule dépense souvent plus par couvert qu’un couple. Si un restaurant sait en tirer profit intelligemment, cela peut être très rentable.» Maarten Groven, professeur de design hôtelier
Loin de dîner à la sauvette, nos mangeurs solitaires entendent bien profiter de l’instant présent. Certains guides gastronomiques, comme le Fooding, l’ont bien compris en décidant de créer le chapitre «manger seul» dès 2010. «À cette époque, nous avions constaté un glissement dans le paysage de la restauration, explique la codirectrice Christine Doublet. De plus en plus d’établissements osaient s’écarter du modèle français classique avec uniquement des tables pour deux ou quatre. Le comptoir, déjà très populaire en Asie, a fait son apparition chez nous et rendu le dîner en solo plus accessible.»
Un business profitable
Les chiffres sont éloquents. Selon une étude de TouchBistro aux États-Unis, 29% des interrogés déclaraient dîner ou déjeuner seuls au moins une fois par semaine, voire plus souvent. Chez les Millennials et la génération Z, les pourcentages montaient respectivement à 49 et 46%. Une enquête similaire menée en France par Lightspeed (2024) révélait que 45,6% des répondants sortaient régulièrement seuls. En Belgique aussi, la plateforme de paiement a interrogé l’an dernier mille consommateurs. Près de la moitié avouait s’attabler de temps en temps sans compagnie.
Cette clientèle croissante représente à la fois un défi et une opportunité pour les restaurants. Certains vont même jusqu’à récompenser financièrement leurs clients solitaires. Ainsi, le menu lunch de Cyrano, un restaurant branché au look Art nouveau à Paris, vous ristourne 1,50 euro si vous vous installez au bar.
Chez The Progress, un étoilé Michelin à San Francisco, on vous proposera même des demi-portions à moitié prix si vous mangez seul. Longtemps mal vus à tort par les restaurateurs qui craignaient un manque à gagner potentiel, les clients mangeant seuls dépenseraient, selon une étude d’OpenTable au Royaume-Uni, jusqu’à 32% de plus. «Une personne qui mange seule dépense souvent plus par couvert qu’un couple, confirme Maarten Groven. Si un restaurant sait en tirer profit intelligemment, cela peut être très rentable.»
Pour inciter les clients solo à mettre la main au portefeuille, encore faut-il leur aménager un espace adapté. Et cela commence par bien cerner qui est ce client et quelles sont ses envies. «Chaque projet horeca s’adresse à un espace et une cible spécifiques, mais au sein de cette cible, il existe de la diversité, souligne Francesca Bonne, du bureau de design Altu.
Lors de l’aménagement du restaurant Tribune, au dernier étage du Wintercircus gantois, nous avons tenu compte de la présence dans le quartier des entreprises et start-up environnantes. Nous pensions aux déjeuners d’affaires, mais aussi aux personnes qui veulent manger seules tranquillement entre deux réunions. Elles ne recherchent pas toujours l’animation du comptoir. C’est pourquoi nous avons conçu des espaces assis face à une vitre donnant sur le cœur du bâtiment. Celui qui vient seul n’est donc pas confronté à une chaise vide ou à un mur blanc, et il n’est pas obligé d’interagir avec le personnel de cuisine ou de bar, tout en profitant d’une vue agréable.»
«Le comptoir, déjà très populaire en Asie, a fait son apparition chez nous et rendu le dîner en solo plus accessible.»
Comme le constate Maarten Groven, par le passé, les restaurants étaient moins équipés pour les clients solos, et donc moins enclins à les accueillir. «Plus de couverts signifiaient plus de recettes, et les tables étaient d’office dressées pour deux, rappelle-t-il. Ce modèle classique a connu ces dernières années une diversification incroyable. Non seulement grâce au comptoir, mais aussi au travers des tables communes, aux «chef’s tables» et à différents concepts hybrides.»
Un aménagement bien pensé doit pouvoir accueillir tout type de clientèle grâce à différentes typologies d’assises, précise-t-il encore. «Les solo-eaters se sentent généralement mieux au bar, au comptoir ou dans une petite alcôve. Les couples et petits groupes préfèrent une table intime ou une banquette à deux. Les familles et groupes plus larges profitent d’une grande table ou d’une configuration modulable.
Chaque assise propose une atmosphère différente. Le bar apporte de l’animation et un contact direct avec le personnel – idéal pour qui cherche de l’interaction ou veut manger rapidement. Les alcôves et recoins offrent un cocon pour un dîner intime ou un moment de calme. Le salon rappellera l’atmosphère intimiste d’une habitation privée et sera idéal pour un café, un apéritif ou un déjeuner d’affaires informel. En combinant intelligemment ces variations, vous créez différentes ambiances et permettez à vos clients de choisir leur expérience: sociale, intime, professionnelle ou très détendue.»
Pour l’architecte d’intérieur Sophie Peelman, une attention particulière doit être portée à tous les stimuli extérieurs. «Avec des amis, on peut rester des heures dans un café bruyant, perché sur un tabouret, sans y prêter attention, pointe-t-elle. Mais lorsqu’on est seul, l’acoustique et le confort prennent soudain plus d’importance, faute d’autre distraction.»
Le studio de Sophie Peelman est à l’initiative du nouveau look d’Oaas, à Anvers. «Ce café-restaurant voulait être une véritable oasis, un lieu où l’on pouvait s’accorder un moment pour soi en laissant la ville derrière, précise-t-elle. Nous avons volontairement compartimenté l’espace, afin que chacun puisse choisir son ambiance. Il y a des tables pour les groupes, des coins chaleureux et même des sièges ballons pour les personnes seules. La palette de couleurs est apaisante et les matériaux principalement naturels, pour accentuer le sentiment de détente et de sérénité.»
Des envies variées
Manger seul lorsqu’on est en voyage – et que l’on y est contraint – est une chose. Mais franchir le pas dans un restaurant de sa propre ville obéit souvent à d’autres motivations. «Je préfère partager un repas avec des amis, mais si je n’ai pas de compagnie, cela ne va pas m’empêcher de sortir, confie Bea, 62 ans. Idéalement, j’aime bavarder avec d’autres clients, mais en Belgique, tout le monde n’est pas prêt pour cela.»
Avec son envie de nouer des contacts, Bea incarne la minorité des solo-eaters. D’après l’étude de Lightspeed menée en Belgique, seuls 13% des convives solitaires sont en quête de contact social. Pour Emma, 26 ans, c’est d’ailleurs tout l’inverse: elle fait partie des 40% d’interrogés qui chérissent ce moment de pur temps pour soi. «Parfois, après une journée de travail chargée, j’ai envie de me faire plaisir, confie-t-elle. Certains vont courir, d’autres font un sauna. Mon lâcher-prise à moi, c’est de savourer un bon repas tout en me perdant dans un livre.»
Tout le talent du restaurateur et de ses équipes sera donc de cerner les besoins de chacun. «Ceux qui viennent seuls ne veulent pas forcément beaucoup d’attention ou d’explications, explique Jonas Kellens, maître d’hôtel chez Dim Dining à Anvers. À une table de plusieurs convives, je m’adresse au groupe. Face à une personne seule, je me place à côté d’elle et je me penche légèrement pour faciliter le contact.»
Dans ce restaurant d’inspiration japonaise, le nombre de solo-eaters a doublé depuis la pandémie. L’établissement a même adapté sa vaisselle en conséquence. «Nos amuse-bouches sont normalement présentés par deux. Pour éviter que l’on remarque qu’il en manque un, nous utilisons un plat plus petit.»
Chez Bloesem, à Anvers, élu récemment Meilleur Restaurant de 2025 par le Fooding, les clients seuls peuvent choisir un livre mis à disposition. «Mais ils le font rarement, sourit le chef Brend Geusen. Nous gardons aussi toujours une place pour eux au comptoir face au mur.»
Une approche payante, selon Christine Doublet. «Bloesem a été mon premier restaurant en solo après mon accouchement. Quelques heures rien qu’à moi pour savourer un repas dans le calme et observer des professionnels à l’œuvre, c’était comme un cadeau que je m’offrais. Au fond, l’établissement ne peut pas tout faire. Aller dîner seul, c’est un état d’esprit. Pour que l’expérience soit réussie, il faut être capable de passer un bon moment rien qu’avec soi.»
Me, myself and I
C’est mercredi et j’ai décidé de m’offrir un rendez-vous avec moi-même. N’étant pas familière du «tête-à-soi», j’ai décidé de ne rien laisser au hasard. Après avoir choisi un établissement labellisé «manger seul» sur le site du Fooding, je me suis mise sur mon trente-et-un. Et j’ai embarqué dans mon sac un livre et une pile de mots-croisés pour me tenir compagnie. Le nom du resto – Non Solo Tè – ne manque pas d’ironie.
On me laisse choisir ma table, j’opte donc pour le coin gauche, avec vue sur la salle. À la hâte, le serveur enlève le second couvert. La carte est réduite et mon choix vite arrêté. Nul besoin de palabres interminables du style «qu’est-ce que tu prends?» ou «on partage une entrée?». Lorsque j’explique à mon hôte que je ne suis pas une très grande mangeuse, il m’oriente sans difficulté vers les plats de poisson plus légers.
Lorsque mon entrée arrive, je me surprends presque malgré moi à la manger un peu trop vite. Sans pauses pour poursuivre la conversation, mon repas risque de s’achever bien rapidement. Je sors donc mon livre du sac pour accompagner mon plat sans m’inquiéter des miettes ou d’éventuelles taches de sauce sur les pages. Plongée dans ma lecture, je remarque à peine, à la quatrième page, que l’on débarrasse déjà la table voisine, assez éloignée pour éviter toute situation malaisante et trop en même temps pour profiter de la conversation des autres.
Il est déjà temps de faire le bilan. Je n’ai pas mené de discussion animée et improvisée avec mes voisins, mais j’ai beaucoup lu. Certes, il n’y avait personne pour partager l’addition, mais je n’avais pas non plus à craindre qu’on me pique le meilleur morceau de mon assiette. Un succès? Oui, sans hésiter.