Vingt-cinq ans après son fulgurant succès éditorial, Trish Deseine revient avec de (Nouveaux) Petits plats entre amis. Bonne nouvelle: l’Irlandaise est restée cette bonne copine, drôle et sincère, qui a su sortir la cuisine de ses ornières.
à l’écran, Trish Deseine, 61 ans, apparaît dans le décor clair, presque scandinave, de sa cuisine. Derrière elle, des étagères alignent sobrement des verres à vin, des céramiques et un plant de basilic un peu fatigué. Pas de fourneaux hautains, ni d’électroménager clinquant comme dans les vidéos léchées des influenceuses culinaires.
Aucune mise en scène ostentatoire non plus. La pièce a tout du refuge, de l’abri contre le vacarme d’un monde qui s’est durci. C’est depuis ce shelter du Perche, en Normandie, qu’elle entame la conversation.

D’emblée, elle met l’eau à la bouche: «J’ai refait le fondant de Nathalie hier, je n’ai pas pu m’en empêcher.» En le revisitant légèrement, confie-t-elle, «un peu moins de beurre, une pointe de sel en plus». Et surtout une sauce fudge, sirupeuse et brillante, «parce que ça lui donne une autre dimension, plus britannique».
Ce gâteau star, apparu pour la première fois dans le premier Petits plats entre amis (2001), compte parmi les préparations qui ont fait l’aura de l’autrice. À l’époque, personne ne s’attendait à ce qu’une recette aussi basique, sans glaçage ni décor, devienne culte. Cinq ingrédients: du chocolat noir, du beurre, des œufs, du sucre, un souffle de farine (facultatif qui plus est).
Mais à la sortie du four, gare! Le gâteau, pris sur les bords mais encore un brin tremblotant au centre, révèle un cœur coulant. Exactement le genre de délice qu’on jurerait avoir inventé, la main sur le cœur, tant on se l’est approprié.
Le goût d’une époque
«Je vois passer des versions partout. Parfois sans qu’il soit crédité, souvent avec des variantes étranges, dit-elle en souriant, ni amère ni dupe. C’est le jeu. Si on m’a copiée, c’est que j’ai tapé dans le mille.» Publié avant l’avènement des blogs et des réseaux sociaux, le fondant de Nathalie fut une recette virale avant Internet.
Deux décennies plus tard, sa diffusion s’est accélérée sur Instagram et TikTok, où il revient régulièrement sous de nouveaux visages. Preuve que Trish avait vu juste: elle avait anticipé le goût d’une époque. Et ce gâteau déniché auprès d’une amie, c’était de l’essence de concentré de Trish. À savoir du bon sans fard, circulant généreusement d’une personne à l’autre.On est loin des recettes jalousement gardées par les chefs et de la cuisine spectacle.
Des plats à poser au centre de la table, «qui ont résisté au temps, qu’on refait encore et toujours».
Car si elle a le don de flairer le vrai, Trish Deseine possède aussi la faculté de s’imprégner de ce qui l’entoure. Une idée glanée dans un bistrot parisien, un produit repéré sur le Borough Market, un ingrédient dégusté chez un chef japonais, et la voilà qui en tire une recette aussi lisible que joyeuse.
Elle revendique volontiers ses emprunts, qu’elle transforme sans jamais copier. «J’ai toujours été une éponge», reconnaît-elle. Dans son dernier livre, on croise ainsi le chou-fleur bang bang «piqué courageusement à Wagamama», ou encore l’alléchant poulet au beurre de ‘nduja, la saucisse piquante italienne, pour un dimanche pas comme les autres. Ce mélange d’intuition et de liberté fait partie de l’ADN d’une personnalité qui ne rentre pas dans les cases.

Née à Belfast, dans une Irlande du Nord marquée par les troubles, Trish Deseine a étudié les lettres à l’université d’Édimbourg. Elle s’est ensuite spécialisée en littérature française de la Renaissance. Ce rapport au langage, à la musique des mots et à la narration, infusera plus tard son écriture culinaire. À la fin des années 1990, elle travaille d’abord dans la mode, le tourisme et les relations presse. C’est à cette époque qu’elle fonde, avec son mari, une société de vente par correspondance d’ustensiles et d’ingrédients de pâtisserie, Au comptoir des chefs, une idée pionnière avant l’explosion de l’e-commerce. Sur un salon professionnel, elle attire l’attention de l’équipe de Marabout, qui la sollicite pour écrire un livre de recettes «différent». Ce sera Petits plats entre amis.
Main à la pâte
La force de Trish: n’avoir jamais fait des ouvrages qu’on feuillette loin du plan de travail. Pour elle, un livre de cuisine n’a de valeur que s’il finit maculé d’huile d’olive ou de poudre d’épices, corné par l’usage. «Un livre doit vivre dans la cuisine, pas sur la table basse». Ses mains bougent sans cesse, comme si elle continuait de cuisiner en parlant. «Les gens oublient que la cuisine, c’est du travail. Pas seulement un filtre et une lumière», lâche-t-elle avec un sourire en coin.
Deux bonnes décennies après ses Petits plats entre amis, Trish Deseine revient avec une somme culinaire ciselée. Le livre a tout d’un best of, mais sans nostalgie. Quinze ans de cuisine derrière elle au moment du premier, quarante aujourd’hui. «C’est sans doute le dernier.
J’avais envie de finir comme j’ai commencé: en étant fidèle à moi-même.» Entre-temps, l’expérience a affûté le geste et précisé le goût. Les recettes, plus nettes, plus intimes, témoignent d’une forme de maturité. «C’est une tranche de vie autant qu’un livre de cuisine», raconte-t-elle. Elle ajoute: «Je ne suis pas une cheffe, ni une star. J’ai juste eu de la chance: mes ouvrages ont servi, ils ont été utilisés.» Loin de Paris, dans sa maison du Perche, elle savoure une vie ralentie. «J’écris quand j’ai quelque chose à dire. Et là, c’était le bon moment.»

Les plaisirs partagés
De quoi Trish Deseine est-elle le nom? D’une révolution de palais tranquille, menée depuis la cuisine familiale et distillée sans emphase. Quand Petits plats entre amis paraît au début des années 2000, la gastronomie française vit encore sous le joug de la technique et de la posture. Cuisiner, c’est maîtriser. Recevoir, c’est impressionner. Et soudain, une Irlandaise spontanée, tout juste installée en France, propose autre chose: une cuisine qui parle d’instinct, d’affects et de plaisirs partagés.
Cette approche ne vient pas de nulle part. Elle entre en résonance avec un mouvement venu d’outre-Manche – Jamie Oliver ou Nigella Lawson – qui prône un home cooking décomplexé, hédoniste et sensuel. Trish en est l’entremetteuse. «En arrivant en France, j’ai senti que tout était très intellectualisé. J’ai eu envie de ramener de la spontanéité.»
Une fraîcheur qui tombe à pic: la même année, Le Fooding invente une nouvelle manière de parler de cuisine, et la bistronomie s’apprête à renverser les codes du restaurant. Trish Deseine met les plats au centre, l’ego au second plan et réintroduit le plaisir là où dominait la démonstration.
‘J’écris quand j’ai quelque chose à dire. Et là, c’était le bon moment.’
La récente série Bistronomia (disponible sur Auvio) a très bien mis en évidence ce point de bascule, ce moment où la table s’est allégée, où le sérieux a cédé la place au plaisir. On pourrait y voir, en filigrane, le sillage discret de Trish: une même volonté d’émancipation, de sincérité désarmante. Ses recettes familières et élégantes ont circulé d’une façon quasi virale.
On se les transmettait, on les adaptait, on les faisait siennes, à travers un de ces livres qui modifient la culture sans qu’on s’en aperçoive. Son influence fut considérable: elle a ouvert un espace à une cuisine affranchie, libérée de l’idée de perfection.
Une réussite qui a d’ailleurs posé les jalons d’une série d’ouvrages tout aussi personnels: Je veux du chocolat, Ma petite robe noire et autres recettes, Fêtes Maison, J’en veux encore!… jusqu’au coffret Goût de luxe, qu’elle considère comme sa plus belle réalisation. «J’ai l’impression d’y avoir réuni tout ce que j’aimais: la beauté de l’objet, le plaisir et le goût.» Cette période de production intense s’étend jusqu’en 2013. Puis le rythme s’est ralenti. «J’ai continué à pitcher des idées, parfois plus féministes, parfois trop personnelles, mais ce n’était pas évident d’intéresser les éditeurs.»

Ironie du sort: c’est Hachette, et non elle, qui est à l’initiative de (Nouveaux) Petits plats entre amis, écrit sur le ton de la confidence.
Fidèle à l’esprit du premier, Trish Deseine y rassemble 150 recettes et mille idées pour cuisiner en famille ou recevoir sans stress, tout en intégrant ce que les années lui ont appris: plus de plats végétaux, moins de viande, moins de sucre, mais toujours autant d’efficacité.
Une cuisine pour la vraie vie
Au programme: six chapitres qui épousent les rythmes de la vie quotidienne: les repas du dimanche, les apéritifs improvisés, les petits plats consolants, les desserts d’enfance, jusqu’à un dernier volet de «basiques» réinventés – sauces, marinades, farces, condiments. «C’est ce que j’utilise moi-même tous les jours. Les fondations d’une cuisine qui rend la vie plus facile.»
On y découvre un chili crisp aux cacahuètes et au sirop d’érable, une sauce katsu à l’équilibre parfait, ou une farce couscous, poitrine fumée et marrons, idéal pour un week-end maussade. Bref, une boîte à outils pour la vraie vie, faite de recettes prêtes à l’emploi, mais surtout à être détournées. «L’idée, c’est de donner confiance, d’offrir des points de départ plutôt que des instructions gravées dans le marbre. J’aime que les gens s’approprient ce que je leur propose.» Ces bases, comme le reste de son œuvre, cultivent la liberté: celle de cuisiner selon son humeur, son temps, ou ce qu’il reste au fond du frigo.

On y croise en vrac du muhammara, des sardines farcies à la sicilienne, une cottage pie au vrai ragù, ou un chowder – cette soupe crémeuse d’origine anglo-américaine, entre la bisque et le velouté, qu’on prépare sur les côtes de la Nouvelle-Angleterre avec du maïs, des pommes de terre et du lait – ou encore des pommes de terre écrasées au parmesan. Des plats à poser au centre de la table, «qui ont résisté au temps, qu’on refait encore et toujours».
Le livre voyage aussi, comme son autrice: de l’Irlande à l’Italie, et du Kerala à la Normandie. Chaque plat garde la mémoire d’une escale, d’une amitié ou d’un moment partagé, comme ce risotto aux champignons parfumé au marsala ou ce ragoût de lentilles au curry doux. Les desserts? Ils restent son territoire de prédilection, avec cette sensualité sucrée qui a fait son succès: gâteau léger aux noisettes, tarte au fromage crémeuse aux fleurs de sureau façon basque… Des douceurs de placard, faites avec presque rien, mais toujours imparables.
Touchdown!
Parmi les nouveautés, une recette retient l’attention: le Chicken Chili Dip, plat emblématique du Super Bowl. «Soyez avertis, il n’y a pas grand-chose de healthy, mais faites-moi confiance, quel régal!» Ce gratin chaud, servi à la mi-temps du match le plus regardé des États-Unis, aligne poulet effiloché à la main, tomates cerises rôties, mélange de cheddar et Philadelphia… Le tout lié par une sauce aux cacahuètes pimentée, avant de passer au four jusqu’à ce que la surface soit dorée et bouillonnante. On le déguste brûlant, en y plongeant des chips tortillas.
En phase avec le propos du livre, les photographies de Nathalie Aubry déroulent une imagerie à la bonne franquette pertinente: lumière naturelle, assiettes entamées, gestes saisis à la volée. «Je voulais un livre vivant, pas figé dans des codes esthétiques artificiels.» Autre particularité: la présence des siens en filigrane. Ses enfants surgissent au détour d’une page. «J’ai quatre enfants, tous adorent recevoir, ils font ça très bien et souvent. Et ce qui est génial, c’est que quand ils viennent, je ne fais plus rien, ils se chargent de tout, et ma cuisine est nickel!»
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(Nouveaux) Petits plats entre amis, par Trish Deseine, Hachette Cuisine.