Comment protéger nos enfants des écrans?
À l’ère du numérique et des innovations digitales, la question de la surexposition des enfants aux écrans est un enjeu de poids. Rencontre avec une spécialiste du sujet, Anne-Lise Ducanda, autrice d’un livre plutôt alarmant sur la question (*).
Télévision, tablettes, smartphones : depuis quelques années, les enfants ont quotidiennement accès à toutes sortes d’appareils numériques . À 2 ans, certains savent déjà se servir d’un téléphone pour visionner des vidéos ou accéder à des jeux. Simple signe d’intelligence ou gros danger ? Anne-Lise Ducanda, médecin en PMI (Protection Maternelle et Infantile) à Paris, penche plutôt pour la deuxième option. Selon elle, la surexposition des petits aux écrans est une pandémie silencieuse… Explications.
Dans la préface de votre livre, Daniel Marcelli, professeur émérite de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, compare l’exposition des enfants aux écrans aux dangers du tabagisme et de l’amiante. La surexposition des enfants au numérique est-elle un problème de santé publique ?
Tout à fait, et on peut même parler de pandémie au regard du nombre d’enfants atteints. Les chiffres des psychologues scolaires sur le terrain sont clairs : il y 22% d’enfants en difficulté en France, dont 95 % sont surexposés aux écrans, soit environ 1 million d’enfants de moins de 6 ans. Ça fait 167 000 nouveaux cas d’enfants de moins de 6 ans par an. Au niveau mondial, l’OMS affirme que les maladies infectieuses ne sont plus la première cause de la mauvaise santé des enfants, mais les retards de développement et les troubles du comportement. Les handicaps intellectuels, psychiques et de langage ont augmenté de 300% en dix ans en France. Face à ces chiffres, on peut clairement dire qu’il y a une tendance épidémique.
Votre cri d’alerte ne plaît pas à tout le monde.
Oui, c’est vrai, ce que je défends dérange. Les lobbies ne communiquent pas directement, mais ils le font via des experts qui diffusent des messages dans les médias: ils affirment que les écrans ne sont pas si mauvais « en soi » et que ce qui détermine s’il y a danger est l’usage qu’on en fait. C’est compliqué pour les parents d’entendre ces messages contradictoires.
Quand les parents et les petits sont captés par leurs écrans, il n’y a pas – ou très peu – d’interactions entre eux, ce qui provoque des troubles de la communication chez l’enfant. Quand ces derniers sont amenés à passer des tests dans des centres de diagnostic, vu qu’ils ne captent pas le regard, qu’ils ne répondent pas à leur prénom, on dit à leurs parents qu’ils sont autistes. Alors que non ! Ce diagnostic est comportemental et ne se base pas sur une prise de sang ou un scanner. Mais les troubles causés par la surexposition aux écrans ressemblent fortement à ceux du spectre de l’autisme.
Les écrans sont partout à la maison, parfois même à l’école. Peut-on trouver un équilibre dans leur utilisation au quotidien ?
Cela varie en fonction de l’âge et du trouble, mais concernant les enfants de 0 à 2 ans, je conseille de ne leur présenter aucun écran. A ce moment de leur vie, leur cerveau fabrique des milliards de connexions cérébrales grâce à tout ce que l’enfant vit et il a besoin d’être stimulé. Entre 18 et 20 mois, le cerveau fait un tri et supprime toutes les connexions qui n’ont pas été assez utilisées, alors imaginez les dégâts causés à un enfant exposé aux écrans 4 heures par jour. De 2 à 6 ans, les études montrent qu’il y a déjà des troubles à partir de 15 minutes par jour. Je propose à mes patients d’autoriser leurs enfants à passer 30 minutes devant les écrans, et ce trois fois par semaine, les jours où il n’y a pas école. Si l’enfant présente des troubles, il faut tout arrêter : les écrans, ainsi que les jouets bruyants et lumineux. Pour les plus grands entre 6 et 18 ans, il est conseillé de passer moins d’une heure par jour face aux écrans. Ici, je propose d’autoriser 2 heures trois fois par semaine. Je suis consciente que ces changements ne sont pas évidents et je pense sincèrement qu’être parent à l’ère du numérique est quelque chose de très compliqué. Pour aider à gérer les écrans, une charte familiale est disponible sur le site du Collectif Surexposition Ecran pour que toute la famille s’y mette, car c’est bel et bien un effort général.
Est-ce une fatalité, ou peut-on observer des progrès rapides en adoptant de nouvelles habitudes pour l’enfant ?
Non, ce n’est pas une fatalité. Et à la lumière de tous les parents que j’ai pu aider, il est très important de faire passer ce message. L’arrêt des écrans est nécessaire pour stimuler à nouveau les connexions cérébrales. Quand l’enfant est accro et présente des troubles, lorsqu’on supprime les écrans et qu’on dépasse la phase de « sevrage », le trouble disparaît, surtout quand l’enfant est très jeune. C’est une bonne nouvelle : grâce à la grande plasticité du cerveau à cet âge-là, les troubles sont réversibles. Ça marche, c’est rapide, c’est spectaculaire. Pour plus de progrès, il est aussi utile de faire des séances d’orthophonie ou de psychomotricité, car parfois certains enfants n’arrivent même pas à serrer un crayon dans leur main.
Que faire quand l’école encourage les enfants à utiliser ces outils numériques ?
Il faut savoir qu’en maternelle et en élémentaire, les enfants utilisent très peu les écrans. Si c’est encadré avec la maîtresse, chaque semaine pendant 30 minutes, il n’y aura pas de problèmes. Au collège, on utilise des écrans pour apprendre l’informatique, et c’est très bien tant qu’on ne les utilise pas pour lire ou faire des exercices de mathématiques. C’est vraiment la surdose d’écrans à la maison qui est problématique. Parfois, l’école distribue des écrans qui se retrouvent utilisés de façon excessive au sein du foyer. On donne de façon massive des outils potentiellement addictifs aux enfants. Je vois des collectifs de parents se former pour militer contre tout ça.
Quand avez-vous senti qu’il était nécessaire de tirer la sonnette d’alarme ?
En 2017, j’ai publié une vidéo sur YouTube. Cela faisait déjà quelques années que j’observais des enfants avec des retards de langage énormes, des enfants qui ne me regardaient même pas dans les yeux, qui ne répondaient pas à leur prénom. Au fur et à mesure, il y en avait de plus en plus. En parlant avec les parents de ces enfants, le dénominateur commun était la surexposition aux écrans. Très rapidement, et avec l’aide des parents, j’ai pu constater de gros progrès suite à l’arrêt des écrans chez ces petits. Mes propres enfants m’ont encouragée à en parler publiquement et le 1er mars 2017, j’ai choisi de poster cette vidéo, qui est toujours disponible d’ailleurs.
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Vous êtes engagée publiquement dans ce combat depuis plusieurs années, mais vous ne sortez votre livre que maintenant. Pourquoi ?
Avec la crise sanitaire, ce sujet est devenu encore plus d’actualité puisque les écrans font davantage partie de l’environnement de l’enfant et des parents. Après ma vidéo, j’ai été sollicitée par plusieurs éditeurs, mais mon choix s’est porté sur les éditions du Rocher. Ça a été un gros travail, mais je ne regrette absolument pas. Quand on voit qu’un parent informé peut inverser la trajectoire de l’enfant, c’est d’utilité publique de faire passer ce message. Avec mon collectif, nous essayons de sensibiliser les pouvoirs publics, les médias et les professionnels. Pour moi c’est un devoir de le faire, en passant par tous les canaux possibles.
Qu’attendez-vous de la sortie de ce livre ?
Une prise de conscience générale. J’aimerais que les parents se rendent compte qu’eux-mêmes apporteront toujours plus à leurs enfants que n’importe quel écran qui récite l’alphabet en trois langues, même s’ils ne parlent pas français ou qu’ils n’ont pas fait d’études. Les parents pensent bien faire en mettant leurs enfants face à des programmes dits « éducatifs », mais le meilleur apprentissage se fait dans le monde réel. Les enfants ont besoin d’être entourés plutôt que d’être équipés, et ils ont besoin de liens plutôt que de biens. Il y a une phrase que j’aime beaucoup au début de mon livre : « L’être humain est né pour être aimé, et les biens matériels pour être utilisés. Si le monde est à l’envers c’est parce que les biens sont aimés et les êtres humains utilisés. »
Par Sinine El Ansari
(*) Les tout-petits face aux écrans : comment les protéger ?, par Anne-Lise Ducanda, éditions du Rocher. Sortie ce 25 août 2021.
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